Promenades avec Mozart (Henri Ghéon)



LES CHEFS-D'ŒUVRE QUI NE PAIENT PAS
(Extrait de Promenades avec Mozart d'Henri Ghéon (1932)



LES DERNIÈRES SYMPHONIES.
IV



Au lendemain de la représentation [de Don Juan] un journal déclarait :

« Connaisseurs et artistes disent que rien de pareil n'a encore été représenté à Prague. M. Mozart lui-même dirigeait et lorsqu'il parut à l'orchestre, il fut salué par une triple acclamation. L'opéra est, du reste, extrêmement difficile et tout le monde admire cependant l'excellente représentation après si peu d'études... Des chœurs nombreux et les décors ont exigé de grandes dépenses ; M. Guardasini a brillamment établi tout cela. »

Wolfgang annonce le succès à son cher ami Gottfried de Jacquin, en le félicitant, comme nous l'avons dit plus haut, de sa conversion du donjuanisme au mariage. Car, par une curieuse coïncidence, celle-ci se produit au lendemain de Don Juan.


Hier, écrit-il, le 4 novembre, il (mon opéra) a été représenté pour la quatrième fois - à mon bénéfice... Je souhaiterais bien que mes bons amis (particulièrement Bridi et vous) fussent ici rien qu'un seul soir, pour prendre part à ma joie. Mais peut-être l'opéra sera-t-il tout de même joué à Vienne... le le souhaite!


Il le fut (au printemps suivant) mais réussit mal. Wolfgang ajoute :


On met tout en œuvre ici, pour me persuader de rester encore quelques mois et d'écrire encore un opéra... Mais je ne puis accepter cette proposition, si flatteuse qu'elle soit...


Pourquoi encore cette obstination? - Il ne prolonge son séjour à Prague que jusqu'à fin novembre. Il y est trop connu et trop choyé ; il appartient trop à d'autres personnes... ce n'est pas là son genre de vie favori. De sorte qu'il n'a eu le temps d'y composer que quelques lieds pour de Jacquin et une « scène dramatique » promise à la Duschek depuis longtemps ; encore celle-ci ne l'obtient-elle, qu'en mettant sous clé dans un kiosque (et sans elle) le musicien : c'est le « Bella mia fiamma »... On ne chante presque jamais ces grands airs de concert avec orchestre, non plus que les canons vocaux ; or, la plupart sont admirables : tout un trésor à mettre au jour. .
Une nouvelle, peut-être à demi prévue, précipite son retour à Vienne. Le 15 novembre, le vieux chevalier Gluck est mort. Wolfgang l'aimait ; il en a de la peine. Mais, de ce fait, la charge de « compositeur de la Chambre » se trouve vacante à la Cour. Il l'accepterait volontiers, à défaut du poste de chef d'orchestre à l'Opéra Impérial qu'il ne cesse de convoiter. Le prestige, pas grand'chose à faire, et deux mille florins par an... c'est un appoint. Ses amis s'emploient donc pour lui et, miracle, Joseph II le nomme, mais, profitant du changement de titulaire, réduit la solde de plus de moitié. Huit cents florins à Wolfgang qui va prendre trente-deux ans contre deux mille à Gluck qui en avait soixante-treize, la proportion est juste et favorise plutôt le premier ! Ainsi dut raisonner Joseph II qui était avare ; son estime pour Wolfgang comportait des réserves, nous l'avons vu ; mais il ne voulait pas le perdre ; il s'était dit qu'il pourrait l'avoir au rabais. Voici Mozart bouclé et mis à la portion congrue. Il va savoir ce que lui coûte la faveur de son souverain.
C'est à ce tournant de sa destinée que l'on voudrait se le représenter dans sa réalité de chair. Nous sommes loin, je crois, du charmant jeune homme d'Idoménée. A-t-il beaucoup changé, physiquement, depuis le portrait assez beau - le seul autheutique sans doute - qu'à peint le mari d'Aloyse, le chanteur Lange, en 1783? Sous la chevelure touffue, en longue brosse, le profil est d'un dessin pur : front large et haut, nez assez fort n'écrasant pas la bouche, lèvres sensuelles mais fines, menton court mais précis, glissant vers un cou un peu gras. La joue n'est ni ronde ni maigre et marque un certain embonpoint, mais qui est plutôt celui d'un malade ; de la « mauvaise graisse », comme on dit. Au total, une tête puissante par la masse, délicate par les détails. Mais elle vit surtout par l'oeil, légèrement exorbité, par le regard fixe, perdu, on n'ose pas dire égaré... Est-ce simplement un oeil de myope ou voit-il au delà des choses? Evidemment le peintre représente Wolfgang intime, au clavecin ou à la table de travail. A côté de cette effigie, il faudrait accrocher le portrait officiel : le même en représentation, frisé, poudré, doré, puis possédé par sa musique, sauvant par l'élégance du vêtement et des manières, par le feu et par l'action, ce que son
corps petit et maigre, sous une tête si lourde, peut avoir de disgracieux. L'un n'est pas plus Mozart que l'autre ; ils cohabiteront jusqu'à son dernier jour.
Qu'il se porte bien, on en peut douter ; il a eu la fièvre putride ; il s'est surmené follement aux grandes saisons de concert 85-86. L'aveu qu'il fait dans l'admirable lettre sur la mort (plus haut citée) de sa familiarité avec elle n'est pas d'un homme assuré de vivre longtemps - à moins qu'il ne soit d'un saint, ce qu'on a de la peine à croire. Il sent certainement qu'il s'use : par le dehors, par le dedans. La vie demande trop à son pauvre corps et à sa pauvre âme : à la mesure de son don disproportionné avec eux. Vivre et créer ? créer et vivre ? Il faudrait peut-être choisir. Mais les deux termes sont liés ; car, pour créer, il a besoin de vivre, c'est-à-dire de subsister, de se nourrir, de se vêtir ; de gagner et de dépenser ; de se dépenser lui-même, en parade, en plaisirs, en affections ; on le verra, au temps de la pire gêne, acheter un cheval de selle pour sa promenade du matin. A l'inverse, il devra créer s'il veut vivre ; s'il veut vivre matériellement, s'il veut vivre spirituellement ; son art est le gagne-pain de son corps et le pain même de son âme. - Eût-il suffi de quelques milliers de couronnes pour retarder son usure et sa fin? Je ne le crois pas. Il était de la race de ces ardents que leur souffle même dévore. Ce qu'il eût économisé de forces vives dans la richesse ou la sécurité, il l'eût dilapidé en libéralités, en fêtes. Il valait mieux pour lui mourir de privations et de soucis que de volupté et de faste; car les trésors qu'il eût prodigués à la vie eussent été perdus, sans doute, pour son art. Un flambeau est fait pour brûler. Mozart brûle par les deux bouts, sous le boisseau et sur le candélabre.

