Bach - Messe en si mineur (texte pochette de disque Masaaki)


Texte pochette de disque (Masaaki)
JOHANN SEBASTIAN BACH : MESSE EN SI MINEUR  BWV232

L’œuvre et son origine

La production tardive de Bach est pleine de mystères et la Messe en si mineur fait certes pas exception. Petit à petit, la recherche a pu dissiper le halo qui entoure cette œuvre mais plusieurs points d’interrogations subsistent encore aujourd’hui et laissent la porte ouverte aux hypothèses et aux spéculations. La principale clé de la genèse de l’œuvre est offerte par les sources musicales. Celles-ci se composent d’une part de la partition autographe de la main de Bach qui compte depuis longtemps parmi les trésors de la Staatsbibliothek de Berlin et, d’autre part, de la partie vocale conservée aujourd’hui à Dresde et composée du Kyrie du Gloria Bach offrit en 1733 à son souverain, le Prince Électeur de Saxe Auguste II et, plus tard, roi de Pologne (sous le nom d’Auguste III) avec une dédicace et la requête pour « ein Praedicat von ero Hoff-Capelle » (une nomination à la Chapelle palatine). La partie vocale est de la main de Bach même, mais également de sa femme Anna Magdalena et de ses fils Wilhelm Friedemann et Carl Philipp Emanuel ainsi que d’un assistant inconnu. L’enveloppe contenant la partie vocale décrivait le contenu en tant que «Missa», une indication qui à vrai dire vue d’aujourd’hui prête à confusion, alors que manquent, ou plutôt, semblent manquer le Credo, Sanctus le Benedictus que l’Agnus Dei. l’optique du cantor de l’église de Saint-Thomas et de la pratique protestante d’alors, la succession du Kyrie, Gloria une œuvre complète, une «Missa» justement. Durant le service religieux protestant, seules ces deux parties de l’ordinaire de la messe en latin étaient habituellement mises en musique et, exceptionnellement, d’autres parties de la messe pouvaient s’ajouter, par exemple le Sanctus à l’occasion de la grand-messe à Leipzig. Le prince électeur de Saxe était certes catholique ; peut-être aurait-il mieux valu, eut égard au dédicataire, de préciser le titre et de nommer cette composition, non pas «messe luthérienne», mais titre anodin de « Missa brebis » ou, tout simplement, de « Kyrie et Gloria ».

Avec la Missa 1733 débute la genèse de la Messe en si mineur tant que contribution de Bach à la composition cyclique de l’Ordinarium Missae (c’est-à-dire des parties musicales de la grand-messe en latin qui se répètent, indépendamment de l’année liturgique). La structure caractéristique et la brillance des effectifs, incluant trompettes et timbales, le chœur à cinq voix et les cinq solistes démontrent qu’il s’agit ici, dans sa forme primitive, d’une Missa solemnis, messe solennelle. Le fait que Bach avait jusqu’à présent systématiquement réservé ses compositions religieuses à des fins très précises soulèvent des questions quant à la motivation derrière cette composition. Une réponse véritablement convaincante fait encore aujourd’hui défaut. On s’accorde pour trouver peu vraisemblable que Bach ait uniquement composé cette œuvre dans le but de la dédier au prince électeur. Le fait que l’exemplaire de la dédicace ait été donné sous la forme des parties vocales seules laisse cependant croire qu’il comptait sur une interprétation (et qu’il eut raison d’y compter) par l’orchestre de la cour de Dresde.

