Musique chinoise et pentatonisme


1. Qu’est-ce que la musique chinoise ?

Si l’on veut se faire une idée de ce qu’est la musique chinoise, il convient tout d’abord de s’interroger sur ce qu’est la musique à proprement parlé. Mais ce mémoire n’est pas le lieu d’un débat philosophique sur la musique… Citons simplement Ma Hiao-Tsiun, qui dit à propos de la musique chinoise :


« La musique chinoise repose sur des bases qui lui sont propres : une conception différente, une théorie très développée, une notation particulière, des instruments de musique nationaux ont façonné un art différent de celui de l’Occident, et dont les caractères se sont conservés, de nos jours, dans le théâtre traditionnel. » [1]

[1] HIAO-TSIUN Ma, « La musique chinoise », in ROLAND-MANUEL (dir.), L’Encyclopédie de la musique, « La Pléiade », Paris, Gallimard, 1960, vol. 1, p. 283.


En quoi la conception de la musique chinoise est-elle différente de la musique occidentale ?
Les musiques chinoises sont généralement rattachées à des légendes et des mythes qui entourent leurs origines et les relations symboliques qu’entretiennent sons et instruments avec la matière et les éléments. Jadis, la musique était une affaire d’État. La musique relevait, et ce sera vrai longtemps, du souverain.

Ainsi la théorie de la musique serait liée à des principes philosophiques. La musique chinoise a su garder un rôle « fonctionnel » (tout comme le chant grégorien voire même toute la musique du Moyen-âge). En aucun cas la musique ne fut créée pour « adoucir les mœurs » ou pour se faire plaisir… La musique chinoise « modère et n’excite point les passions » (HIAO-TSIUN Ma, op. cit., p. 283.).


Mais Roland de Candé, historien de la musique, affirme que la musique ne peut se réduire à une science de l’organisation des sons : « la musique est entre les notes », dit-il. Et il ajoute ceci :

« Immatériel, ou presque, cet art est pourtant plus direct et pénètre plus profondément en nous que les autres. Mais aucune théorie scientifique n’a su montrer encore pourquoi et comment. […] La physiologie et la physique sont incapables d’expliquer certaines particularités de l’audition. Aucun savant, surtout, n’a réussi à montrer les liens de causes à effets qui provoquent l’émotion musicale […] »

CANDÉ Roland, Dictionnaire de la musique, Paris, Seuil, 1997, p. 5.


Roland de Candé aborde ainsi une dimension nouvelle : la musique influence ceux qui l’écoutent. Ma Hiao-Tsiun, va dans le même sens lorsqu’il dit que « pour les chinois, la musique vient du cœur et va au cœur » (HIAO-TSIUN Ma, op. cit., p. 283.). Et déjà Confucius en était conscient :

« La musique est le mouvement du cœur. La musique est la fleur de la vertu. Ciel et terre ensemble résonnent, voilà l’harmonie du ciel et de la terre. »

Citation du Mémorial des rites (Liji) attribué à Confucius.


La musique serait donc le lien établissant l’harmonie de l’homme avec le ciel et la terre.
Oui mais voilà, ce pouvoir ne s’explique pas. Sauf à considérer des points de vue comme celui d’Alain Daniélou (musicologue et musicien né à Paris en 1907, auteur du Traité de musicologie comparée, Paris, éd. Herman, 1959) qui souligne qu’on ne peut comprendre la musique qu’en considérant un certain symbolisme numérique.
La musique chinoise est imprégnée de telles conceptions comme l’aborde, très sommairement, la partie intitulée : nature et rôle de la musique chinoise.


2. Nature et rôle de la musique chinoise


Tout ce que nous entendons
Nous porte bonheur ou malheur
La musique ne devrait pas être
Exécutée inconsidérément Se-Ma Tsien


Se-Ma-Tsien, l’un des plus célèbres historiens chinois (145-80 av. J.-C.), a écrit « Mémoires Historiques » (le Che-Ki), œuvre gigantesque dont les 130 livres constituent le plus remarquable « monument » de l’histoire de la Chine. C’est grâce à lui que nous sommes en mesure de connaître l’antiquité chinoise sur laquelle nous ne posséderions, autrement, que de rares détails.