A l'aube de cette année 1788 qui porte dans ses flancs trois des plus purs Trios et les trois Symphonies suprêmes, les documents sont rares. Personne n'a remplacé le père comme correspondant, ni comme confident du grand labeur. Sans doute, à son retour de Prague, Wolfgang achève-t-il de grignoter le maigre héritage de Léopold et les profits de la tournée, tout en entamant quelque peu son misérable traitement de « compositeur de la cour ». Sa production pour le concert s'est ralenti. Les « académies par souscription » couvrent-elles seulement ses frais ? On ne l'invite plus à se faire entendre que dans quelques salons amis. Ses fidèles, du moins, auront le privilège d'écouter naître une merveille de joie et de diaprure comme le Concerto en ré, dit plus tard du Couronnement (K. 537, W. 500) ; peut-être aussi telle de ces pièces de piano détachées ou inachevées dont la plus étrangement neuve est l'Allegro en fa, suivi d'un Andante en si bémol; et par surcroît, quelques airs magnifiques. Il est moins pris, à ce qu'il semble, si ce n'est par l'enseignement. Car sa fonction officielle ne lui impose qu'une obligation, celle de composer de temps en temps des danses, pour les bals de la cour. - Une corvée? Non pas. Il s'enivre de tout ce qu'il note. Mais n'eût-on pu l'employer autrement ?
Pourtant Vienne se décide à monter Don Juan, avec les créateurs de Figaro, plus la Cavalieri et, dans le rôle de Dona Anna, Mme Lange - c'est-à-dire Aloysia à l'apogée de son talent. Wolfgang corse la partition de trois nouveaux morceaux. Mais elle n'obtient qu'un succès d'estime, bien que l'intendant du théâtre, le comte Rosenberg-Orsini, l'affiche, de mai à décembre, de deux à trois fois par mois. Joseph II qui s'y plaît peut-être, déclare que « ce n'est pas un plat pour ses Viennois ». Dont acte. L'intendant ne cache pas son intention de s'adresser ailleurs à l'avenir. Bondini traînera le chef-d'œuvre à Leipzig. On le verra ressusciter ici et là pour quelques heures : à Mayence, à Hambourg en 1789, à Berlin en 1790. En attendant, le rendement est déplorable.
Après cette nouvelle épreuve, le dramaturge dut comprendre que sa fortune n'était pas près de rebondir. Le symphoniste releva le gant. Les trois mois qui s'avancent, ceux qui mûrissent les moissons, nous présentent comme trois gerbes, diversement, également dorées, d'une paille légère, d'un grain lourd, les Symphonies en si bémol (26 juin), en sol mineur (25 juillet), en ut Jupiter (10 août). Quel ressaut! et quelle réplique! Or, lisons ce qu'écrit Wolfgang, à la veille de la récolte, à son ami et frère en maçonnerie, le négociant Michael Puchberg.

