Maurice Ravel (1875-1937)





Il est né aux pays Basques à Ciboure près de Saint-Jean-de-Luz en 1875. En 1889, il entre au conservatoire pour étudier le piano. Pendant ses études, il va rencontrer, dès 1895, Erik Satie et il se passionne aussi pour Mallarmé. En 1897, Ravel entre dans la classe de contrepoint d’André Gédalge (c’est un très grand pédagogue, élève de Massenet et auteur d’un traité de fugue) et étudie la composition avec Gabriel Fauré.

En 1901, c’est l’échec de Ravel au prix de Rome et pourtant cette même année, il compose les Jeux d’eau pour piano : œuvre où la personnalité musicale de Ravel s’affirme et c’est une œuvre qui va attirer l’attention.


En 1902, il compose un Quatuor à cordes qui suscite l’admiration de Debussy.

2ème mouvement du Quatuor à cordes en Fa M.

Malgré ces premiers coups de maître (le Quatuor et Jeux d’eau), de 1903 à 1905, Ravel va échouer au prix de Rome. En 1905, on peut parler de véritable scandale (« l’Affaire Ravel ») car il ne sera même pas autorisé à entrer en loge ! Pourquoi ce scandale ? Ravel est un compositeur déjà renommé dont le style et l’autorité musicale sont très vite reconnus.

Contrairement à Bartók, son contemporain, qui va vraiment se chercher et trouver son style véritable que tardivement dans les années 1930, Ravel s’affirme aussi tôt. Et il est presque inintéressant de faire une progression chronologique de son œuvre : il est plus intéressant d’étudier directement son style.


Le style de Ravel

1°) La danse et le rythme

a) La danse

Toute la musique de Ravel appelle la danse. La danse est d’autant plus primordiale dans son œuvre car c’est là où il s’exprime de façon lyrique.
La danse chez Ravel peut s’exprimer, rythmiquement parlant, par des rythmes de danses. En effet, il y a beaucoup de rythmes de danses.

On trouve des danses anciennes comme le menuet ou la forlane (dans le Tombeau de Couperin).



Il y a également des danses américaines comme le fox-trot, le ragtime (cf. L’enfant et les sortilèges).


On trouve aussi des danses exotiques comme le boléro ou la habanera (cf. Rhapsodie Espagnole).


Mais l’exemple le plus parfait de la danse chez Ravel c’est la valse (c’est à dire une danse romantique) : la valse c’est le summum, c’est là qu’il s’exprime le plus (cf. La Valse ou Valses nobles et sentimentales).



La Valse (orchestre)

La Valse (piano)


Valses nobles et sentimentales (orchestre)


Valses nobles et sentimentales (piano)


b) Le rythme

Ravel fait preuve d’un sens rythmique très fin. Il joue souvent sur l’alternance de différents mètres (par exemple 2/4 puis ¾). Il peut aussi juxtaposer un rythme binaire à un rythme ternaire (par exemple 2 croches et un triolet de croches).


Miroirs pour piano.

Ravel a également une prédilection pour les mesures impaires (mesures à 5/4).

Enfin, la syncope est un élément fondamental dans le rythme de Ravel et les musiciens de jazz s’en souviendront.

Le rythme chez Ravel peut revêtir parfois un caractère obsessionnel proche du rite et qui peut aller jusqu’à l’ostinato : cf. le Boléro. Le rythme n’est pas purement décoratif.



Danse générale de Daphnis et Chloé de Ravel :


C’est un ballet de 1912 qui est peut être une de ses plus belles œuvres. Cette danse est fondée sur le rythme à 5/4. On note l’ostinato du rythme des percussions. On entend aussi un chœur (souligne le coté rituel et primitif) qui s’exprime sur des voyelles (il n’y a pas de texte, c’est un chœur en vocalise) : c’est un des premiers compositeurs à utiliser la voix comme un instrument (la voix est même proche du cri [à la fin]).



2°) Recherche de l’artifice

Ravel se considérait comme un compositeur anti-romantique par excellence. C’est un compositeur qui ne veut pas être profond. On peut donc faire un parallèle avec Stravinski pour qui la musique est une forme sonore incapable d’exprimer quoi que ce soit. Au début de sa partition des Valses Nobles et Sentimentales, Ravel indique : « le plaisir délicieux d’une occupation inutile ».