Si on ne peut déterminer si des raisons extra-musicales ont pu contribuer au printemps 1733 à la composition de l’œuvre, on peut du moins dire qu’elles lui ont été favorables: le ler février 1733, Auguste Le Fort, le souverain de Bach, électeur Frédéric-Auguste I et roi de Pologne Auguste II décéda. Un deuil national fut alors instauré qui devait durer jusqu’au début de juillet dans toute la Saxe et toute activité musicale, même religieuse, fut interdite. Bach n’ayant alors plus à préparer l’événement musical-liturgique de la saison, c’est-à-dire l’exécution d’une passion le Vendredi Saint et étant également libéré de sa tâche de présenter des cantates jusqu’au début de l’été, il avait pour ainsi dire du temps libre et le loisir de faire quelque chose de nouveau. Il lui est donc peut-être venu l’idée de fixer son attention sur l’événement qui allait venir et de s’arranger, sur le modèle de la maxime «le roi est mort, vive le roi», pour se faire remarquer par le successeur sur le trône du seigneur de Saxe. Le 21 avril 1733, celui-ci séjourna à Leipzig afin, comme dans d’autres villes de Saxe, de recevoir les hommages, c’est-à-dire le serment de fidélité au nouveau seigneur, à l’occasion de sa succession au trône. Le matin de cette journée, pour cette cérémonie, un service religieux eut lieu à l’église Saint-Nicolas et il est possible que la Missa de Bach y fût jouée. Il n’existe cependant aucun indice permettant de le confirmer. La partie vocale de l’exemplaire de la dédicace ne provient cependant pas de cette possible exécution ou de quelque autre interprétation à Leipzig car non seulement Bach aurait utilisé des copistes de Leipzig plutôt que de sa propre famille pour sa complétion mais elle mentionne des détails techniques dans la partie vocale qui correspondent à une toute autre situation qu’à celle de Leipzig. De plus, plusieurs éléments laissent plutôt croire que cette partie vocale aurait été complétée à Dresde où Bach et les membres de sa famille résidaient, notamment le fait que la page-titre de l’exemplaire remis au Prince à la demande de Bach est de la main, à l’exception de la signature, d’un copiste de Dresde et que la dédicace est datée comme suit : « Dreßden den 27 Julij 1733» [Dresde, le 27 juillet 1733]. On a supposé qu’une interprétation de la Missa a également pu avoir lieu à Dresde en relation avec l’entrée en fonction de Wilhelm Friedemann Bach le 23 juin 1733 en tant qu’organiste de l’église Sainte-Cécile (qui faisait également office d’église catholique ducale) ou en août 1733 lors d’une cérémonie religieuse dans la chapelle ducale catholique à la fin de la période de deuil où, selon un compte-rendu, «une nouvelle œuvre musicale fut présentée» sans autre précision.

On n’accéda pas immédiatement à la requête de Bach pour un titre officiel. D’innombrables tentatives à Leipzig pour présenter des œuvres de circonstances à l’occasion des anniversaires ou des fêtes de nom des membres de la famille du prince et de la musique festive à des occasions politiques demeurèrent également sans effet. Ce n’est que suite à une nouvelle tentative de Bach, à l’automne 1736, qu’il obtint du succès : le 19 novembre de cette année, il fut nommé par le prince «Compositeur bey Dero HofCapelle» [Compositeur de la cour]. Le 1erdécembre, Bach montrera sa reconnaissance par un concert à l’orgue Silbermann tout neuf de l’Église des femmes de Dresde.

Par la suite, Bach reviendra au genre de la messe protestante et en composera quatre en 1738 et 1739 (BWV 233 à 236). Encore une fois, les circonstances de composition ne sont pas claires et il est possible que ces messes soient le résultat de commandes. Bach reviendra à la Missa de 1733 entre 1743 et 1746, et ajoutera des mouvements provenant du Gloria, une musique religieuse en latin basée sur le lendemain de Noël («Gloria in excelsis Deo», BWV 191) dont il modifiera en partie le texte.