Vienne, juin 1788. Très cher frère,
Votre véritable amitié, votre amour fraternel, me rend assez hardi pour vous demander un grand service. - le vous dois encore huit ducats... (Ce n'était donc pas le premier emprunt.) Outre que je suis, en ce moment, hors d'état de vous rembourser, ma confiance en vous va si loin que je me hasarde à vous prier de me prêter, seulement jusqu'à la semaine prochaine (où commencent mes Concerts au Casino), cent ,florins... D'ici là, j'aurai entre les mains, de toute nécessité, l'argent des souscriptions et pourrai alors, très facilement, vous rembourser cent trente-six florins, avec les, plus chaleureux remerciements.

Suit le don gracieux de deux billets pour le premier concert. Puchberg envoya cent florins. Le 17 du même mois, nouvelle démarche plus pressante ; une véritable supplique cette fois.

Très honorable frère, Très cher excellent ami,
Ma persuasion que vous êtes « mon véritable ami et me connaissez comme un honnête homme » me donne le courage le vous ouvrir tout mon cœur et de vous faire la demande suivante. - Sans phrases et avec ma sincérité native, j'irai droit au fait. Si vous vouliez bien avoir l'amitié et l'affection de m'assister, pour un ou deux ans, d'un ou deux mille florins, contre intérêts convenables, c'est dans ma subsistance même que vous me viendriez en aide! - Vous devez reconnaître vous-même, comme sûr et certain, qu'il est misérable, voire
impossible, de vivre avec l'attente d'une recette après une recette! Quand on n'a rien de certain devant soi, au moins le nécessaire, il n'est pas possible de mettre sa vie en ordre... Avec rien, on ne fait rien. Si vous me faites cette amitié, je puis 1° étant pourvu, payer en temps voulu mes dépenses nécessaires... En ce moment, je remets mes paiements et puis il me faut souvent, au moment le plus incommode, verser toute ma recette; 2° travailler avec un esprit plus libre de soucis, un cœur plus léger, et dès lors gagner davantage...
Ainsi, je vous aurai fait voir mon cœur tout entier...

Puis il invoque les liens de la « fraternité » et il ajoute :

Si vous ne pouviez peut-être vous passer d'une pareille somme, je vous prie tout au moins jusqu'à demain, de me prêter deux cents florins; car mon propriétaire de la Landstrasse a été si indiscret que j'ai dû sur-le-champ le payer (pour éviter des désagréments) et cela m'a mis dans un vrai désarroi.

Représentons-nous la situation ; la suite de la lettre l'éclaire. Mozart vient de quitter la Landstrasse pour s'installer hors de la ville ; il va coucher pour la première fois ce soir dans son nouvel appartement ; son ancien propriétaire l'a menacé, à ce qu'il semble, de saisir son mobilier s'il ne réglait les termes en retard. Il s'est exécuté, et il débarque, sans un sou en poche, dans le logis « Aux Trois Étoiles » de la Währingerstrasse, avec femme et enfants, tout à fait incapable de régler le déménageur. Tableau banal, drame médiocre et morne qui se reproduit partout, chaque jour, depuis que la misère est sur le monde. Quels qu'en soient les figures ou les acteurs, on n'y peut songer sans détresse. A la place du petit bourgeois endetté, de l'employé congédié, du gratte-papier sans place, mettez Mozart. Un post-scriptum ajoute :
J'ai écrit un nouveau trio.
C'est le Trio en mi majeur, un des plus rares, surtout par l'andante grazioso où le piano, à mi-hauteur, pose délicatement le thème, où le violon, partant des cimes, descend à sa rencontre, calme et pur. Voici donc ce qu'il inventait, en faisant ses paquets, sous la menace d'une saisie :