Ravel était passionné par les automates, les boîtes à musique (là encore on fait un parallèle avec le pantin chez Stravinski…) : c’est quelque chose d’anti-humain d’une certaine façon. Il va à l’encontre de l’expression romantique du sentiment. Cela étant, ce côté artificiel, voulu par Ravel, est un masque de l’émotion car il est évident que l’on ressent beaucoup de choses lorsqu’on écoute la musique de Ravel et cette émotion s’exprime toujours de façon détournée.

Il y a différentes expressions de cette dimension artificielle de la musique de Ravel.

Ravel avait un goût prononcé pour la gageure. Ravel est un compositeur qui recherche l’inconciliable, l’impossible : il compose une Sonate pour violon et violoncelle, un Concerto pour la main gauche (c’est un exercice pour Ravel : comment écrire une œuvre pour une seule main et qu’on ai l’impression qu’il y en ai deux ?). Un autre exemple de la gageur, de la recherche de l’impossible : c’est le principe répétitif du Boléro (pour lui il s’agissait de répéter ce thème un certain nombre de fois sans qu’on arrive à s’ennuyer [ce qu’il a réussi d’ailleurs]).


On note aussi un goût très prononcé pour la virtuosité instrumentale. Par exemple dans Tzigane pour violon, piano (plutôt luthéal : instrument hongrois) ou orchestre. Et d’une certaine façon, toute la musique pour piano de Ravel est extrêmement difficile à jouer et on la met souvent en parallèle avec celle de Liszt (Ravel aimait beaucoup Liszt). La conséquence logique de ce goût pour la virtuosité instrumentale est une connaissance extrêmement fine de tous les instruments de l’orchestre qui fait que Ravel est un des plus grands orchestrateurs de l’histoire de la musique.

Tzigane (violon avec orchestre)


Tzigane (violon avec piano)

Une autre expression de l’artifice ravélien est l’exotisme. Et il est intéressant de faire un parallèle avec Bartók car Ravel prend le contre-pied de Bartók et n’adopte pas une attitude d’éthnomusicologue. Ce qui intéresse Ravel, quand il écrit sa Rhapsodie Espagnole ou les Mélodies populaires Grecques par exemple, c’est comment faire plus vrai que nature ? On retrouve donc encore son goût pour la gageure. A ce sujet, Ravel s’imposait une ligne de conduite et voulait faire aussi espagnol de Manuel de Falla (Falla disait d’ailleurs que Ravel était le plus espagnol de tous les compositeurs espagnols !). Ravel reste fidèle à une tradition française qui est de faire appel à un imaginaire pour rêver. Parmi les figures exotiques privilégiées de Ravel on cite l’Espagne (il faut se rappeler que Ravel est né aux Pays Basques). Cet attrait pour l’exotisme va se traduire dans le langage musical…


Chanson de la mariée (« modéré, très doux ») met en scène la jeune fille se pré parant pour les noces, thème traditionnel par excellence. Chaque phrase, répétée, ouverte puis fermée, affirme une douce sérénité, à peine soutenue et, selon l’usage, dans un ambitus très restreint. L’ambiguïté de certaines altérations (mélismes de fins de phrases) et des intervalles mélodiques cadentiels pimente la ligne musicale.
Là-bas vers l’église (andante) décrie la cérémonie des noces. Un son de cloche dans l’aigu du piano figure l’église, tandis que la récapitulation des éléments festifs se pare d’ornementations rompant la monotonie du discours. Les deux premières mélodies paraissent très proches de la source traditionnelle.
Quel galant m’est comparable (allegro) s’écarte des schémas précédents en faisant alterner voix et accompagnement, donc texte et invention musicale. Plus enlevée et très courte (moins d’une minute), cette page garde du traditionnel des effets de répétition, variés par la dynamique.
Chanson des cueilleuses de lentisques (« lent »), toute méditerranéenne dans son évocation des pistachiers (ou lentisques), développe une rêverie sur le sentiment d’amour. L’irréalité du mouvement lent, sa longueur exceptionnelle parmi ces brèves mélodies sont accentuées par des éléments musicaux obsessionnels, répétitions, pédales, mélismes.
Tout gai (allegro) exalte la joie des noces par des onomatopées soutenues d’un rythme bondissant. Très court, ce final fait une sorte de conclusion heureuse à ces pages riches de couleur et d’une oralité émouvante.


