Messe en si et interprétation


I/ L’interprétation d’Herbert von Karajan


On ne présente plus la Messe en si mineur de Jean-Sébastien Bach, tant elle fait partie des incontournables du répertoire sacré. Vingt-cinq années de composition pour l’ultime œuvre achevée par le Cantor de Leipzig. Un testament musical en somme. Et quel testament ! Une œuvre monumentale, monolithique certes, mais humaine, rassurante aussi. Parmi les premières œuvres redécouvertes de Bach au début du XIXe siècle, la discographie de ce chef-d’œuvre s’avère de ce fait pléthorique. Traversant les siècles, il n’existe pas une mais bien  « plusieurs » Messes en si mineur, selon les époques.
De nos jours, il devient pour beaucoup d’amateurs difficile d’imaginer une telle pierre angulaire de la musique baroque exécutée autrement que sur instruments d’époque et sans les codes d’interprétations de l’art baroque. Et cela peut se comprendre. Pourtant, il est passionnant d’en découvrir d"autres approches. C’est ce que Naxos nous propose en rééditant la grandiose interprétation d’Herbert von Karajan.
Certes, nous sommes ici en présence d’une lecture romantique, mais au combien impérieuse dans son recueillement, électrisante aussi. Karajan, transcendé et transcendant la musique de Bach, porte un quatuor vocal d’exception : Elisabeth Schwarzkopf, Marga Höffgen, Nicolaï Gedda et Heinz Rehfuss. Vocalité baroque ? Non, en effet, mais qu’importe quand une telle lumière vous éclabousse ! Un moment de pur bonheur. Précisons que la messe fut enregistrée en deux fois (1952-1953) : au Musikverein avec le Philharmonique de Vienne et la Société Chorale des Amis de la musique de Vienne pour la partie chœurs ; à  Londres avec le Philharmonia Orchestra pour les parties solistes.
 Et ne serait-ce que pour l’Agnus Dei de Kathleen Ferrier, présent dans les « bonus» qu’offre Naxos, on ne pourrait se passer de ce disque. A-t-on jamais entendu prière aussi intensément, dignement et simplement vécue ? Assurément l’un des plus beaux moments de l’Histoire de l’interprétation ! Plus que de la musique : une parenthèse rêvée.



II/ L’interprétation de Philippe Herreweghe


 La beauté plastique de la direction de Herreweghe a apporté une dimension nouvelle dans l’histoire de l’interprétation de la « Messe en si » : les parties chorales, idéales de souplesse et d’expression, la subtilité avec laquelle sont abordés les épisodes d’affliction, donnent à l’ensemble une couleur dolente et poétique inoubliable.



III/ L’interprétation de Marc Minkowski


a) Par Jean-Christophe Pucek - Publié dans : Contrepoints


Marc Minkowski n’est pas le premier à proposer une interprétation de la Messe en si mineur avec des chanteurs solistes ; son enregistrement s’inscrit dans la lignée de celui, fondateur et inabouti, de Rifkin en 1981, et celui, techniquement meilleur mais malheureusement privé d’épanouissement vocal, du Cantus Cölln (Harmonia Mundi, 2003), pour ne citer que deux versions majeures. Il est néanmoins le premier chef à tirer toutes les conséquences de cette approche et à réunir une équipe de chanteurs et d’instrumentistes de haute volée pour la servir. Là où toute une tradition « romantique » a érigé cette messe en monument plus ou moins marmoréen à la seule gloire de Dieu, Minkowski prend le contrepied de cette attitude en offrant une vision à hauteur d’homme, puissamment incarnée (un Agnus Dei inoubliable), très colorée (magnifiques Musiciens du Louvre), sur laquelle souffle, au cœur d’une structure aussi fermement établie que tenue, un vent de liberté dont bien peu de versions peuvent se prévaloir (voir, par exemple, le violon dans le Laudamus te). Cette optique aurait pu aboutir à un résultat bouillonnant mais superficiel. Il n’en est rien ici, et il faut saluer la maturité d’un chef qui, s’il fonde une partie de sa lecture sur les contrastes de la partition, n’en fait jamais une fin en soi et intègre cette donnée dans une vision superbement orante, mais sans les relents sulpiciens ou calvinistes qui sont légion dans ce type de répertoire. Ici, le Verbe se fait chair sans jamais oublier qu’il est Verbe, et c’est chaque Homme en tant qu’individu qui est invité à chanter les louanges du Créateur ou à s’identifier aux souffrances du fils de Dieu (les clous du Crucifixus, impressionnants). Sous l’apparat catholique, la Devotio moderna à laquelle s’est abreuvé Luther n’est jamais bien loin. Minkowski avait besoin de chanteurs à la hauteur de son projet pour qu’il puisse s’accomplir. Les dix réunis ici n’appellent globalement que des éloges, les seules minimes réserves apparaissant face aux prestations de Terry Wey, un rien placide, et de Luca Tittoto, à la voix un peu trop vibrée, s’évanouissant face aux remarquables individualités ainsi qu’au formidable travail d’équipe que mettent en œuvre cet enregistrement. 