Puchberg n'envoie que les deux cents florins de première nécessité. Sans doute pense-t-il qu'une avance de capital ne garantirait pas pour beaucoup de temps la sécurité du ménage. Wolfgang a pourtant insisté sur les avantages matériels de sa nouvelle installation. Le loyer est moins cher ; il n'a, en somme, pas grand'chose à faire en ville et pourrait, n'étant plus dérangé par tant de visites, travailler avec plus de suite; s'il doit se rendre en ville pour affaires, ce sera d'ailleurs assez rare, un fiacre quelconque l'y conduira pour dix kreutzer.
Enfin, il y a un jardin ; les enfants y pourront jouer et prendre l'air à la belle saison... Dix jours plus tard, il revient à la charge ;

Que vous ne puissiez me venir en aide comme je l'aurais désiré, c'est un grand souci pour moi... Si vous vouliez bien me faire, du moins, l'amitié de me procurer de l'argent par une autre voie... Je suis assez malheureux de me trouver dans un pareil cas et c'est bien pourquoi je souhaiterais d'avoir une somme « un peu importante », à « terme un peu éloigné » qui permît d'en prévenir le retour. Si vous, très digne frère, ne m'aidez pas dans cette passe, je perds mon honneur et ma considération, seule chose que je désire conserver...
Venez donc chez moi me voir; je suis toujours à la maison. Dans les dix jours que j'ai passés ici, j'ai plus travaillé qu'en deux mois dans mon autre logis et s'il ne me venait aussi souvent des idées noires (que je dois repousser avec effort) je me porterais encore mieux.