Aoua des Chansons Madécasses (1924) de Ravel
Il n’y a pas de travail folkloriste chez Ravel. Ceux ne sont pas du tout de vraies chansons madécasses. Ce n’est pas du tout comparable à la démarche qu’il a faite pour les Mélodies populaires grecques ou les Mélodies Hébraïques.


Quelques aspects du langage musical de Ravel


1°) L’écriture vocale

Autant on pourrait dire que l’écriture vocale chez Debussy se résume à un récitatif mélodique, autant l’écriture vocale chez Ravel est extrêmement diversifiée.

L’écriture vocale chez Ravel répond à un principe fondamental pour lui : la ligne vocale doit s’adapter au sujet traité.

Voici 4 exemples d’écriture vocale chez Ravel :

  • Histoires Naturelles (1907) pour chant et piano sur des poésies de Jules Renard. C’est une œuvre qui fit un grand scandale à la création en 1907 car dans cette œuvre Ravel décrit de façon très ironique certains animaux (comme le paon, le grillon ou la pintade) : c’est donc prendre le contre-pied de la pureté mélodique française (de Debussy par exemple). La mélodie française s’autorise tout à coup l’ironie ! Dans cette œuvre, la voix épouse les inflexions du langage parlé mais avec emphase ou avec un caractère qui est volontairement détaché (on retrouve là encore ce goût pour l’artifice c’est à dire un style qui se détache des choses, on ne s’exprime pas …). Chabrier a écrit la « balade des gros dindons » (il y a vraiment une filiation directe avec Ravel). Poulenc est tout à fait dans cette lignée de Ravel.

 « La Pintade » extrait des « Histoires Naturelles» de Ravel :


V. LA PINTADE
C'est la bossue de ma cour. Elle ne rêve que plaies à cause de sa bosse. Les poules ne lui disent rien : brusquement elle se précipite et les harcèle. Puis elle baisse sa tête, penche le corps, et, de route la vitesse de ses panes maigres, elle court frapper, de son bec dur, juste au centre de la roue d'une dinde. Cette poseuse l'agaçait. Ainsi, la tête bleuie, ses barbillons à vif, cocardière, elle rage du marin au soir. Elle se bat sans motif, peut-être parce qu'elle s'imagine toujours qu'on se moque de sa taille, de son crâne chauve et de sa queue basse. Et elle ne cesse de jeter un cri discordant qui perce l'nir comme une pointe. Parfois elle quine. la cour et disparait. Elle laisse aux volailles pacifiques un moment de répit. Mais eüe revient plus turbulente et plus criarde. Et, frénétique, elle se vautre par terre. Qu'a-t-elle donc ? La sournoise fait une farce. Elle est allée pondre son œuf à la campagne. Je peux le chercher si ça m'amuse. Et elle se roule dans la poussière comme une bossue.


  • L’Heure Espagnole (1911, comédie musicale en 1 acte). On y trouve une écriture vocalisante, une écriture de type parlando qui se rapproche de l’opéra bouffe et surtout une écriture vocale de type espagnolade (avec des glissandos dans la voix…). Là aussi l’œuvre nous montre le caractère ironique de la musique de Ravel.

  • 3 poèmes de Stéphane Mallarmé (1914) pour chant et petit ensemble instrumental. Cette œuvre est composée sous une double influence : celle de Stravinsky et celle de Schönberg (en particulier le Pierrot Lunaire). L’écriture vocale est assez particulière dans cette œuvre dans le sens où elle est très simple le plus souvent (succession de croches répétées [qui font penser un peu à Stravinski] : le texte est mis de façon un peu aléatoire, le rythme de la langue française n’importe plus). On trouve aussi une écriture vocale extrêmement distendue (qui rappelle éventuellement Schönberg).

  • L’Enfant et les Sortilèges (1925, fantaisie lyrique). On y trouve une juxtaposition de tous les styles vocaux possibles et imaginables : du langage parlé à l’air de colorature.



