Bach - Messe en si mineur (texte pochette de disque Herreweghe)


Texte pochette de disque (Herreweghe)
La Grande Messe en Si mineur

II est une idée fausse largement répandue selon laquelle la messe est un genre musical propre à la religion catholique. Par conséquent, même les messes de Bach constitueraient une sorte "d’hommage" à la tradition romaine, s’écartant ainsi de la liturgie et de l’esprit luthériens. En réalité, l’usage musical évangélique admettait d’entonner des motets en langue latine et d’exécuter des textes de l’Ordinarium Missae style concertant, dans les circonstances où était requise une certaine solennité, À l’époque de Bach, à Leipzig, les deux premières feriae des trois festivités principales (Noël, Pâques et Pentecôte) et les autres fêtes particulières de l’année liturgique (à l’exclusion donc des dimanches ordinaires au cours desquels les textes latins étaient entonnés choraliter, c’est-à-dire dans le style du chant religieux en vigueur), admettaient l’exécution à plusieurs voix (figuraliter) Kyrie, du Gloria du Sanctus. Dans le cas des deux premiers textes, il faut tenir compte du fait que la terminologie courante les rassemblait couramment sous le vocable de Missa. Et c’est précisément ce terme qui apparaît, tant dans les quatre messes écrites entre 1735 et 1744 environ (BWV 233, 234, 235 et 236), uniquement formées de Kyrie de Gloria et toutes en six mouvements extraits de cantates liturgiques, que dans la partition de la Messe en si mineur (BWV 232). Ici, il désignait la première partie d’une composition envoyée en 1733 par le cantor de Saint-Thomas au duc de Saxe Frédéric Auguste Il dans le but de solliciter une nomination à la chapelle de la cour, nomination qui ne deviendrait effective qu’à la fin de 1736.

Dresde, capitale de ce duché de Saxe dont faisait partie la ville de Leipzig, constituait un cas de figure éminemment étrange : la majeure partie de ses habitants était de confession luthérienne tandis que le souverain était catholique (Frédéric Auguste 1er avait en effet été contraint d’embrasser la religion catholique lorsque la couronne de Pologne lui avait été offerte). Cette double confession avait conduit à la création de deux chapelles de cour distinctes, l’une destinée à accueillir les rites de l’église luthérienne, l’autre ceux de l’église catholique. [Il n’existe pas de traces d’une exécution de cette œuvre de Bach à Dresde et il ne semble pas, au demeurant, que le but recherché par le compositeur fût celui de faire exécuter l’ouvrage dans l’une des deux chapelles (en premier lieu celle de confession luthérienne), mais plutôt, outre le fait de rendre un hommage au nouveau souverain, de faire montre de l’extraordinaire talent dont il était doué.
Cette œuvre témoigne de façon quasi déroutante d’une praxls associe avec une sévérité radicale l’archaïsme et la modernité. II est convenu, depuis un siècle et demi, de la désigner par les termes de Die hohe Messe in b-moll ou Grande Messe en si mineur ; titre n’apparaît pourtant ni dans l’original du compositeur ni dans les copies. Il est dû en fait au premier imprimeur qui en proposa l’édition en 1833 (cent ans après l’envoi effectif de la dite Missa au duc de Saxe), accompagnée de la réserve de publier l’année suivante les autres parties. Celles-ci ne virent toutefois le jour qu’en 1845 : c’est précisément dans cette version augmentée qu’apparaît la mention Hohe Messe, de reprise en clef de lecture germanique du concept de Missa solemnis ifié par l’opus 123 de Beethoven.