Quelque effort qu'il lui ait fallu, il les a si bien repoussées qu'après avoir transcrit pour cordes l'admirable Fugue en ut mineur pour deux pianos, de 1783, augmentée d'un adagio en prélude d'une souveraine grandeur (K. 546, W. 508), il a réussi à mettre sur pied la Symphonie en mi bémol, celle qui passe pour joyeuse. Le labeur de création n'est-il pas toujours joyeux chez Mozart ?
Trois lettres de détresse, trois chefs-d'œuvre de paix ; les mieux équilibrés et les plus réfléchis ; tels sont les documents irrécusables qui s'affrontent et se contredisent pour nous permettre d'évoquer l'homme et l'artiste face à face, dans la trente-troisième année de leur âge, opposés, peut-être ennemis.
J'ai dit quel serait le vainqueur. Un peu de loisir matériel - même un loisir de besogneux, de demi-pauvre - c'en est assez pour que l'artiste prenne le pas sur l'homme, le rejette, l'expulse, s'isole dans la joie de son labeur... et ceci, dans la mesure même où l'homme, accablé de soucis, se montrera plus indiscret. A aucun moment de cette carrière ne s'est encore affirmée avec tant d'éclat la « loi de non-concordance » entre la vie de l'ouvrier et le climat de ses ouvrages, qui va de plus en plus régler et caractériser la destinée d'Amadeo.
La scène lui étant fermée, il n'a plus la ressource, pour se fuir, d'une société de personnages où l'introduirait quelque Da Ponte. Il ne dispose que de la musique et, pour une âme de feuille comme la sienne, Dieu sait quel est son merveilleux pouvoir de tremblement! S'il est malheureux, soucieux, son art ne demande qu'à le plaindre. Pourquoi chasser ces « idées noires » au lieu, tout bonnement, de s'en servir ? C'est ce qu'eût fait Beethoven, ce qu'il fera toute sa vie. - Non, l'âme de Mozart, infiniment sensible à la valeur passionnelle et confidentielle des sons, l'est davantage encore à leur valeur intrinsèque, absolue. Une note, un accord, un timbre, une suite de notes, une mêlée de thèmes et de timbres ou un enchaînement d'accords... autant de réalités singulières, originales, authentiques, fermées, qui se suffisent entièrement. Pour souligner leur sens il a pu se plaire autrefois à les rattacher à un fait, à un sentiment ou à une idée : luxe inutile dont il hésitera de moins en moins à se passer. Leur sens est clair : c'est leur être, c'est leur visage ; autrement dit, leur forme ; autrement dit encore, leur beauté. Qu'est-ce, pourtant, que la beauté sans un objet qui la supporte ? Il aura fallu Picasso et l'intellectualisme esthétique de notre temps pour détacher complètement l'objet peint de l'objet à peindre et pour couper la beauté du réel. C'est, selon moi, fausser, en tout cas forcer l'art de peindre, tracer en marge un paradoxe, peut-être merveilleux, sûrement exceptionnel.
Tous les arts sont tributaires de la nature et de l'humanité, soit par la forme, soit par la pensée, soit même, comme l'architecture, le moins imitatif de tous, par l'utilité. Tous, moins un : la musique. La musique a le privilège d'échapper au contrôle du monde extérieur ; on ne lui reprochera jamais de ne pas chanter comme les oiseaux ; elle est libre de ses moyens sans limitation aucune. Elle a droit au jeu pur et à la beauté sans support. Ne craignez pas que sous sa cloche pneumatique, elle ne vienne à manquer d'air ou qu'elle ne se congèle dans les glaces de l'abstraction. En elle, le sensible accompagne partout l'abstrait ; l'éther (On entend bien qu'il s'agit ici d'une image) suffit à sa respiration spirituelle. Elle est comme une mathématique chantante, un « univers à part » de rapports et de formes, tout exempt d'anthropomorphisme et cependant vivant, battant, nous communiquant sa chaleur. Pourvu qu'elle obéisse à la loi des nombres (qui règle aussi les autres arts, mais non pas seule et plus obscurément) elle jouit d'une liberté absolue. A dire vrai, il lui arrivera de passer traité avec la nature ou de signer compromis avec l'homme, qu'elle sait pénétrer et peindre en ce qu'il a de plus secret. Mais il lui est permis d'ignorer l'homme et la nature, de n'en exprimer que la loi.
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Voilà pourquoi Mozart, musicien, peut entrer aujourd'hui dans la symphonie, comme il entrait hier dans le drame et la comédie, en laissant à la porte Wolfgang-Amadeo.
De cet état d'esprit, d'autres chefs-d'œuvre de musique pure ont déjà témoigné, témoigneront encore : tels Quatuors impersonnels, telles Sonates et tels Quintettes ; ceux surtout qui vont venir, à la période de l'extrême dépouillement. Mais les plus imposants sont déjà devant nous, fruit d'un été miraculeux et sans exemple. Car je ne saurais accorder, comme des juges très savants et très délicats le prétendent, que les trois Symphonies de 1788 soient entachées de romantisme, si du moins on entend par là une excessive complaisance au pathétique personnel. Je les vois devant moi comme des monuments, ou bien comme des personnages, comme Don Juan, comme Dona Anna, qui ne révèlent rien que d'eux.
On peut à la rigueur « nommer » les grandes Symphonies de Beethoven ; la littérature n'en est point absente ; elles se modèlent sur un paysage, sur une destinée, sur une passion. Il y a l'Héroïque et la Pastorale. La Neuvième serait, si l'on veut, la Course à la Joie; l'Ut mineur, l'Avertissement du Destin. Wagner n'est pas bien loin, avec son idéologie.