Peut être qu’il lui fut à partir de ce moment impossible se séparer de l’œuvre. Il est bien possible que le plan initial ait alors commencé à mûrir: faire de la «Missa brevis» luthérienne une composition complète pour l’ordinaire de la messe, une «Missa tota», un plan judicieux s’il ne s’agissait que du résultat d’une motivation artistique interne, sans lien avec l’extérieur. Cependant, une messe complète en latin, et qui plus est, de cette dimension, n’avait aucune chance d’être jouée à Leipzig. Les chercheurs ont cherché des raisons extérieures et des occasions qui pourraient justifier l’impulsion de compléter cette messe. Une ordonnance pour le service religieux catholique de la cour apparaît, selon les circonstances, envisageable ainsi que, comme il l’a été suggéré ces dernières années, un lien entre l’église de la cour alors en chantier et la préparation (remise à 1751) de sa consécration. Cependant, il est exclu qu’elle ait put être conçue pour la grand-messe catholique car le texte de Bach en deux endroits ne suit pas celui prescrit par le texte canonique: dans le Gloria, chez Bach, comme dans la messe luthérienne, après l’invocation «Domine Fili unigenite, Jesu Christe» [Jésus Christ, Fils unique de Dieu], on retrouve le mot «altissime» [Très haut] et dans le Sanctus, le texte de Bach suit Isaïe 6, 3 : «Pleni sont cœet terra gloria ejus» [Les cieux et la terre sont remplis de sa gloire] au lieu de la formule rituelle de «gloria tua» [sa gloire, au lieu de ta gloire]. Que de tels détails aient pu jouer un rôle si important peut évidemment être débattu.

L’église Saint Nicolas à Leipzig
Gravure pubiée par Gabriel Bodenehr (Augsburg)

Le moment précis auquel Bach a entrepris le développement vers une messe complète a longtemps été incertain et matière à spéculations. Le spécialiste de Bach, Arnold Schering, soutint la thèse en 1936 que la Messe en si mineur en tant que « Missa tota » avait été terminée pour le couronnement du prince électeur en tant que roi de Pologne à Cracovie le 17 janvier 1734 et que la complétion eut lieu au cours de l’année 1733. Friedrich Smend qui fut l’éditeur de la Messe dans la Neue Bach-Ausgabe en 1954 la date, lui, de 1738-39. On sait davantage et de manière plus précise depuis : la datation à partir du papier et de la signature de Bach au moyen des méthodes les plus raffinées de la recherche moderne a, dès la fin des années 1950, permit de déterminer que la partition de Bach du Sanctus avait due avoir été écrite au cours des dernières années de sa vie, vers 1747, et, dans l’intervalle, on a pu le préciser encore davantage: entre août 1748 et octobre 1749. Dans le cas du Kyrie et du Gloria, Bach a conservé la partition de 1733 et l’a munie d’une enveloppe sur laquelle il a écrit, en plus de l’effectif et de son nom, «Missa» avec le numéro un. Puis il a ajouté de nouvelles parties de la messe en trois parties qui portent sur leur couverture, les numéros 2 à 4, « Symbolum Nicenum» [Credo] qui comprennent le Credo, le Sanctus et, en dernière position, la section «Osanna, Benedictus, Agnus Dei et Dona nobis pacem». Ce n’est que plus tard que le tout fut réuni. Le recueil ne porte pas de titre. L’absence d’un tel titre, la disposition inhabituelle (normalement, l’Osanna et le Benedictus appartiennent au Sanctus), le contenu manifestement hétérogène avec le changement frappant de l’effectif du chœur entre cinq, quatre, six et huit voix et plusieurs autres éléments ont mené Friedrich Smend en 1937 à croire que Bach n’avait nullement l’intention de réaliser une composition de l’ordinaire de la messe mais plutôt de faire une collection de différentes parties de la messe. L’exécution de toutes ces parties en un tout unifié n’est absolument pas une erreur de la postérité. La conception de Smend a été subtilement contredite par Georg von Dadelsen en 1958 par une recherche philologique des sources et des arguments musicaux et est considérée depuis comme la plus vraisemblable. Aucun doute n’est permis : la messe est, en accord avec la volonté de Bach, une œuvre homogène. La conception inhabituelle et les changements dans la partition ainsi que les nombreuses particularités de l’œuvre reflètent sa genèse compliquée.