2°) L’harmonie

Ravel met sur un pied d’égalité consonance et dissonance. Il aime les harmonies acides. Souvent ses accords comportent des appoggiatures qui vont se résoudre sur d’autres appoggiatures et ainsi de suite… On peut dire en cela qu’il s’écarte de Debussy qui préfère des harmonies plus voilées, plus douces, plus feutrées.
On a souvent tendance à mettre Debussy et Ravel dans le même « sac »… à savoir celui des impressionnistes. C’est une erreur car même s’il y a des points communs entre ces compositeurs, il y a aussi des très grosses différences.

« Pour Debussy, le musicien et l'homme, j'ai eu une profonde admiration, mais, par nature, je suis différent de lui. Bien qu'il ne soit pas tout à fait étranger à mon héritage personnel, je rapprocherais de la première étape de mon évolution Gabriel Fauré, Emmanuel Chabrier et Erik Satie. L'esthétique d'Edgar Allan Poe [...] a été d'une singulière importance pour moi ainsi que l'immatérielle poésie de Mallarmé [...]. Néanmoins, je pense que j'ai toujours personnellement suivi une direction opposée à celle du symbolisme de Debussy. » (« La musique contemporaine. Conférence prononcée à Houston le 7 avril 1928 » in M. Ravel, Lettres, écrits et entretiens, éd. par Arbie Orenstein, Paris : Flammarion, 1989, p. 53)

Dans cette citation, Ravel parle déjà du symbolisme de Debussy (c’est bien sous cette tendance qu’on le catalogue désormais [et non plus comme impressionniste]).

Les caractéristiques sont les suivantes :

  • Les accords parallèles de quintes ou de 9ème.
  • Beaucoup de notes sont intégrées à l’accord comme par exemple les secondes ou les sixtes ajoutées sans résolution
  • Utilisation fréquente de pédales harmoniques. Le plus bel exemple est Gaspard de la Nuit pour piano (plus particulièrement les morceau intitulé « Gibet » : durant tout la pièce il y a un sib qui est répété).
  • Utilisation fréquente de pédales suspensives : dans la partie centrale d’un morceau, Ravel compose sur une pédale harmonique.
  • Il utilise beaucoup de modes (parallèle avec Debussy, les compositeurs Russes et Bartók) mais Ravel n’emploie presque jamais la gamme par tons. Il refuse ce flou harmonique qui est suscité par cette fameuse gamme par tons. L’harmonie de Ravel est toujours très précise, très nette, claire : les piliers tonaux sont très caractérisés, marqués malgré une complexité et une richesse harmonique.
  • La signature harmonique de Ravel est la 7ème Majeure (il y a un très bel exemple avec Jeux d’eau pour piano qui se termine par mi-sol#-si-ré#). D’une certaine manière, on peut dire que c’est le complément de la seconde… (qui est renversée).
  • Ravel manie très fréquemment les accords de 11ème et de 13ème.
  • Il y a un trait caractéristique de l’écriture ravélienne dans l’enchaînement V-I (cf. polycopié : A la manière de Borodine) : il hausse la dominante d’un demi-ton (parfois il prend la dominante un demi-ton en-dessous). Ravel respecte énormément l’armure.


A la manière de Borodine de Ravel

La carrure mélodique est très précise. La mélodie est clairement affirmée et loin des petites mélodies de Debussy. On s’attend d’avoir l’intervalle par excellence de Borodine à savoir la seconde : mais il n’y est pas ! (il n’utilise pas cette caractéristique pour imiter Borodine, il prend un détour en quelques sortes : ce qui montre bien sa gageur).






3°) La mélodie

Les thèmes de Ravel sont souvent très clairs, leur carrure est perceptible et souvent ce sont des thèmes facilement mémorisables.

Souvent, la mélodie naît de l’harmonie. Cf. Une Barque sur l’océan :


Il faut aussi noter l’importance des mélismes (des dessins dans la ligne mélodique [cf. Boléro]). Il y a aussi l’importance du pentatonisme dans la mélodie de Ravel. Il faut aussi retenir le rôle fondamental de la quarte.


Conclusion

Ravel est un compositeur en phase avec son temps qui assimile tous les éléments musicaux de son époque pour en faire un art très personnel.

Ravel n’est pas fondamentalement révolutionnaire contrairement à Debussy. Malgré ses audaces, son harmonie ne rompt pas avec les piliers de la tonalité. La forme chez Ravel est toujours très claire ainsi que la ligne mélodique (forme et mélodie nettement marquées, accusées).

On peut dire d’une certaine façon que Ravel est un classique.