Il est difficile d’expliciter la théorie musicale chinoise sans avoir recours aux notations en caractères chinois (pour un même son ou une même transcription phonétique, c’est le caractère chinois qui montre similitude ou différence de sens) d’autant plus que les transcriptions phonétiques diffèrent suivant que la source est anglo-saxonne, française ou chinoise moderne (la notation pinyin est utilisée car elle a été conçue par les chinois eux-mêmes pour unifier ces diverses transcriptions faites par les étrangers).

Posons d’abord les trois systèmes pentatonique, heptatonique et des douze demi-tons chromatiques qui correspondent en chinois à :

Le système des liu :



La musique chinoise est une vieille histoire puisque l’empereur Houâng-ti [parfois orthographié Wangdi ou Huang-Ti], il y a plus de 4.000 ans de cela, s’inquiétait de sa décadence ! 2.000 ans plus tôt, l’empereur Fôu-hi aurait établi une théorie de la musique liée à des principes philosophiques. La musique relevait, à cette époque et ce sera vrai longtemps, du souverain.
Pour lui donner des fondements, Houâng-ti fit appel à son ministre Lîng-Louên [aussi orthographié LingLun]. Celui-ci se rendit dans la vallée de Hie-K’î, où il coupa des bambous de longueurs différentes. En soufflant dans le plus long des bambous (d’une longueur de 9 jun équivalent de 9 inch soit 22.86 cm environ), il obtint le huâng-zhong, c’est-à-dire la « cloche jaune » (un approchant de fa ?). Un couple de phénix vint à se poser, puis le mâle émit six notes et fut imité par la femelle. Le ministre retrouva ces notes, établissant l’échelle des douze liu :


Les liu sont le système fondamental des cloches en Chine. Cette ancienne notation sert aussi à noter la voix au XIIè siècle.
Symboliquement, les douze liu correspondent aux douze lunes, douze mois, douze heures…


Houâng-ti


La recherche du son primordial :


« La recherche du son primordial [huangzhong] passe par la légende de LingLun que l’Empereur Jaune envoya en mission vers l’occident. Cette recherche est d’abord celle d’un site favorable qui se trouva être une vallée où, entre deux versants opposés, courait une rivière, et où eaux et vents s’harmonisaient ; là, il trouva des bambous de forme adéquate à sa recherche, de même diamètre interne, et, ayant coupé un entre-noeud, il souffla et rendit un son égal à la voix humaine lorsqu’elle s’exprime sans passion, ou encore à celle de l’eau, bruissant à sa source. A ce son fondamental en accord avec la nature, fit écho le cri du phénix, messager de tous les volatiles, et apparut un couple de ces oiseaux, fenghuang, image de la dualité universelle, qui alternèrent leurs chants : à partir du premier cri, ils émirent à tour de rôle onze autres notes et LingLun coupa ainsi douze bambous - six correspondant au chant phénix femelle et six au phénix mâle. A son retour, sur l’ordre de l’Empereur Jaune, furent fondues douze cloches "rendant l’harmonie des cinq notes", yihe wuyin, à partir des hauteurs sonores de ces tubes. A ce carillon fut donné le nom de xianchi, en référence à la danse mythique et aussi au lieu où se baigne chaque jour le soleil.
Huangzhong, la "cloche jaune", représente le son central, celui dont on part pour établir la hauteur des autres. Zhong, "la cloche", est homonyme de zhong, "centre", et huang, "jaune", est la couleur située au centre du Mingtang, représentant le souverain.
Comme lui, elle donne le diapason pour que s’organise l’espace-temps et que règne l’harmonie. Il se trouve que les bambous sonores taillés par LingLun d’après le chant des phénix - c’est-à-dire d’oreille - obéissent dans leurs proportions à une norme qui a le nombre 3 pour pivot : les tubes s’engendrent mutuellement, dans une proportion rythmée, soit en diminuant leur taille d’un tiers, soit en l’augmentant d’un tiers. Il en résulte deux séries de tubes, les uns dépendant d’une génération inférieure qui présentent un tube plus court d’un tiers par rapport au précédent et donc un timbre plus aigu, et une génération supérieure avec un tube plus long d’un tiers, à la sonorité plus grave.
L’échelle de douze sons obtenus à partir de huangzhong par succession de quintes fait figure d’une répartition symbolique participant d’une organisation du monde basée sur les nombres. De même que les sept planètes évoluent dans les douze signes du zodiaque, les sept notes se meuvent dans les douze emplacements de l’octave. »