Retour à des œuvres plus anciennes

La Messe en si mineur est tout sauf une œuvre d’un seul jet et à sa genèse inhabituelle se greffe, après un examen attentif, une préhistoire qui remonte en partie à bien avant 1733. Aussi bien pour la Missa de 1733 que pour les développements ultérieurs, Bach a abondamment puisé dans des œuvres plus anciennes. Cela concerne principalement le Sanctus que Bach avait déjà conçu presque dix ans avant la Missa pour une messe à Leipzig le jour de Noël 1724 et qu’il reprit purement et simplement après l’avoir retravaillé. De la même manière, l’introduction du Symbolum Nicenum provient du mouvement d’une messe déjà existante, un « Credo in unum Deum » qu’il haussa d’un ton pour sa nouvelle œuvre.

De plus, Bach a fréquemment recours à la pratique dite de la parodie, c’est-à-dire à la réutilisation d’une composition mais avec un nouveau texte. C’est ainsi que plusieurs mouvements de la Messe sous une forme originale de ses cantates antérieures : le «Gratias agimus» du Gloria 1733 se retrouve avec le même texte, mais en allemand, («Wir danken dir, Gott» [Nous te rendons grâce, dieu]) dans la cantate éponyme BWV 29 de 1733 pour l’inauguration du Conseil municipal de Leipzig (et qui était déjà une parodie) ; et le «Qui tollis» de la même partie qui renvoie au choeur d’ouverture de la cantate BWV 46, Schauet doch und sehet [Voyez donc et regardez] 1723. Dans le Symbolum Nicenum, «Patrem omnipotentem» reprend le chaeur initial de la cantate pour le Jour de l’An BWV 171 Gott wie dein Name, so ist auch dein Ruhm [Dieu, comme ton nom, ta gloire aussi] ou ôt, le parodie ; le «Crucifixus» est une parodie du chœd’ouverture de la cantate de Weimar BWV 12 Weinen, Klagen, Sorgen, Zagen [Plaintes, larmes, peines, craintes] 1714 ; et l’«Et expecto» se retrouve dans une version plus ancienne avec le texte «Jauchzet, ihr erfreuten Stimmen» [Réjouissez-vous, voix joyeuses] dans la cantate du Conseil BWV 120 Gott, man lobet dich in der Stille [Dieu, on te loue dans la tranquillité] de 1729. Dans les parties conclusives de la Messe, retrouve la musique de ‘Osannale chœur d’ouverture de la musique solennelle Preise dein Glücke, gesegnetes Sachsen [Félicite-toi de ta chance, bienheureuse Saxe] 120 de 1734 à nouveau bien que le chœde cette œétait lui-même une parodie de la cantate aujourd’hui disparue pour Auguste III de 1732, Es lebe der Kônig, der Vater im Lande [Vive le roi, le père du comte] .ll. La musique de ‘Agnus Deiretrouve avec le texte «Ach, bleibe doch, mein liebstes Leben» [Ah, reste donc, ma chère vie] de ‘Oratorio de l’Ascension11 de 1735 qui était déjà une parodie d’un air d’une cantate perdue de la «Sérénade du mariage» de 1725. Finalement, le Dona nobis pacem, encore une fois sous la forme d’une parodie, la musique du «Gratias agimus» du Gloria.

De plus, le «Domine Deus» du Gloria est en quelque sorte, une parodie du duo «Ich will rühmen / Du sollt rühmen» de la cantate perdue à l’occasion de la fête de nom d’Auguste Le Fort Ihr Häuser des Himmels [Votre maison du ciel] BWV 193a. C’est également le cas du duo «Et in unum Dominum» du Symbolum Nicenum qui renvoie à un projet disparu. Dans le cas présent, nous n’avons que le thème en tant qu’esquisse d’une source de 1733.