A l'exception de Jupiter, on ne sait trop pourquoi ainsi nommée (pour sa puissance musicale sans doute, ce qui du reste change tout), les grandes Symphonies de Mozart sont sans nom. Parce qu'elles sont sans sujet. Parce qu'elles ne sont qu'harmonie, que beauté et que, nombre - ou que l'harmonie, la beauté, le nombre y dominent de haut les sentiments humains. Que les ressources qu'elles mettent en œuvre ne nous abusent pas sur leur objet! Le langage de Vienne avant la Révolution n'est pas celui de Leipzig à l'époque du vieux Cantor ; il a pris les couleurs de l'émotion, de la passion, du théâtre. Celui que parle couramment Mozart fourmille de tours et de locutions dramatiques. Pourtant, ses Symphonies, avec d'autres moyens, nous manifestent le même détachement, réalisent pour nous la même gratuité que les grandes Fugues de Bach, par le rayonnement de la seule harmonie.
Ce qui frappe avant tout chez elles, c'est la justesse des proportions, l'appropriation exacte de l'effort à l'effet, la grandeur discrète. Elles font très peu de bruit, elles usent de peu d'instruments, elles n'épuisent pas les détours de la « grande variation » symphonique. Elles ne sont pas énormes. Le Parthénon non plus, qui, à lui seul, paraît plus grand que toute la masse de l'Acropole qui le porte; il est calculé pour paraître grand. Ce calcul secret et savant - très probablement intuitif dans le cas de Mozart - fait sentir ici partout sa présence. Les quatre parties se balancent, selon l'exemple qu'a donné Haydn et qu'a déjà suivi Wolfgang, avec une rigueur plus souple et une dignité plus ample. On ne saurait trop admirer sans doute les Symphonies du maître d'Esterhaz ; mais leur ossature manque un peu de chair et leur agrément de puissance. J'ai dit aussi mon goût pour les symphonies du jeune Wolfgang, entre toutes pour l'ut majeur de 1780, la reine de la mélodie. Ces œuvres limpides et ravissantes ont déjà le bel équilibre de leurs émules à venir, leur perfection et leur unité; mais voilà des vertus qu'elles pratiquent à trop bon compte aux mains d'un génie qui peut tout. Elles prennent souvent le parti de réduire à un minimum l'intervention du contrepoint et la complexité polyphonique, de s'éployer sur un seul plan, voire sur une seule ligne, et de sacrifier la richesse de la texture à la joie du jaillissement. Il faut qu'elles chantent et qu'elles dansent sans peine, sous des voiles légers. Il reste à réaliser l'épaisseur qui assure à la draperie des plis plus lourds, plus nobles, au style plus de majesté.
Ce sera la tâche des trois dernières, après celle de Prague qui les égale sur ce point. Elles définissent le genre qu'elles illustrent avec un poids et une décision qu'il ne connaissait pas encore. En vérité, la symphonie devient un temple où règne un Dieu souverain, mais caché - en attendant que Beethoven, en Prométhée jaloux, y jette l'Homme. Quand il tire au jour les trois sœurs, on dirait que Mozart sent qu'il n'en concevra plus d'autres. Il donne tout et il frappe à coup sûr, sans aucune concession au désordre inspiré du romantisme. Il sait qu'il parachève la notion du grand classicisme moderne, Bach et Haendel (j'ajouterai Rameau) résumant à eux deux l'ancien. Ce que ses successeurs en feront, peu importe. Il pose la loi et l'applique ; il fixe dans la forme la plus serrée et la plus pure, un des plus hauts moments de l'ordre musical.
Souvent jouées, presque à l'exclusion des autres, c'est à peu près tout ce qu'un amateur a le droit d'entendre au concert d'un œuvre d'orchestre innombrable. Ces symphonies, il devrait les connaître bien. Hélas! je l'ai noté plus haut, elles sont rarement bien jouées. Nous avons le choix entre deux méthodes, également fautives. Ou bien nos « chefs » accoutumés à tirer de leurs instruments des effets brutaux ou acides, à nous secouer, à nous tarauder, les considèrent comme des choses désuètes, froides, un peu scolaires, incapables d'aller au cœur et surtout aux nerfs du public - et alors ils les « expédient» ; ils traitent leur grâce avec mauvaise grâce ; ils les débitent à la scie mécanique comme des planches de sapin. Ou bien, férus de Beethoven
et déformés par l'abus qu'ils en font, n'admettant rien chez les classiques qui ne se réfère au lion de Bonn, ils s'efforcent à passionner un débat discret, secret par nature, le plus totalement transmué en harmonie que la musique ait jamais exprimé. C'est ainsi que la Mi bémol se met à délirer de joie et que la Sol mineur sanglote. Peine perdue, ils en sont pour leurs frais. Ni ce sanglot, ni ce délire, ne sauraient entrer en comparaison, pour l'intensité expressive, avec ceux de Beethoven... Mozart n'a pas voulu cela. Un débat ? Même pas. Un accord des contraires ; un jeu de rapports exquis et divers ; un équilibre de raisons spécifiquement sonores que l'âme, invisible, régit. Voilà ce qu'il faudrait restituer avec une fidélité attentive et comme amoureuse, en respectant d'abord la lettre, à un délié près, et sous la lettre, la palpitation de l'esprit. Ces merveilles en profondeur ont le privilège inouï de demeurer pourtant légères.