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Source : Universalis


RAVEL (Maurice) 1875-1937

Avec Fauré et Debussy, dont il était le cadet, Ravel partage la gloire d’avoir « fait » la musique française du premier tiers du XXe siècle. Élève du premier, auquel il dédia son Quatuor à cordes , la mode et le snobisme des premières années du siècle voulurent faire de lui un rival du second. Il s’agissait d’une erreur de perspective, comme il s’en produit fréquemment lorsqu’on manque du recul nécessaire, car la personnalité de Ravel est unique et toute comparaison avec un autre musicien, même avec l’un de ses obscurs épigones, ne saurait être qu’artificielle. Cette personnalité paraît d’ailleurs paradoxale, pour peu qu’on cherche à l’analyser. Novateur hardi, Ravel marque cependant assez faiblement de son empreinte les musiciens qui lui succèdent ; toutefois, durant de longues années, les candidats au prix de Rome se sont obstinés à l’imiter. Musicien rigoureux, amoureux des agencements sonores longuement calculés et réfléchis, il n’obtint pas, lui-même, cette récompense suprême. Inventeur audacieux de savoureux agrégats harmoniques, il manifeste un amour constant pour les formes musicales traditionnelles (son Quatuor est presque une forme « d’école » et il fait survivre dans plusieurs de ses œuvres l’esprit des « suites françaises »). Orchestrateur prodigieux, il lui arrive souvent de ne pas penser directement pour les timbres instrumentaux et d’orchestrer, ensuite, des œuvres déjà écrites pour le piano. Épris de liberté, il paraît s’imposer perpétuellement d’insolubles gageures. Mais il reste à cette personnalité au moins deux constantes : le perpétuel souci de la perfection et le culte de la clarté. Il est juste, d’ailleurs, de parler de constantes, car si, chez la plupart des musiciens, on observe une évolution entre la jeunesse et la maturité, l’œuvre de Ravel jouit d’une remarquable unité. Chez lui, point de balbutiements ou d’essais maladroits ; dès ses premières compositions, il accède à la maîtrise. En revanche, on ne trouve pas dans ses derniers travaux cette ascèse révolutionnaire qui est si caractéristique de la dernière manière de la plupart des grands musiciens. Le souci de la clarté et de l’unité semble avoir effacé chez lui, d’emblée, toute hésitation et avoir tracé définitivement sa route. À la fois typiquement français et étonnamment universel (il connut, très rapidement, une vaste audience internationale), Maurice Ravel est l’exemple parfait de l’artiste qui n’a jamais renoncé au souci du métier de l’artisan et du « compagnon » directement promu à la « maîtrise ».