Bien sûr, de tels partis-pris ne seront pas du goût de tout le monde, et il y a fort à parier qu’ils risquent de provoquer des réactions épidermiques de rejet chez ceux qui sont accoutumés à plus de « grandeur » dans la Messe en si mineur. Ce disque constitue néanmoins, à mes yeux, une preuve indubitable que la musique de Bach n’a pas besoin de chœurs « romantiques » pour se déployer dans toute sa force, pour peu que toute position dogmatique s’efface au profit d’une vision pragmatique et cohérente. Ceux qui prisent une approche plus traditionnelle se tourneront cependant vers la réalisation récente de Suzuki (BIS, 2007), très équilibrée mais, à mon avis, assez surévaluée, car handicapée par une neutralité patente ainsi qu’un alto fade et manquant de naturel (Robin Blaze), ou celles, plus anciennes, de Jacobs (Berlin Classics, 1992), fourmillante d’idées mais manquant d’une véritable cohérence de vue, voire d’Herreweghe (Harmonia Mundi, 1996), dont le souci du beau son et l’esthétique très (trop ?) classique peut lasser. Mais je conseille vivement à ceux qui n’ont pas peur de voir leur certitudes bousculées et ne craignent ni la fièvre ni le vertige de se plonger sans attendre dans la lecture magistrale de Minkowski, en les avertissant qu’on ne saurait sortir indemne d’un voyage d’une aussi brûlante intimité. 


b) par Philippe Delaide (lundi 25 mai 2009 )


La lecture solistique de Marc Minkowski

Un monument comme la Messe en si de Jean-Sébastien Bach semble décidément être le matériau de choix pour opposer les deux lectures possibles des œuvres sacrées du Cantor. D’un côté la lecture à laquelle nous sommes la plus habitués, aussi bien chez les classiques que chez nombre de baroqueux, à savoir l’interprétation avec un chœur à plus ou moins grand effectif. L’autre, résultant des thèses soutenues par Joshua Rifkin et Andrew Parrott selon laquelle le chœur est en fait le regroupement des solistes. Après Rifkin et Parrott, Konrad Junghänel et Sigiswald Kuijken sont les deux chefs actuels qui ont le plus exploré cette option du une voix par partie, pas seulement sur la Messe en si, mais aussi sur des cantates chorales.

Marc Minkowski mentionne dans le livret du disque que le choix solistique qu’il a fait s’est plus réalisé, en ce qui le concerne, par pragmatisme que par dogmatisme. Son fil directeur est de considérer que l’adoption d’une voix par partie met en évidence de façon plus épurée, plus nette, moins « diluée », la force exceptionnelle de l’écriture musicale de Bach dans ce chef d’œuvre. On retrouve alors la marque de fabrique de Minkowski, à savoir prendre le soin d’effectuer une lecture approfondie, très personnelle et qui, forcément, retient l’attention. Le résultat est indéniablement cohérent, avec un parti pris tout à fait acceptable. Nous le percevons comme guidé par une certaine gravité, la volonté de tendre la ligne à l’extrême pour tirer des solistes quand ils sont justement en chœur une ampleur qui n’a rien à envier aux chœurs à effectif plus fourni. Cette tension, avec l’accentuation des contrastes, la mise en évidence de certains frottements harmoniques met à nu les chanteurs, les exposants fortement. Elle nous permet également d’apprécier la richesse et le caractère littéralement divin, transcendant du contrepoint écrit par Bach dans cette œuvre qui se revendique comme la synthèse de tout ce que son génie musical est capable de produire. La caractéristique de cette version est alors une certaine noirceur, une intensité dramatique marquée, mais justement, sans emphase, dans un intimisme très net mais sans complaisance.

Avec un effectif vocal réduit, on pourrait avoir le sentiment de gagner en proximité avec cette œuvre intimidante qu’est laMesse en si. Il ne faut surtout pas envisager cette impression avec le disque de Marc Minkowski car les chanteurs, poussés aux extrêmes au contraire, restituent un état de fébrilité permanent qui peut déranger. Le chef recentre alors cette Messe monumentale en cherchant plus une certaine puissance expressive qu’une forme d’élévation spirituelle (la sublime version gravée par Masaaki Suzuki en 2008, avec plusieurs voix par partie, atteint quant à elle cette élévation divine avec une texture bien plus aérienne, linéaire et la recherche d’une grande homogénéité).