On prétend depuis longtemps que pour sa Messe, Bach aurait puisé dans une plus grande mesure dans une série de mouvements et de sections provenant d’œuvres aujourd’hui disparues ou qui nous sont parvenues uniquement sous forme de livret. Il existe dans les faits plusieurs indices qui, indépendamment de la tradition des modèles de compositions, permettent de conclure à de telles réutilisations. D’une part, il y a la caractéristique de l’écriture de Bach, d’autre part, la structure des mouvements et la forme musicale. Dans le cas de l’écriture, la mise au net signale un travail d’après un modèle (alors qu’une écriture rapide est la marque distinctive d’une transcription d’une composition typique). Cependant, une accumulation de corrections dans la partie vocale et dans le texte indique le nouvel emploi d’une composition préexistante avec un nouveau texte, texte, donc d’une parodie. Enfin, des corrections à des notes écrites trop hautes ou trop graves laissent supposer une transposition. Dans la structure des mouvements, une voix qui prend peu part à la création thématique, comme le second soprano dans «Et in terra pax» du Gloria, indique un ajout ultérieur. Des pièces solos débouchant sur une forme da-capo, alors que le texte utilisé pour la messe n’offre pas de telle possibilité, renvoie à la forme originelle d’un air da-capo. De plus, des passages déclamatoires frappant ou une proximité dans le contenu indiquent le recours à une parodie d’un texte en particulier du livret d’une cantate conservée.

S’appuyant sur de tels indices et sur quelques autres, la recherche musicologique consacrée à Bach, en particulier au cours de la seconde moitié du 20ème siècle, est arrivée à une multitude d’hypothèses au sujet des différents mouvements et croit à la reprise en partie de mouvements de messe déjà existants mais surtout de parodies. De telles considérations poussées aussi loin ont été tenues par les musicologues Joshua Rifkin et Klaus Hàfner indépendamment l’un de l’autre. Parmi les éléments incontestés, figurent les quatre premières mesures du Kyrie et le «Confiteor unum baptisma» du Symbolum Nicenum. Le chercheur Alfred Dürr dans une recherche approfondie publiée en 1992 a pris position face à ces hypothèses et à quelques autres, les a abordées de façon critique et a conclu que, sans aucun doute, par la concordance avec les œuvres qui nous sont parvenues, il s’agit ici de réutilisation par Bach de compositions aujourd’hui disparues.


Le procédé de la parodie. Questions et contexte

Que Bach ait utilisé une musique préexistante à laquelle il a ajouté un texte tiré de l’ordinaire de la messe ne doit plus nous surprendre. Mais pourquoi Bach a-t-il parodié une telle quantité de mouvements de ses cantates et, conséquemment, si peu composé? II n’est pas aisé de répondre à cette question. Le procédé de la parodie chez Bach occupe les biographes et les chercheurs depuis des centaines d’années et, au cours des années, plusieurs explications ont été avancées pour justifier son recours à une telle méthode de travail. Considérées de notre point de vue, l’économie et la psychologie de la création s’opposent : il existe des parodies pour lesquelles Bach a manifestement voulu s’épargner des efforts et du temps pour une nouvelle composition ; il en existe d’autres qui semblent le fruit du plaisir et du désir de faire quelque chose de nouveau à partir du préexistant et il en existe plusieurs autres dans lesquelles les deux motifs semblent inséparables. Au cours des années à Leipzig, Bach semble également soucieux de recourir de plus en plus à ce qu’il a réussi d’un point de vue artistique, en particulier dans ses œuvres de circonstances, et de les replacer dans un nouveau contexte afin de leur conférer une pérennité.