Des origines diverses


Ce musicien si français commence par recueillir un héritage en lequel se mêlent des origines diverses. Son grand-père paternel était de nationalité helvétique. Son père, ingénieur, épousa en 1874 une jeune fille d’origine basque, Maria Deluarte, à Ciboure, près de Saint-Jean-de-Luz et, le 7 mars de l’année suivante, naissait l’aîné de cinq enfants : Maurice. À l’âge de quatorze ans, celui-ci entre au Conservatoire de Paris dans la classe de piano, qu’il quitte dès 1897 pour les disciplines de l’écriture musicale : le contrepoint et la composition pour lesquelles il a pour maîtres André Gédalge et Gabriel Fauré. Il retient du premier la méticulosité dans l’invention qui rapproche le tempérament de l’ingénieur de celui du musicien, et du second la sensibilité contenue qu’il livrera ensuite dans ses œuvres. En 1901, Ravel obtient un second grand prix de Rome avec une cantate assez anodine : Myrrha. Il n’obtiendra jamais le premier grand prix car, après plusieurs échecs, il est déjà devenu un compositeur reconnu, à l’originalité incontestable et qui effraye les dignes membres du jury, à tel point qu’ils ne l’admettent même plus aux éliminatoires. En effet, en 1904, date de sa dernière tentative, Ravel a déjà écrit ses Jeux d’eau (1901), son Quatuor à cordes (1903), la Pavane pour une infante défunte (1899), les Sites auriculaires (1895) et Schéhérazade (1903). Peut-être est-il possible d’expliquer la relative discrétion de toute sa vie, le mépris des honneurs officiels, l’isolement aristocratique dans lequel il a aimé se réfugier par le détachement acquis à la suite d’échecs immérités. Peut-être aussi la maladie qui l’emporta et dont il ressentit les atteintes dès 1928 (une tumeur au cerveau) le prédisposait-elle à rechercher un refuge, une « tour d’ivoire » dans laquelle il pouvait méditer longuement une œuvre qui est le type même de la perfection préméditée. C’est en 1920 que Ravel s’installa à Montfort-l’Amaury, où il habita jusqu’à sa mort et où il écrivit bon nombre de ses chefs-d’œuvre. En 1937, une opération fut tentée, mais en vain ; il disparut, en pleine gloire, à l’âge de soixante-deux ans.
De ses origines, Ravel conserva des tendances apparemment contradictoires mais qui, en sa musique, se résolvent en une synthèse à l’équilibre étonnamment dosé. D’une part un goût « ibérique » de la couleur, voire du pittoresque, lequel se manifeste dans la richesse inégalée de son orchestration et aussi dans cet aspect de son inspiration qui lui fait rechercher des thèmes, des sujets souvent évocateurs. L’Espagne le fascine (Rhapsodie espagnole , 1907 ; L’Heure espagnole , 1907 ; le Boléro , 1928), mais il peut se laisser séduire par bien d’autres idées (les viennoiseries de La Valse, 1919 ; les rêveries de Tzigane , 1924 ; l’orientalisme de Schéhérazade , 1903 ; l’exotisme des Chansons madécasses , 1925-1926 ; ou le pittoresque littéraire, de nombreuses autres œuvres en témoignent) ; toutefois, il tient à rester, toujours, parfaitement français. C’est alors que, sans doute hérité de son grand-père, un goût helvétique pour la perfection et la minutie le pousse vers la musique pure (le Quatuor , 1913 ; la Sonatine , 1905 ; les deux Concerti pour piano , les Poèmes de Mallarmé , 1913, etc.), sans que, pourtant, soient dédaignées les références littéraires. S’il est l’auteur de nombreuses mélodies, Ravel n’a cependant composé que deux fois pour le théâtre : L’Heure espagnole (1907) et L’Enfant et les sortilèges (1925). Si la bouffonnerie ibérique du premier échappe à tout folklorisme de mauvais aloi, il sait, dans le second, faire sortir un lyrisme et une poésie profonde à partir de la description de rêves enfantins aux prises avec le prosaïque des objets quotidiens.


Classique et novateur



Du classique, Ravel possède le goût pour la perfection de la forme et de l’écriture. Du novateur, il a l’esprit de recherche, l’amour de la découverte et de la solution inédite. Mais ces solutions inédites, il les cherche plutôt dans un développement, dans une extension des démarches de ses prédécesseurs que dans l’invention de procédés nouveaux. Sur le plan de l’écriture mélodique ou harmonique, Ravel a plus volontiers recours, pour permettre à son imagination de s’exercer sur des recettes non encore éprouvées, à des formules anciennes, à des rajeunissements insolites (Ma Mère l’Oye, 1908 ; Le Tombeau de Couperin, 1918) plutôt qu’à des trouvailles qu’il juge hasardeuses et, peut-être... de mauvais goût. Sur le plan de la forme, il innove peu et, en tout cas, moins que Debussy car, lorsqu’il se penche vers l’un des schèmes formels les plus traditionnels, il en respecte généralement la structure essentielle. À cet égard, le Quatuor de Debussy, comparé à celui de Ravel, est beaucoup plus novateur. On a dit que Ravel était un classique. C’est juger là moins de sa technique que de son esprit. Ravel est classique en ce sens qu’il respecte profondément une tradition de rigueur, de clarté, et même de sagesse. S’il suffisait pour être novateur de faire ce que nul autre n’avait fait auparavant, bien d’autres musiciens que Ravel le seraient. S’il suffisait pour être classique ou « néo-classique » de copier des moules anciens sans chercher à y modeler des idées nouvelles, il suffirait, également, d’être bon élève. Mais Maurice Ravel n’est pas non plus un révolutionnaire : il affine, cisèle, aiguise le système tonal traditionnel sans vouloir lui trouver des prolongements radicaux. Il est, essentiellement, l’homme de la mesure.