Les passages les plus marquants dans cette version sont, sur les parties chorales, indéniablement le Cum Sancto Spiritu qui révèle une tension inouïe, avec comme un sentiment d’urgence et semble agir comme une libération après la noirceur et la tonalité en mineur dominante sur la première partie de la Messe, le Credo in unum Deum et, surtout, un Crucifixuseffrayant, où l’articulation imposée par le chef aux solistes révèle toute l’intensité dramatique de ce passage. Les parties solistes sont d’un très bon niveau, même si par exemple Julia Lezhneva n’atteint pas la transparence et la clarté d’une Carolyn Sampson. L’interprétation de l’Agnus Dei par Nathalie Stutzmann, poignante et d’une belle musicalité, révèle une voix travaillée avec une expressivité qui semble se détacher de la tonalité des autres solistes.

On pourra donc facilement opposer deux visions très différentes mais marquantes parmi les versions récentes : celle d’un Masaaki Suzuki, guidé par un souci certes d’ampleur mais surtout de transparence, de netteté des plans sonores, avec une maîtrise exceptionnelle de la ligne ; une version lumineuse, céleste, positive très homogène, avec celle de Marc Minkowski, sombre, dramatique, plus conçue comme une série de « tableaux » avec de forts contrastes dans les différents climats ; une version sous le signe de la fébrilité et de la noirceur.

Les deux ont en commun les ressorts fondamentaux d’une lecture exemplaire de la musique sacrée de Bach : une basse continue irréprochable pour assurer une pulsation, une tenue rythmique de bout en bout et la tension indispensable de la ligne.


c) Par Sylvie Eusèbe (Compte-rendu de concert)


Metz, Arsenal, vendredi 30 mars 2007, 20h30.
Marc Minkowski : direction ; Les Musiciens du Louvre-Grenoble.

    Sopranos : Joanne Lunn, Blandine Staskiewicz, Judith Gauthier, Claire Delgado Boge
    Altos : Philippe Jaroussky, Nathalie Stutzmann 
    Ténor : Emiliano Gonzalez Toro, Markus Brutscher
    Basses : Joao Fernandes, Alan Ewing

L’excellente réputation de l’architecture et de l’acoustique de la salle de l’Arsenal à Metz est si célèbre que même sans connaître ce lieu j’en avais déjà souvent entendu parler. Récemment, dans une interview, à la question « à votre avis quelle est la salle idéale pour l’acoustique ? », Nathalie Stutzmann répondait sans hésiter « le Carnegie Hall de New York et l’Arsenal de Metz ». Cette réputation n’est pas usurpée et cette salle est en effet magnifique.

[L’Arsenal de Metz est un long bâtiment sans étage construit sous Napoléon Ier. Comme son nom l’indique, il abritait armes et munitions, et pour bien le rappeler sur sa façade à la rigueur militaire, des cannons surmontant de petites pyramides de boulets sont sculptés en bas reliefs. Restauré à la fin des années 1980 par l’architecte Ricardo Boffil, il contient aujourd’hui une salle de concert de 1354 places.Cette salle marque l’esprit par l’utilisation du bois et ses lignes simples. De plain-pied avec le hall d’entrée, une galerie court autour de son plan rectangulaire et guide les spectateurs jusqu’à l’arrière des sièges qui plongent vers la scène, trois « étages » plus bas. On embrasse alors cet espace d’un seul coup d’oeil en ayant l’impression d’être à l’intérieur d’un studiolo d’Urbino contemporain, ou dans le décor raffiné d’un opéra, celui d’un Don Giovanni par exemple. Les murs latéraux dans lesquels s’ouvrent deux niveaux de loges sont animés par des panneaux de bois lisse qui jouent sur les nuances de couleurs et les variations des veines du matériau. L’ensemble trace des formes décoratives stylisées : colonnes, moulures et frontons antiques au-dessus des loges et des portes d’accès à la scène sont apparentés au vocabulaire architectural du XVIIIe siècle. Cette gigantesque marqueterie est parcourue par de minces fils de laiton soulignant discrètement l’assemblage des panneaux ; le long des escaliers et des loges courent des rambardes en laiton doré donnant une touche brillante à ce lieu chaleureux. De chaque côté de la scène et derrière elle, des gradins très raides montent vers la galerie qui fait le tour de la salle et, dans la lumière douce et dorée, les spectateurs qui s’y installent donnent l’impression de participer à une mise en scène savamment préparée. Devant la scène, de larges et confortables fauteurs noirs au design « année 70 » sont disposés en rangs espacés sur de forts gradins qui permettent une vue parfaite quelque soit sa place. Le sol est bien sûr recouvert d’un parquet en bois clair, et le plafond est composé de grands caissons.]

