Ecole Niedermeyer

Article paru dans la Jaune et la Rouge en janvier 1993 (numéro spécial "Les X et la musique") reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur et de la Jaune et la Rouge.
La musique est représentée dès la première promotion de notre école, en la personne d’Alexandre Choron (1772-1834). En une époque où la vie musicale de notre pays se caractérisait par une certaine frivolité et le règne en maître de la musique vocale, Choron a travaillé avec désintéressement à réhabiliter les maîtres du XVIIIe siècle alors tombés dans l’oubli. Un apostolat passionné et désintéressé en faveur d’une conception élevée de la musique caractérise l’essentiel de son action : il a consacré sa fortune à l’édition d’oeuvres classiques et d’ouvrages théoriques allemands. Son principal titre de gloire est la création en 1816 d’une école de musique classique et religieuse, orientée vers le chant choral, où l’on put entendre pour la première fois à Paris Bach, Haendel et Palestrina, et qui fit l’intérim jusqu’à la révolution de juillet du conservatoire fermé en 1816.
L’impulsion donnée par Choron devait se poursuivre : l’intérêt pour l’ancienne musique religieuse survécut à son école, et donna naissance en 1853 à l’École Niedermeyer, dont l’influence sur l’Ecole française devait être décisive par la réhabilitation de la musique modale issue du chant grégorien, (dont Fauré, ancien élève de Niedermeyer, fut l’un des adeptes les plus illustres). En 1830, des raisons politiques amenèrent la réduction de l’aide financière consentie à l’école de Choron : les dernières années de sa vie furent assombries par une profonde amertume de n’avoir pas été compris et de ne pouvoir plus rien faire pour l’art auquel il avait sacrifié son activité et sa fortune. En dehors de son rôle d’enseignant et d’organisateur (il fut directeur de l’Opéra), Choron a laissé quelques oeuvres et de nombreux écrits théoriques : des Principes de composition des écoles d’Italie, et une traduction du Traité d’harmonie, du célèbre professeur autrichien Albrechtsberger, entre autres.
Camille Durutte (1803-1881) subit la double attraction de la musique considérée comme art et comme science. Il élabora une théorie personnelle de la génération des accords, exposée dans plusieurs traités d’harmonie, qu’il chercha ensuite à étayer par des bases philosophiques discutables empruntées au philosophe Wronski. Son erreur fut sans doute de s’enfermer dans un système partiellement contredit par l’expérience, qui lui aurait permis de créer tous les accords possibles. Ses théories trouvèrent cependant une oreille attentive en la personne de compositeurs célèbres de l’époque, Reyer et Gounod notamment. Durutte vivait à Metz, et ses propres compositions, nombreuses et de genres variés, connurent une certaine notoriété " régionale ". D’un grand désintéressement, il n’avait rien d’un arriviste et négligeait de se faire connaître dans les cercles parisiens. Au dire de ses contemporains, si sa musique n’avait pas l’originalité requise pour survivre, elle témoignait d’une réelle maîtrise de l’écriture, et Mendelssohn lui-même avait apprécié l’une de ses fugues. Il ne méritait sans doute pas l’obscurité dans laquelle il mourut.
Lucien Dautresme (1826-1892) participa activement à la révolution de 1848, puis démissionna de la marine pour se consacrer à la musique. I1 reçut les conseils de Meyerbeer, alors grand-prêtre de la vie musicale à Paris, et quelques-unes de ses oeuvres lyriques, sans doute influencées par l’auteur du Prophète, connurent un certain succès dans les années 1860-1870. Ayant vu ajourner à plusieurs reprises la représentation d’un de ses opéras-comiques, Cardillac, au profit d’oeuvres d’autres musiciens et s’estimant atteint dans sa dignité d’artiste, Dautresme provoqua en duel le directeur du Théâtre Lyrique, Carvalho. Celui-ci, refusant de se battre, Dautresme se livra sur lui à des voies de fait qui le firent condamner à six mois d’emprisonnement. Cardillac fut finalement représenté la veille du jour où son auteur entrait en prison...
Après l’avènement de la Troisième République, Dautresme s’éloigna de la musique pour se consacrer à la politique. Deux fois ministre du commerce, il devait mourir sénateur.
Ces musiciens du 19ème siècle ont surtout aujourd’hui un intérêt anecdotique : si l’on doit reconnaître l’influence de Choron en tant qu’enseignant et l’impulsion qu’il donna à la réhabilitation de la musique chorale, leurs oeuvres n’avaient sans doute pas l’originalité requise pour survivre.