En ce qui concerne l’étendue du procédé de la parodie chez Bach, le chercheur Ludwig Finscher, en 1969, a procédé à des calculs : les mouvements dans la musique vocale (à l’exception des récitatifs et des arrangements pour chœur) qui reprennent le procédé de la parodie comptent pour 20% du total. Finscher a relié à cette constatation la question à savoir comment il est possible que Bach dans ce contexte ait pu associer de nouveaux textes à ses propres compositions, et a constaté que cela tenait à la qualité spécifique de la musique de Bach, à ses niveaux de signification et de relations, et à son «excédent esthétique». Dans le cas de la Messe en si mineur, la part de parodies y est en effet significativement plus haute que ce à quoi arrive Finscher dans ses calculs sur la musique vocale. Une raison pourrait être que le texte latin se prête plus facilement que le texte allemand à la parodie : en tant que langue «morte», elle ne possède aucun «geste» mélodique ou rythmique inhérent et se glisse ainsi plus facilement dans un nouveau «revêtement» linguistique étranger et préfini. Bach a su tirer profit de cette caractéristique non seulement dans la Missa de 1733 mais également dans les quatre «petites» messes de 1738 (BWV 233 à 236) qui dérivent presque exclusivement de mouvements de cantates.

Le procédé de parodie a également été privilégié pour une autre raison: pour cette messe, Bach devait écrire une musique qui était, dans un sens très précis, liturgique donc différente d’une grande partie de sa production religieuse où le texte était simplement exprimé, sans fonction prédicatrice et qui avait plutôt comme fonction de servir directement le service religieux. Ce qui était abordé avec le texte de la messe et qui différait d’une cantate d’église, d’un oratorio ou d’une passion de Bach, n’est pas la contemplation spirituelle et l’instruction patiente d’un chant communautaire mais plutôt Dieu lui-même. Dieu n’a cependant pas besoin d’exégèse, d’explications, d’illustrations du Verbe par le biais de la musique. L’accomplissement du Verbe dans la messe n’est pas l’étude et le passage vers un acte religieux, mais est celui-ci même. Dieu est célébré. La musique est cependant un embellissement du Verbe, son contenant artistique, rien de plus. La musique de Bach, bien moins que dans ses cantates, provient ici des mots isolés et elle est porteuse de chacune des idées présentées par le texte.
Le texte de la messe a constitué, tout au long des siècles, un défi pour le compositeur pour déployer son art musical de la manière la plus opulente. Il semble à vrai dire qu’il y ait un obstacle, certes pas pour tous les compositeurs ou de tout temps, qui tient à la nature du texte, c’est-à-dire qu’il ne s’agit pas ici d’une forme de poésie élevée, de vers, mais plutôt de prose, même dans le Credo, ‘un texte factuel parlé, une forme de texte qui ne porte pas le germe d’une empreinte musicale artistique. La forme musicale qui émerge d’un tel texte ne peut que se déployer avec difficulté ou alors pas du tout. Manifestement, elle a besoin d’une impulsion formelle complémentaire et externe. Peut-être est-ce là la raison pour laquelle, les compositeurs ont, à travers les siècles, utilisé lors de leur mise en musique de la messe des techniques et des formes externes au genre de la liturgie et des substances musicales étrangères. Technique et substance musicale empruntées sont les caractéristiques de l’art de la messe de la fin du Moyen-Âge et de la période bourguignonne-flamande, que ce soit avec l’association à un cantus firmus connu (on pense au ténor bien connu L’homme armé) , que ce soit avec les lois du canon, que ce soit avec la messe dite parodique qui emprunte la substance musicale à une composition étrangère, un motet par exemple, comme Claudio Monteverdi, le plus grands des compositeurs avant Bach, l’a fait dans sa Missa « In ill tempore » (1610) qui reprend un motet du Hollandais Nicolas Gombert (vers 1495-vers 1560). On doit donc considérer dans cette optique le fait que Bach, dans sa Messe en si mineur, a recours à tant de beauté emprunté, certes de sa propre œuvre.