Je suis très curieuse d’entendre la Messe en si de Bach par Marc Minkowski avec ses Musiciens du Louvre : pour leur première interprétation de cette œuvre, il est annoncé qu’ils la donneront sans les chœurs habituels très présents dans cette œuvre.
Les musicologues semblent s’accorder sur le fait que Bach n’ayant pas précisé clairement les effectifs requis pour l’exécution de cette Messe, il est tout à fait légitime d’en proposer des interprétations qui diffèrent sur ce point. Aussi Marc Minkowski choisit d’en présenter une version dans laquelle les voix des chœurs sont confiées à des solistes, soit une dizaine de chanteurs : quatre sopranos, deux altos, deux ténors et deux basses.
Je dois dire tout de suite que mes oreilles ne connaissaient que des versions « symphoniques » de la Messe en si, et seulement au disque. Pourtant dès les premières secondes du « Kyrie », ces versions s’éloignent, et celle qui est en train de naître s’impose.

Disposés en arc de cercle derrière l’orchestre baroque, et sur des estrades qui les surélèvent légèrement, de gauche à droite voici les chanteurs : les altos Nathalie Stutzmann et Philippe Jaroussky puis les quatre sopranos ; au centre, les timbales, les cuivres, puis sur la droite les deux basses Alan Ewing et Joao Fernandes, et pour finir, les deux ténors, Markus Brutscher et Emiliano Gonzalez Toro. A propos des sopranos, je n’en connais aucune et le programme ne me permet pas de les « identifier ». Je regrette qu’il ne contienne pas les photos des chanteurs ou leurs noms avec les duos et arias qu’ils chantent. C’est pourtant facile à proposer puisque le texte de la Messe (en Latin et en Français, ce qui est une bonne chose) est dans le programme. 

Cette Messe s’ouvre donc sur la première partie du « Kyrie » dont la large construction est parfaitement mise en valeur par Marc Minkowski : le chœur s’épanouit en lentes vagues successives, progressant dans un crescendo si maîtrisé qu’il ne devient évident que lorsque les forte résonnent déjà, les appuis sur les notes sont bien marqués et légèrement rebondissants, cette longue et magistrale « ouverture » se résout dans un point d’orgue à sa mesure, longtemps tenu et vibrant dans sa perfection harmonique.

Dans la plupart des passages forte où tous les chanteurs et les instrumentistes jouent, je me permets de souligner que les deux altos, pour lesquels je ne cache pas mon penchant, sont un peu noyés dans la masse : seuls quelques graves très reconnaissables de Nathalie Stutzmann ou quelques aigus tout aussi singuliers de Philippe Jaroussky percent ici ou là, alors que les sopranos dominent par leurs éclats et que les ténors et les basses soutiennent l’ensemble de leur puissance. De la même façon, dans ces moments, il m’est bien difficile d’entendre les bois qui ne passent pas la « barrière » des cordes. 

Ces réserves étant faites, je peux aborder le « Gloria » dans lequel l’alternance des passages chantés par le chœur et ceux chantés par les solistes fait vite comprendre que Marc Minkowski a au moins attribué à chacun des dix solistes un aria ou un duo, parfois un peu plus. C’est équitable pour les chanteurs et cela permet de renouveler l’attention des auditeurs.

Le premier duo marquant pour moi est le « Domine Deus » qui réunit une soprano à la voix agréable proche du mezzo (désolée de ne pouvoir la nommer…) et le ténor Markus Brutscher qui me fait très forte impression tout au long de cette soirée. Son entrain et sa joie de chanter sont extraordinairement visibles, et sa voix est si puissante, si pleine d’énergie et de ferveur qu’elle entraîne les autres tout en s’en détachant. Je n’oublie pas cependant le magnifique solo de flûte qui ouvre ce duo, dont la douceur et le moelleux sont secondés par les délicats pizzicati des violoncelles et de la contrebasse. Magnifique.

Lancé par Nathalie Stutzmann dont les voyelles tenues sont toujours aussi spectaculaires, le « Qui tollis » rassemble peu à peu le chœur et contraste par son ambiance qui s’assombrit pour cette prière, la sonorité attristée des bois se détache sur les accords dramatiques du continuo.

Le premier aria pour alto « Qui sedes » est confié à Philippe Jaroussky. Je retrouve sa voix qui tombe des cieux, et malgré un hautbois plus rapide que dans mon souvenir, il chante posément et avec légèreté de délicats fortissimos.