RAULT Lucie, Musiques de la tradition chinoise, Paris, coédition Cité de la musique / Actes Sud, p. 53-55.


Le système pentatonique wusheng :

De ces 12 liu sera tirée la gamme pentatonique, chère aux chinois. Après quatre progressions de quintes, on obtient cinq notes, qui forment, en les mettant à leur place dans une octave, la gamme pentatonique.


Le wusheng est le système fondamental des instruments à cordes (cithares).
Les cinq notes figuraient le prince, les ministres, le peuple, les affaires et les objets.
De cette gamme naîtront 5 modes (tiao) que l’on peut transposer sur chacun des 12 liu : ce qui donne naissance à 5x12=60 modes différents.


Plus tard apparaîtra une gamme heptatonique (de sept notes) d’où suivront 7 modes.
Vers l’époque Tcheou, en effet, deux autres notes complémentaires prirent place dans la gamme pentatonique. Elles sont désignées par rapport aux notes immédiatement supérieures : l’une s’appelle bianzhi (= zhi altéré ou bémolisé) et l’autre s’appelle biangong (gong altéré ou bémolisé). On obtient ainsi une gamme heptatonique. Les deux degrés complémentaires sont des notes auxiliaires (on les désigne par le terme de pien ou pyen en ethnomusicologie). Ils sont employés dans la musique chinoise comme notes de passage ; le 7ème degré ne joue pas le rôle de sensible. De cette gamme heptatonique sont nés 7 modes qui prennent respectivement leur point de départ sur chaque degré. Ils peuvent se combiner avec les 12 liu, et donnent ainsi 84 (12x7) modes différents.



Le système heptatonique gongche :

Gongche est le système fondamental des instruments à vents (flûtes) mais aussi un système de notation, aux multiples variantes locales, encore vivace, quoique remplacée progressivement au XXè siècle par la notation chiffrée Chevé, originaire de France.
Après leur conquête de la Chine, les Mongols fondèrent la dynastie des Yuan (1280-1368), dynastie relativement courte, au cours de laquelle la musique mongole avec son échelle commença à influencer la musique chinoise mais fut finalement absorbée par cette dernière. L’absence de nouveauté en musique fut compensée par un développement intense de l’art théâtral.


Depuis la dynastie des Yuan (XIIIè s.), et même depuis celle des Song (XIIè s.) selon Maurice Courant, cette notation nouvelle remplaçait l’ancienne pour la flûte traversière et pour les instruments à cordes comme le huqin (vièle à deux cordes) et le yueqin (luth en forme de lune).

Vingt siècles avant notre ère, les chinois auraient donc possédé une théorie musicale précise !
Par ailleurs, dans la tradition chinoise, la Terre est symbolisée par le nombre 4 (que l’on peut représenter par le carré), celle-ci étant formée de quatre éléments et toutes ses caractéristiques allant par quatre (quatre saisons, quatre directions de l’espace, etc.). Puisque « la musique exprime l’accord du Ciel et de la Terre », dit un texte chinois de Tson Hyao Swen, elle devra alors naturellement présenter un centre (une tonique : gong) entouré de quatre notes, assimilées aux quatre direction de l’espace, aux quatre éléments, aux quatre saisons…
Ainsi, la gamme pentatonique, représente les rapports qui unissent les éléments du monde.

Certes la musique chinoise est riche d’une théorie fort ancienne, particulièrement élaborée. Mais elle ne prend vie qu’au travers d’une multitude d’instruments.