Un livre d’art musical à l’usage du connaisseur et de l’amateur

Les intimes des cantates de Bach retrouveront dans la Messe en si mineur plusieurs passages qui leur seront familiers. Bach compte cependant sur l’auditeur lambda qui ne peut en aucun endroit penser qu’il ne s’agit pas de matériel original mais plutôt d’un arrangement. Au cours des dix premières années à Leipzig et ce, jusqu’à la Missa de 1733, puis pendant les vingt-cinq années suivantes jusqu’à son développement, Bach mènera l’art de la parodie à la perfection, voire jusqu’au grand art. Il peut sans peine prendre une composition existante et lui donner un tout nouveau texte, ajuster la déclamation. Cependant, il peut avant tout nuancer la musique au niveau de l’atmosphère, réorganiser les affects du nouveau texte surtout au moyen de l’instrumentation et de l’articulation. Un autre moyen utilisé, et on y a déjà fait allusion: moins que dans les cantates religieuses, il s’agit ici du mot pris isolément, de la rhétorique du prêche et d’un- discours direct du fidèle. Il s’agit d’autant plus de la transmission du texte en l’accompagnant par l’auditeur et il s’agit donc de refléter musicalement l’affect des mots et de rendre tangible l’essence du texte en le menant à l’expression, une formule de confession claire qui, tout comme le mot, renferme le mystère.

Bach sert le texte dans sa messe d’une autre manière que dans ses cantates. En tant qu’artiste cependant, il s’adresse à la fois aux «connaisseurs et amateurs» ainsi, d’une certaine manière, sa messe est également un «livre d’art musical» : tout comme dans son œuvre tardive L’art de la fugue laquelle un thème musical est développé de manière exemplaire, il expose ici son art dans la forme liturgique. Il se révèle dans les multiples divisions de sa messe, Gloria Symbolum Nicenum, architecte brillant de la grande forme musicale: dans le Gloria, quatre chœsont symétriquement disposés tels les piliers d’une construction, dans les sections extrêmes de ce mouvement, à cinq voix (« Gloria in excelsis Deo et in terra pax » et « Cum Sancto Spiritu »), dans les sections intérieures, quatre voix (« Gratias aigus tibi » et « Qui tollis peccata lundi »), alors qu’entre ces sections apparaissent trois airs solos et un duo dans une diversité méthodique et dans lesquels les cinq solistes apparaissent chacun en relation avec un instrument soliste, le violon dans « Laudamus te », la flûte dans « Domine Deus », le hautbois d’amour dans « Qui sexes » et le corno da caccia « Quoniam tu sous sanctus ». Dans le Symbolum, chœest également disposé de manière symétrique : il débute et se termine par deux sections chorales, alors que les deux sections qui encadrent ce mouvement sont à cinq voix, les deux sections suivantes (les seconde et avant-dernière) sont à quatre voix et le centre de ce mouvement se compose d’une succession de trois choeurs («Et incarnatus est», «Crucifixus», «Et resurrexit») où le premier et le troisième sont à nouveau à cinq voix et celui du milieu à quatre voix. On ne louera jamais assez la variété des formes musicales et des mouvements et les autres cercles de la gamme de l’expression que Bach annonce, du geste tendre de la prière ardente du «Kyrie eleison» qui ouvre la Messe une devise, au sérieux de «Et incarnatus est» et la plainte du «Crucifixus» suivi du triomphal «Et resurrexit», de l’archaïque profession de foi «Credo in unum Deum» jusqu’au dogmatisme strict de «Confiteor unum baptisma» qui, aux paroles consacrées à la résurrection des morts, «Et expecto resurrectionem mortuorum», passe soudainement à une atmosphère rêveuse et visionnaire jusqu’à ce que l’événement musical à la répétition des mêmes mots devienne tumultueuse. C’est une musique qui connaît aussi bien le délicat que l’héroïque, la ferveur croyante comme la sévérité dogmatique, la tristesse la plus profonde comme la joie débordante, une musique qui avec toute sa grandeur intemporelle est profondément humaine.

Dans sa dernière composition importante, Bach rassemble tout son art et devient l’un des grands compositeurs de l’Occident qui confèrent aux mots fondamentaux du culte chrétien une forme musicale, de la Messe de Nostre Dame de Guillaume de Machaut, quatre cents ans avant lui, jusqu’à la Missa solemnis de Ludwig van Beethoven, deux générations plus tard.

© Klaus Hofmann 2007