L’aria suivant « Quoniam tu solus sanctus » est chanté par la basse Alan Ewing accompagnée par des cuivres irréprochables. Sa voix très profonde et sans doute riche en harmonies produit sur certaines notes une impression saisissante : on dirait que quelqu’un d’autre chante en même temps que lui ! (Et ce n’était pas une hallucination auditive de ma part, ou alors elle était collective, parce que plusieurs personnes autour de moi ont eu aussi cette impression).
Le « Gloria » s’achève sur le chœur « Cum Sancto Spiritu », final impressionnant de clarté et de force. Chaque voix relance successivement le thème par de délicates entrées, et cette première partie de la Messe se termine avec un « Amen » coupé net, dont l’acoustique de la salle absorbe immédiatement la formidable puissance.

Il est 21h45, et le public déjà très enthousiaste applaudit chaleureusement les musiciens.
Après une courte pause, voici la seconde partie, le « Symbolum Nicenum » qui débute par un long « Credo ».

Les musicologues soulignent que cette Messe n’en est pas vraiment une : elle ne peut pas être donnée dans une église lors de l’office. Et cela non seulement à cause de sa longueur, près de deux heures, et en raison des musiciens de haut niveau qu’elle demande, mais surtout parce qu’elle n’entre ni dans le cadre de la musique protestante, ni dans celui de la liturgie catholique, à cause du choix des textes et de leur disposition. Cette remarque et les choix interprétatifs de Marc Minkowski me font penser que cette « Messe » se rapproche de la « Passion ». En voici un exemple très net à mon avis : l’articulation entre les trois chœurs successifs « Et incarnatus est », « Crucifixus » et « Et resurrexit », pendant lesquels l’épisode le plus dramatique de la vie du Christ nous est raconté comme dans une Passion (et le souvenir du « Es ist vollbracht ! » de la Saint-Jean à Leipzig est encore très présent dans ma mémoire).
Le premier de ces trois chœurs « Et incarnatus est » décrit avec gravité l’incarnation humaine du Christ sur la Terre. La musique est lente et profonde, l’attitude recueillie et la concentration des chanteurs, presque tous mains croisées devant eux, accentuent la dignité de leurs chants et nous préparent au chœur suivant, le « Crucifixus » encore plus lent, rendu inéluctable (« passus et sepultus est », « Il souffrit sa passion et fut mis au tombeau ») par les coups d’archets dramatiques, puis terminé par un triple pianissimo extraordinaire et bouleversant sur le « sepultus est » qui nous immerge dans le mystère entrain d’être vécu. Et immédiatement enchaîné à ce fantastique pianissimo, le « Et resurrexit » éclate dans la délivrance et le soulagement de son énergie libérée, ses fortissimos sont tellement forts que le sol en tremble sous les pieds !

Après ce moment intense, l’aria solo de la basse Joao Fernandes « Et in Spiritum Sanctum » n’atteint pas la même concentration. Malgré de beaux graves et un délicat accompagnement par deux hautbois, le chanteur semble rester un peu en retrait, cependant le texte de cet aria est sans doute plus difficile à animer que les autres.

Le chœur « Et exspecto » termine le « Credo » et fait lui aussi penser qu’il appartient plus à une Passion qu’à une Messe : le chef d’orchestre fait ralentir ses musiciens, au point que ce « j’attends la résurrection des morts, et la vie du monde à venir » littéralement mourrant se termine presque a capella… avant de renaître avec le trait joyeux et montant de la trompette dans un « Amen » fortissimo au final impeccable de précision. 

Le public, plongé dans le profond silence qui suit les moments que l’on aimerait prolonger indéfiniment, attend probablement comme moi le magnifique chœur du « Sanctus ». Vif, très prenant, je remarque pourtant difficilement certaines phrases des cordes que j’aime beaucoup entendre planer au-dessus de l’orchestre.

Vient maintenant l’ « Osanna » qui encadre le « Benedictus ». Les chanteurs changent de place pour former une symétrie vocale, à gauche, basse, ténor, alto, deux sopranos, puis à droite, basse, ténor, alto, deux sopranos. L’aria du « Benedictus » est confié au ténor Emiliano Gonzalez Toro, qui déploie souplesse et douceur dans d’émouvants pianos ; il est soutenu par une flûte très expressive aux belles nuances et aux appuis nets. La reprise de l’ « Osanna » est dominée par les sopranos, enfin par une en particulier qui fait claquer des « a » que je trouve un peu agressifs…

