La Musica Ficta


Synonymes : musica falsamusique feinte.
Ce procédé est valable, s’applique du 13ème siècle à la fin du 16ème siècle aux notes qui n’appartiennent pas au système diatonique heptatonique c’est à dire aux notes qui sortent du système modal (c’est à dire les altérations accidentelles). Le si bémole ne relève pas de la musica ficta, il est à placer à la même importance que le si bécarre.
I°) Historique :
Les accidents de la musica ficta se rencontre dès le 9ème siècle dans le traité Musica Enchiriadis de Ogier de Laon (c’est aussi le premier traité de polyphonie [polyphonie à deux voix = diaphonie]). On y introduit le mi bémol et le fa dièse.
Dès cette époque, il semble que certaine altérations ont été utilisées dans le chant grégorien (ce qui a pour effet d’anéantir la modalité du chant). Le nombre de ces altérations croit avec le progrès pour les raisons suivantes :
  • Raison de l’euphonie mélodique : il faut éviter les intervalles inchantables (triton, intervalles diminués ou augmentés…)
  • Pour des raisons d’attraction « harmonique ».
Dès le début du 14ème siècle, les claviers d’orgue possèdent toutes les notes « feintes » (c’est à dire les touches noires : do#, mib, fa#, sol# et sib).
Pendant très longtemps, les théoriciens se réfèrent aux mouvements mélodiques (par exemple, la sensible est attirée vers la tonique). Il y a aussi le problème du triton : on bémolise le si ou on dièse le fa…
Le premier à envisager la musica ficta, à deux voix pour résoudre une dissonance, est Jean de Mur [Johannes de Muris] dans son traité Musica speculativa (1323). Il explique ainsi qu’une tierce ne saurait se résoudre sur une quinte que de la façon suivante :

De même, une sixte majeure se résout sur l’octave de la façon suivante :

Dès leur apparition, les tablatures d’orgue témoignent de l’utilisation des altérations accidentelles. Ces altérations se font de plus en plus abondantes jusqu’au 16ème siècle.
Ces altérations apparaissent aussi dans les tablatures de luth (et c’est plus pratique puisqu’elles sont forcément notées : les cases du luth allant de ½ ton en ½ ton).
II°) Les solutions à adopter dans les transcriptions modernes :
Puisque la musica ficta n’est pas écrite, il a été décidé de l’ajouté au dessus des notes (les altérations à côtés des notes sont celles inscrites sur le manuscrit). Le problème est : que faut-il ajouter ?
Au début (lorsqu’on s’intéresse à ce sujet : fin 19ème siècle), on a pensé que ces altérations rapprochaient la musique du moyen-âge à la musique actuelle… et qu’il fallait donc ajouter un maximum d’altérations (c’est la théorie de Hugo Rieman).
Une autre conception, celle de Willi Apel (sans doute un peu meilleure), se fonde sur les comparaisons entre tablatures pour clavier avec les modèles vocaux : donc les altérations qui sont au clavier doivent être dans le modèle vocal.
Finalement, tout dépend de l’époque, du pays et surtout du goût des interprètes… Nous considérons qu’un accident est nécessaire par la position d’une note dans le mouvement mélodique de la voix. Il faut aussi chanter voix par voix afin de vérifier la concordance de cette ligne mélodique. Une altération ne serait non plus être reportée plus loin (sinon on entre dans le cadre du système tonal) : il faut éviter toute systématisation… Chaque note a son propre rôle dans la mélodie.
III°) Règles pratiques :
Ces règles s’appliquent grosso modo à toute la musique franco-flamande. Il y a 3 règles concernant l’emploi du dièse et 4 concernant l’emploi du bémol :
  1. Le dièse s’emploie lorsqu’au cours d’une cadence une voix de la polyphonie présente un mouvement mélodique caractérisé par un retard de la tonique, créant une dissonance, sa résolution sur le 7ème degré puis le retour à la tonique.

Cependant toutes les altérations ne sont pas envisageables. La cadence sur une consonance de sol implique un fa#. Une consonance sur ré >> do#, sur la >> sol# (et fa# si échappée à la tierce), sur mi >> ré bécarre (car ré# n’existe pas), sur si >> la bécarre (car la# n’existe pas).
Dans la cadence en faux-bourdon, c’est la même chose (et il n’y a toujours pas de ré#, ni de la#) :

  1. Le dièse s’emploie lors d’un mouvement de broderie en valeurs brèves (= les valeurs les plus courtes du morceau).

  1. Le dièse s’emploie pour majoriser l’accord parfait final (encore faut-il avoir un accord parfait). On utilise beaucoup cette règle au 16ème siècle. On parle alors de tierce picarde.
  2. Le bémol s’emploie pour rendre parfait l’accord, ou plutôt l’intervalle, de 5te diminuée.
  3. Le bémol s’emploie pour rétablir l’exacte consonance avec une note déjà bémolisée.
  4. Le bémol s’emploie souvent pour éviter l’intervalle mélodique du triton.
  5. Le bémol sert à abaisser d’un ½ ton la note conjointe qui outrepasse un hexacorde de solmisation vers l’aigu pour redescendre aussi tôt.
N.B. : le bémol sert à indiquer un muance dans l’hexacorde, et il en devient une note constitutive aussi longtemps que la ligne mélodique reste dans les limites de cet hexacorde.
L’usage des altérations hors ces règles résulte de la fantaisie passagère des interprètes sans aucun fondement.
Bibliographie :
Article de Marc Honegger : « La tablature de D. Pisador et le problème des altérations au 16ème siècle » in Revue de Musicologie, vol. 59-60, 1973-74.
IV°) Application : chanson « Suzanne un jour »
C’est une chanson à 4 voix sur un dizain décasyllabe d’un poète protestant : Guillaume Guéroult (poème publié dans son Premier livre de chansons spirituelles, Lyon : Beringen, 1548). La musique est de Didier Lupi Second.
La mélodie est au ténor et en mode de ré authente. La forme est AABA, harmonisé à 4 voix note contre note.
Cette chanson a connu un énorme succès entre les années 1560 et 1580 (et même jusqu’à la fin du siècle). Elle a une grande descendance musicale puisqu’au moins 27 compositeurs ont mis ce texte en musique : en tout, 37 fois (des compositeurs l’ont traité plusieurs fois), dans des versions polyphoniques de 2 à 8 voix et parfois même dans une autre langue.
Certaines versions ont donné lieu à des transcriptions pour orgue et luth. On la trouve également parodiée dans une messe à 5 voix de Roland de Lassus (1570) et dans un motet-parodie du même compositeur (1583). On a aussi une messe brève à 4 voix de Ingegneri (1573) qui utilise cette chanson.
Pourquoi de nombreux catholiques ont traité ce texte protestant ?
Suzanne est épiée au bain par deux vieillards qui convoitent sa beauté. Suzanne symbolise en fait la nouvelle église protestante, l’église réformée… alors que les deux vieillards symbolisent l’église catholique. Mais, en hébreu, Suzanne signifie « lis » : c’est donc l’emblème de la royauté, le catholicisme ; et les deux vieillards peuvent aussi symboliser Luther et Calvin (les deux grands réformateurs).