A l’inverse, Charles Koechlin et Pierre Schaeffer (voir l’article qui lui est par ailleurs consacré) doivent être considérés comme deux des figures les plus importantes de la musique du XXe siècle, autant par la forte personnalité qui émane de leur production, que par leurs travaux de théoricien. Tous deux auront été des pionniers de la musique de leur temps.
Trop longtemps tenu dans l’ombre, Charles Koechlin (1867-1950) est redécouvert aujourd’hui comme le grand musiçien humaniste de sa génération, et comme l’un des pères de la musique du XXe siècle. Homme de culture, Koechlin l’était par urie connaissance universelle de la musique, probablement sans équivalent depuis Bach. Il l’était également par son ouverture d’esprit, dont témoigne son intérêt pour bien d’autres domaines que la musique : la littérature bien sûr, mais également le cinéma, la photographie, les voyages, l’astronomie, les mathématiques. Toutes ces activités trouvent leur écho dans son oeuvre musicale immense, d’une richesse foisonnante. L’esprit qui l’anime est celui d’un certain mysticisme philosophique, dominé par sa foi en l’homme et imprégné d’un profond sentiment de la nature. La mer, la montagne, la forêt, les vastes espaces ou le ciel étoilé sont autant de terrains de prédilection pour son imagination. Alors se développe sa méditation, et la nature est là pour imposer sa sérénité et son éternité à l’ inquiétude de l’homme. Car si Koechlin peut parfois être rapproché du courant impressionniste par son langage, il n’est pas à proprement parler un impressionniste : son message transcende largement l’évocation des sentiments suggérés par la nature, alors même qu’elle possède paradoxalement à certains moments une intensité presque visuelle.
La traduction musicale de tout cela, c’est l’orchestre de Koechlin, cet immense orchestre qui résonne et qui palpite comme la jungle, et qui confère souvent à la musique une dimension presque cosmique. Cet arrière-plan philosophique, la subtilité des moyens utilisés et leur richesse permettent de situer Charles Koechlin aux côtés de ces deux autres grands visionnaires, Alexandre Scriabine et Olivier Messiaen.
Charles Koechlin (1867-1950)
Homme de liberté, Koechlin rejetait tout esprit de système : il pensait que tonalité, modalité, atonalité, polytonalité n’étaient que différentes facettes d’un même langage : au compositeur de choisir les moyens les plus appropriés à l’exacte traduction de son rêve intérieur. Il aurait pu cependant signer lui aussi une "Technique de mon langage musical", car son oeuvre repose en grande partie sur un système harmonique très libre, en avance sur son époque, substituant aux superpositions de tierces des superpositions de quintes largement espacées entre le registre grave et le registre aigu. Plus encore que Debussy, Koechlin aura exploré le mystérieux univers des quintes. L’infini que suggèrent ces immenses agrégations, leur caractère translucide et immobile s’accordent d’ailleurs exactement au message que le musicien entendait nous transmettre. Son immense production aborde tous les genres - sauf l’opéra : musique de chambre, musique de piano, musique instrumentale.
Mais il est avant tout un symphoniste, et les grandes fresques symphoniques à caractère philosophique qu’il composera entre 1930 et 1945 l’imposeront comme l’un des plus grands musiciens de son époque. Il faut sans doute mettre au premier rang de ces vastes créations des pages comme Le Livre de la Jungle, inspiré par l’oeuvre de Kipling, Le Buisson Ardent, d’après Jean-Christophe de Romain Rolland, La Cité Nouvelle, la Seconde Symphonie, l’Offrande musicale sur le nom de Bach dédiée à la mémoire du maître qu’il vénérait... En tant qu’enseignant, son importance n’aura pas été moindre. Il aura compté Henri Sauguet, Darius Milhaud, Francis Poulenc au nombre de ses élèves. Il aura accumulé une somme de connaissance dans ses Traités de l’harmonie, du contrepoint, du choral et de la fugue, aujourd’hui utilisés dans les conservatoires dans le monde entier. A certains égards, ce rayonnement l’a peut-être desservi (un peu comme Vincent d’Indy) et l’image du professeur a trop longtemps éclipsé l’image du créateur et du poète. Peut-être est venu le moment de le redécouvrir : dans le monde survolté d’aujourd’hui, la musique de Charles Koechlin est comme une fenêtre ouverte sur la nature, sur la voute étoilée. Elle nous incite à prendre notre temps, et à nous poser les vraies questions, un peu comme Mowgli, dans le Livre de la Jungle, ou Jean Christophe dans le Buisson Ardent, devant le mystère entrevu des êtres et des choses...