Les solistes reprennent leurs places initiales, et voici le second aria pour alto qui est aussi le dernier aria de la Messe. L’« Agnus Dei » est confié à Nathalie Stutzmann, et j’en suis heureuse parce que c’était ce que j’espérais ! Le tempo choisi par les musiciens est très lent, dans l’introduction orchestrale, les archets frottent les cordes dans une « rugosité toute baroque ». Il me semble clair qu’en ralentissant ainsi son orchestre, Marc Minkowski donne le plus possible d’espace à la contralto, lui offrant la possibilité de déployer son accentuation et son imagination. Fidèle à son inventivité, et tout en restant dans la sobriété qui convient à l’œuvre, elle déploie de merveilleux effets, étirant les nombreuses reprises de « Dei », abordant certaines notes d’entrée par en dessous, attaquant le « a » de « Agnus » avec une rare netteté pour cette consonne difficile dans cette situation, coupant un « peccata » en deux : « pecca-ta » en nous laissant suspendus avant la dernière syllabe. Puis, comme à son habitude, face au dernier mot à chanter, la voici faisant un accent indescriptible sur le « o » de l’ultime « nobis » et bien sûr, n’oubliant pas de refermer son aria avec le « s » délicatement prononcé de ce même « nobis »… Tranquillité, ampleur et introspection pour cet « Agnus Dei » où l’accord entre la chanteuse et le chef m’a paru plus évident qu’avec les autres solistes. Mais il est vrai que de tous les chanteurs de ce soir, seule Nathalie Stutzmann chante régulièrement avec Marc Minkowski depuis une vingtaine d’années…
Cette « grande » Messe se termine non pas sur un « Amen », mais sur un « Dona nobis pacem » qui rassemble une dernière fois l’ensemble des solistes dans un large final au crescendo superbement conduit.

Le public applaudit vigoureusement musiciens et solistes, avec une ovation spéciale pour le jeune flûtiste Florian Cousin. Les nombreux rappels voient les chanteurs reparaître sur scène pour un salut en commun et recevoir, pour les femmes, un bouquet de fleur.

Le choix des solistes de Marc Minkowski est remarquable : je n’ai pas souvent entendu un tel ensemble, tous les chanteurs soutiennent parfaitement leur chant, leurs forte sont justes et leurs pianissimos admirables ! J’ai bien sûr aimé certaines voix plus que d’autres, et en dehors de Nathalie Stutzmann et de Philippe Jaroussky qui pour moi ont vraiment des voix et une musicalité « à part », je tiens à citer encore une fois Markus Brutscher qui m’a impressionnée par la force de son chant. 

Cette Messe en si, baroque et sans « chœur », est une si belle réussite que cela serait une très bonne idée de la fixer au disque !


d) par Viet-Linh Nguyen


[...] Les Musiciens du Louvre livrent ici une interprétation cohérente, d’une grande lisibilité, d’une constante transparence, d’une ferveur dramatique. Le secret de ce pari musical réside d’abord dans l’usage d’un chœur restreint de 10 solistes, conformément aux théories âprement controversées défendues par Joshua Rifkin, Andrew Parrot ou Konrad Junghänel (partisans du OVPP : "one voice per part"). Les ripiénistes doublent alors les solistes dans les passages choraux, dont la texture, très allégée, permet une mousseline de contrepoint lumineuse au détriment des effets de masse. On distingue ainsi le "Kyrie" oppressant bien que paradoxalement aéré, le sublime "Et in terra pax" plein d’espoir et d’innocence, tiré vers le ciel par des voix féminines angéliques, la suspension douloureuse d’un "Qui tollis" lancinant et contemplatif, tourmenté et hiératique à la fois comme un drapé du Bernin qui se répète dans l’ "Et incarnatus est" désespéré et l’ "Osanna" festif et triomphant.

D’autres mouvements s’avèrent hélas moins convaincants. Les entrées fuguées du "Credo" s’enchaînent avec une incisive netteté qui permet à Minkowski d’opter pour un tempo trop vif et une basse contenue ferme et  poussive débouchant sur un "Patrem ominipotentem" trop pressé. Même reproche pour un "Confiteor" grisé qui s’emmêle les pinceaux et perd de sa charge émotionnelle et symbolique.   

Les solistes se plient à cette vision d’une brûlante clarté. Humbles dans les passages choraux, l’équipe se laisse aller à une expressivité décomplexée dans les airs solistes, bien plus optimiste que les beautés glacées de Parrot (Virgin). On est parfois troublé par cette rupture de ton entre des chœurs recueillis, presque "suzukiens", et des airs quasi-opératiques, même si le chef s’en défend et revendique une théâtralité liturgique. Quoi qu’il en soit, on y trouvera souvent une urgence joyeuse et démonstrative, un détachement souriant et coquet, et des voix de première classe. Lucy Crowe et Blandine Staskiewicz mêlent leurs sopranos timbrés très différemment - l’une aigue et pure, l’autre plus corsée - dans un "Christe eleison" extraverti et virtuose attaqué avec allant. Bientôt suit le "Domine Deus" poétique et sensuel, qui constitue l’un des passages les plus réussis de l’enregistrement. A la gracieuse Joanne Lunn répond Markus Brutscher, rocailleux et grave. Julia Lezhneva dénote une agilité certaine dans son dialogue avec le violon du "Laudamus te" quoique les articulations soient un brin lourdes et le chant voilé (ou alors la captation est lointaine). Petit bémol pour Colin Balzer, recueilli mais nasal dans le "Benedictus" et pour Christian Immler doucereux comme un comploteur dans l’ "Et in spiritum". Enfin, dièse génialissime pour l’ "Agnus Dei" de Nathalie Stuzmann aux accents déploratoires d’un âme que la vie pourrait avoir brisée. Le timbre est sombre, une once de vibratello fragile (qu’on retrouve dans son Winterreise) apporte la touchante humanité de la rescapée grelottante à cette puissante prière. 