Le jeu et la gageure



C’est Vladimir Jankélévitch qui, le premier, discerna, chez Ravel, ce goût prononcé pour la gageure, pour le pari, pour le jeu dont on invente soi-même les règles et que, par conséquent, on se doit de gagner. Mais peut-être ce jeu n’est-il que l’expression du paradoxe d’un esprit en qui coexistent une originalité certaine et des scrupules traditionalistes. À cet égard, nul mieux que Ravel n’illustre cette boutade d’Arnold Schönberg (d’un an son aîné) : « Il y a encore beaucoup de bonne musique à écrire en ut majeur ». Mais, pour écrire, encore, de la bonne musique en ut majeur, il faut imaginer et résoudre les problèmes qu’une telle musique est susceptible de poser. C’est toujours Jankélévitch qui remarque quel prodigieux tour de force technique représente le fait d’écrire toute une pièce pour piano (Le Gibet , dans Gaspard de la nuit) autour d’une pédale obstinée de si bémol. Il serait, par ailleurs, banal de rappeler qu’il s’agit encore d’un véritable défi aux possibilités instrumentales dans le fameux Concerto pour la main gauche (1931) à l’audition duquel un auditeur imparfaitement exercé reconnaît difficilement que le pianiste ne dispose que d’une seule main. Pari encore avec lui-même que cette Sonate pour violon et violoncelle (1922) dans laquelle l’extrême mobilité polyphonique supplée, sans qu’il y paraisse, aux impossibilités harmoniques de deux instruments dont la nature est foncièrement mélodique. Enfin, que dire de ce Boléro , qui est sans conteste son œuvre la plus célèbre, et cela, sans doute, à cause d’un absurde malentendu. Car, en effet, si le Boléro dut son succès à la répétition incantatoire d’une même ligne mélodique, le génie de son auteur réside en la variation perpétuelle de l’instrumentation et de l’orchestration qui, remplaçant les développements traditionnels, en font l’une des œuvres les plus originales du début du XXe siècle.


L’orchestre et l’instrument



Pour Ravel, le piano restera toujours l’instrument par excellence. Bien au-delà de tout ce qui s’était pratiqué avant lui, il innove, dans Jeux d’eau  , une écriture pianistique qui rompt radicalement avec celle de Chopin ou de Liszt. C’est cette voie qu’il poursuit dans Miroirs (1906) et dans Gaspard de la nuit , dont la troisième pièce, Scarbo , est devenue l’un des morceaux de bravoure favoris des virtuoses. Mais s’il invente pour le piano, il rêve de sonorités à proprement parler inouïes, il rêve d’un orchestre neuf. « Il ne faut pas, disait-il à Maurice Delage, se contenter d’orchestrer des partitions de piano », et, toujours paradoxalement, il le fit fréquemment lui-même, soit avec ses propres œuvres (Alborada del Gracioso , Valses nobles et sentimentales , 1911 ; Le Tombeau de Couperin ; Ma Mère l’Oye), soit avec celles des musiciens qu’il admirait (Les Tableaux d’une exposition de Moussorgski, Sarabande et danse de Debussy, Le Menuet pompeux de Chabrier). Magnifiquement affirmé dès la Rhapsodie espagnole , son orchestre est à la fois un prolongement et une négation de celui de Berlioz. Un prolongement car il lui doit cette autonomie des timbres, ces dosages de sonorités, ces subtiles substitutions d’un instrument à un autre, qui donnent des couleurs si originales au fameux Boléro ; une négation parce que, contrairement à Berlioz, la couleur sonore, le timbre ne prévalent jamais, chez lui, sur la rectitude harmonique. Ce parfait technicien de l’écriture instrumentale était aussi un amoureux de l’écriture, de l’harmonie et du contrepoint.
Dans sa vie, Ravel fut aussi paradoxal que dans sa musique. Toujours élégant et même mondain, il aimait à vivre retiré. Ayant appartenu au groupe de ceux qui s’appelaient entre eux les « Apaches » (Léon-Paul Fargue, Tristan Klingsor, Michel Calvocoressi), il ne dédaignait pas de fréquenter le « grand monde », les endroits où l’on se montrait le plus volontiers conventionnel. Malgré la curiosité des critiques, nul ne parvint jamais à percer ce que fut sa vie privée. Maurice Ravel reste l’exemple le plus parfait du génie le plus sage et du révolutionnaire le plus conservateur.