II n’y eut pas d’exécution intégrale de l’ouvrage du vivant du maître. D’après les sources connues, il semble toutefois que le Sanctus ait fait l’objet d’une utilisation pratique le jour de Noël de l’an 1724 - la tradition voulait que la célébration des offices religieux lors de la messe de Noël comprît une exécution concertante du Sanctus latin - trois parties du Gloria furent par ailleurs utilisées, aux environs de 1740-42, pour faire partie d’une cantate de Noël (BWV 191), la seule chez Bach qui fasse appel à un texte en latin. II convient de surcroît de préciser que la partition réalisée par le compositeur dans les derniers moments de sa vie (des études sur les caractéristiques de la calligraphie et sur le type de papier utilisé ont révélé qu’il s’agit vraisemblablement là de la dernière composition entreprise par Bach avant que la cécité ne le contraigne à cesser d’écrire) est le fruit d’une volonté d’organiser de façon organique, sans songer à une Missa tota, un matériel homogène en soi mais qui avait vu le jour à l’occasion de circonstances diverses et à différentes périodes. Les parties restantes de la Messe, à savoir le Credo (ou Symbolum Nicenum, comme l’appelle Bach), l’Osanna (qui dans la liturgie de Leipzig n’appartenait pas au Sanctus mais constituait une partie en soi), le Benedictus, l’Agnus Dei et le Dona nobis remontent aux années 1747-49, même si dans la majeure partie des cas il ne s’agit pas de pages originales mais de parodies ou d’adaptations plus ou moins importantes d’ouvrages antérieurs. Le fait est vérifié (ou du moins considéré comme tout à fait probable) dans au moins treize cas sur un total de vingt-cinq. L’œuvre de Bach n’en apparaît dès lors que plus admirable si l’on considère qu’elle est entièrement, ou tout du moins en grande partie, le fruit d’un montage rationnel et parfaitement équilibré qui s’impose sur le plan des résultats comme une création originale et unique. L’ambivalence propre à la technique de la parodie et le fait que cette Messe en si mineur porte en elle comme un signe de grandeur contrebalance cette autre ambivalence qui fait siens deux rites et deux confessions et voit se fondre cri un seul corps les deux grandes expressions de la pensée chrétienne : la théologie de la gloire d’ascendance catholique et celle de la croix, de source luthérienne.

Sur les vingt-cinq numéros dont est composée la partition, seize sont des chœurs (trois à 4 voix, onze à 5, un à 6 et un à 8), trois, des duos et six, des airs pour solistes. La fonction chorale est donc prédominante et très différenciée du point de vue du style. Six exemples sont conçus en stylus gravis et antiquus (n° 3, 6, 12, 16, 19, 25), abondamment employé par Bach dans ses années leipzigoises, tandis que dans huit autres cas (n° 1, 4, 11, 13, 17, 20, 21, 22) prévaut un style de composition dit "moderne", qui voit l’emploi de l’ensemble des instruments et qui privilégie une manière souvent triomphaliste correspondant aux règles du stylus majestaticus qui trouva son plein essor dans la musique ecclésiastique de cette époque. Les n° 8 et 15 constituent des cas à part et peuvent être interprétés comme des compositions de style mixte, ou de transition, qui associe des parties instrumentales en obbligato à une inspiration issue du motet.

C’est dans la forme architecturale - rêvée, imaginée et enfin réalisée- que les vertus de l’invention musicale (y compris de l’invention expérimentée dans d’autres secteurs et transférée ensuite, sous I’impulsion logique et implacable de la parodie, vers d’autres sphères célestes) offrent les meilleures garanties de réussite. Paradoxalement, le matériel extrait d’un ensemble non homogène d’œuvres remontant à des époques différentes se recompose, de façon étonnamment coordonnée, en un seul corps organique au sein duquel le texte et le musique procèdent en trouvant réciproquement écho l’un dans l’autre. En d’autres termes, cet ouvrage, dans sa monumentalité presque exacerbée (et certainement peu idoine à un usage liturgique) et dans sa polyvalence plus unique que rare, est de ceux qui témoignent le plus ouvertement de la symbiose des idées, de l’harmonie des gestes et du pacte d’alliance rationnel qui est le terreau de toute contradiction interne et de toute dissension extérieure.


Alberto Basso
Traduction Claudio Mancini