Les Musiciens du Louvre accompagnent avec précision et vivacité cette vaste fresque sacrée. Accompagnent seulement, car le drame est porté à bout de bras par les voix, et l’orchestre - bien qu’excellent - demeure en retrait. Marc Minkowski paraît brider sa phalange, éviter tout excès, empêcher le continuo de fleurir, les instruments obligés de s’affirmer trop. Il en résulte des musiciens assez neutres, et surtout des timbres qui manquent de piquant et de caractère. Le hautbois d’amour du "Qui sedes" ternit, le traverso cursif du "Domine Deus" et du "Benedictus" s’échappe discrètement, la trompette du "Patrem omnipotentem" est difficilement audible, se contentant d’ajouter avec souplesse une couleur cuivrée par-ci par-là . Fort heureusement, le cor du "Quoniam tu solus sanctus" se permet de manière altière d’exposer des sons bouchés et truculents, et les bassons et hautbois "jazzy" presque champêtres confèrent une douceur moelleuse au "Et spiritum sanctum". 

En définitive, Marc Minkowski offre une vision idiomatique à cette Messe en si tant de fois enregistrée. D’une clarté narrative extrême, bénéficiant d’effectifs réduits mais résolument opposés à l’ascèse, démonstratif dans les passages solistes, plus inégal dans les chœurs qui alternent entre déploration nostalgique et hâte suspecte, cette version même imparfaite, assez proche de Junghänel (Harmonia Mundi) trouvera aisément sa place parmi les discothèques bacchiennes qui se respectent, aux côtés du merveilleux Suzuki (Bis), de l’introspection grave de Leonhardt (Deutsche Harmonia Mundi), de l’équilibre d’Herreweghe (Harmonia Mundi), ou encore du premier Harnoncourt vert et enthousiaste (Teldec).


IV/ L’interprétation de Masaaki Suzuki

a) Par Philippe Delaide / Le Poisson rêveur / Petites chroniques musicales


Messe en si par Suzuki : monumental

Masaaki Suzuki et le Bach Collegium Japan procèdent à un intermède de taille dans l’intégrale des cantates de JS Bach qu’ils ont engagée déjà depuis près de dix ans pour le label BIS. Tout simplement l’oeuvre la plus imposante et emblématique du cantor : la Messe en si mineur.

Là encore le chef japonais nous éblouit par sa maîtrise absolue du texte. Cette nouvelle version d’une oeuvre aussi majeure et tant de fois écoutée, trouve le moyen de bouleverser tous les schémas précédents. Les options esthétiques de Masaaki Suzuki, qui nous ont déjà permis de révéler avec une simplicité étonnante toute la splendeur des cantates, sont tout aussi efficaces sur la Messe en si.

Le choix d’une grande clarté polyphonique, d’une tension de la ligne plus suggérée par un tempo assez étiré que par de grands effets, la netteté des motifs permettent de revenir à l’essentiel à savoir tout le propos mystique et la transcendance de cette messe.

Le chef japonais a porté un soin particulier à la qualité du choeur, pilier fondamental de cette messe qui, comme pour lesVêpres de la Vierge chez Monteverdi, constitue une forme de synthèse fondamentale de toute la musique sacrée écrite par JS Bach.

Dès le "Kyrie Eleison" d’introduction, soutenu sur ses 10’33", Masaaki Suzuki marque son empreinte sonore, engageant l’auditeur dans un contrepoint infini, comme une mise en abyme du motif principal.

La clé de voûte de cette version, à savoir le recentrage sur la netteté des plans sonores et une grande transparence, permet de révéler les racines de certaines parties de cette messe. La façon dont le chef japonais interprète le "Et in terra pax" rappelle inévitablement les grandes messes polyphoniques de la renaissance tardive. A noter également l’enchaînement saisissant et d’une intelligence rare du duo "Domine Deus" avec le choeur du "Qui Tollis peccata mundi".

[Lien direct vers l’écoute de l’intégralité du Qui tollis, disponible sur le site du label BIS (ses similitudes avec le Requiem de Mozart sont étonnantes...).]

Le sommet de cette messe et incontestablement le Credo (Symbolum Nicenum) avec un "Credo in Unum Deum" à la rythmique incroyable, intemporelle, un "Et incarnatus est" qui évoque avec une évidence flagrante les messes mozartiennes.

Les attaques du chœur sont parfaitement maîtrisées, les effets et la théâtralité des versions antérieures évités. On s’était habitué à une posture trop solennelle et emphatique de la part de chefs précédents. Masaaki Suzuki concentre le propos sur la révélation de la puissance intrinsèque de cette musique et qui n’a nullement besoin que l’on force le trait.

Ainsi la grandeur de cette version repose sur une simplicité apparente qui est en fait le fruit d’un travail approfondi sur les ressorts rythmiques et harmoniques de cette messe, pour en révéler toute sa puissance avec le plus de densité possible. Cette fidélité absolue au texte porte ses fruits car elle fait le pari réussi qu’en le servant au mieux, elle révèle toute la richesse de l’écriture musicale de JS Bach.

Cette version demande plus d’une écoute pour en saisir toute la richesse. Si on devait la comparer avec les versions précédentes (y compris celle de Richter qui aurait visiblement le plus influencé Masaaki Suzuki), et pour reprendre une référence architecturale, c’est un peu comme si on passait du gothique flamboyant à la plus pure et émouvante des églises romanes, qui peut tout autant, voire plus, émouvoir par la pureté de sa ligne.

Seul petit bémol que j’avais déjà évoqué sur les cantates interprétées par le même ensemble : le quatuor de solistes dont on aurait rêvé qu’il soit aussi convaincant que l’orchestre et le chœur. La seule exception est bien-sûr la soliste anglaise Carolyn Sampson que je tiens vraiment pour la meilleure soprano actuelle sur le répertoire de la musique vocale. Elle le confirme à nouveau dans son duo avec l’excellent ténor Gerd Türk ("Domine Deus"). Sa voix cristalline et aérienne est vraiment magnifique et sa musicalité indéniable (cf. notes du 1er septembre 2006 et du 22 mai 2007 consacrées à cette chanteuse).


b) par Benjamin Ballifh (mercredi 12 décembre 2007)

sur le site de classiquenews.com

Messe révélatrice du génie de Bach, la Messe en si est un absolu de la ferveur baroque: nul ne le conteste. Sa fascination découle, outre sa qualité d’écriture et d’inspiration, de son hétérogénéité qui pourtant n’entame en rien son unité finale. En définitive, nous avons beaucoup de morceaux (dérivés de ses Cantates précédentes) réutilisés, et bien peu de compositions nouvelles. L’activité du Bach aimant se parodier occupe depuis toujours les chercheurs. La beauté de la musique préexistante supporte d’être réimplantée dans un contexte différent et peut-être plus valorisant. On imagine souvent que de simples morceaux écrits pour des circonstances particulières, puissent s’inscrire durablement, en étant "refondues" dans un cadre plus universel: ainsi Bach préférait-il recycler quelques unes de ses meilleures partitions et les destiner dans un grande œuvre monumentale, telle que la Messe en si...

Conjectures et hypothèses auxquelles l’interprète doit faire face pour préserver coûte que coûte la cohérence de son incarnation. La lecture du japonais Masaaki Suzuki, élève de Ton Koopman, qui fréquente à présent mieux que nul autre, l’univers des Cantates (intégrale en cours déjà bien amorcée chez le même éditeur), impose une évidente compréhension de l’articulation et de la rhétorique musicale. Sa flexibilité remarquable explique comment par exemple, cette notion de réemploi d’un matériau antérieurement écrit, se fonde dans son nouveau cadre, avec un naturel et la sensation de la vie, de manière époustouflante. La précision de la mise en place (choeur, orchestre, solistes), fruit de sa réflexion personnelle des lectures de Richter qu’il a abondamment écoutées et décortiquées, relève de l’excellence, mais ce qu’apporte le chef originaire de Kobe, c’est la vitalité et la pulsation humaine qui confèrent à l’exaltation inquiète, la terreur à peine voilée ou le sentiment de ferveur collective, cette évidence jubilatoire. Reconnaissons que cet équilibre des parties repose sur la mise en avant de l’écriture contrapuntique, ici, ossature et architecture, véritable épine dorsale de la piété de Bach. À la fois précis et analytique mais aussi globalisant et visionnaire, travaillant et les arêtes et l’élan progressif, Suzuki sait galvaniser voire électriser ses musiciens (les chœurs!) , atteignant  un accomplissement à la fois dense et clair du geste musical. Le plateau vocal relève le défi, en particulier les hommes (Peter Kooij et Robin Blaze). Nous tenons là, l’une des visions les plus abouties et les plus limpides de la Messe en si.