CONSTANCE WEBER, FEMME DE MOZART

Je le répète, les noms qu'on donne aux sentiments humains : joie, tristesse, révolte, doute, inconstance, certitude, indifférence, etc... sont trop gros, trop sommaires pour désigner les impondérables atomes qui composent dans la pénombre l'être angélique créé par Mozart. Ces sentiments, l'art les a si bien distillés, qu'il n'en laisse passer que ce qui le concerne en propre : la pureté et la beauté, en un mot, le spirituel. Non, la Mi bémol ne rit pas, la Sol mineur ne se plaint pas, Jupiter ne triomphe pas dans son étourdissant finale, ou bien comme pourraient rire, se plaindre et triompher des Anges, vigoureux ou subtils, des Anges qui seraient des sons. Ceci posé, on pourra faire remarquer que l'une est plutôt d'humeur sombre, bien qu'elle joue sans cesse et qu'elle finisse par danser (la Sol mineur); qu'une autre est plutôt d'humeur gaie, bien qu'elle rêve parfois et sache voiler sa gaîté (la Mi bémol); que la dernière est d'humeur volontaire, bien qu'elle ne craigne pas de s'abandonner (l'Ut majeur). A dire vrai, elles sont ce que nous les faisons, ce que nous les sentons, et absolument différentes suivant notre caractère et même nos dispositions du moment. Elles ne nous imposent que leur beauté. Dieu sait si l'on a insisté sur la valeur passionnelle de la plus suave et la plus nuancée, celle qui naquit en juillet, la Sol mineur! pour un peu, ce serait un cri de désespoir. Mais on n'ignore pas à quoi la comparait Schumann, qui s'y connaissait en mélancolie : à la danse d'une statue grecque, descendue d'une frise ou d'un fronton de Phidias ; ce qui le frappait avant tout en elle, plus que le demi-deuil du premier morceau et plus que les accents de déclamation tragique qui hachent le finale, c'était la grâce, la beauté.
Que dire alors de Jupiter, effleuré à peine d'une ombre? Charme et vigueur, vigueur et charme, l'un faisant valoir l'autre et réciproquement ; chacun, par le contraste, poussant l'autre à l'extrême, si bien qu'on ne fera jamais plus tendre, qu'on ne fera jamais plus fort. Dès les premières mesures de l'Allegro vivace, l'opposition de ces deux modes de la joie est nettement signifiée. L'Andante accapare le charme, ne manifeste la vigueur qu'en scandant le thème intime et ses broderies adorables d'accords puissants. Le Minuetto allegretto les marie ; le charme tournoie, la vigueur bondit et marque sa retombée sur la terre : on passe comme sans effort de la bourrée d'Auvergne à la valse-hésitation. On se souvient de ce suspens :


Quant au dernier morceau, où les deux éléments s'affrontent, se défient et s'exaltent, c'est à mon gré un des sommets de l'art symphonique moderne. J'avoue, au risque d'être honni, qu'il m'émeut plus, me frappe plus, me comble plus que le finale de la Symphonie avec Chœurs*

* A propos de celle-ci nous avons eu tout récemment une surprise. A la première audition de la Grand' Messe en ut mineur en France (Études Mozartiennes, 25 avril 1932), Félix Raugel a eu l'idée de joindre celle de quelques pièces de moindre envergure, parmi lesquelles un motet ancien où se déploie, dans sa pure allégresse, le thème de l'Hymne à la joie qui couronnera le chef-d'œuvre de Beethoven.

II n'a pas moins de majesté, ni moins de souffle ; il a plus de rigueur, plus de richesse, plus d'aisance et, tout compte fait, plus de beauté. Beethoven découvrira très tard ce que le contrepoint, dans son archaïsme sévère, cache de ressources expressives. On sait que ce fut pour Mozart la révélation majeure, sous l'influence du Père Martini à Bologne, puis des concerts de Haendel et de Bach donnés à Vienne chez le baron van Swieten. Ici, le contrepoint chantant triomphe. Les quatre notes initiales du thème principal étant discrètement posées - celles du Credo de la Messe en fa :
toutes les conséquences s'ensuivent, attendues, imprévues, infiniment variées, inépuisablement renouvelées, sans qu'on sente un seul instant le labeur ; la science pas à pas suit l'inspiration, semble se confondre avec elle. Ce même thème fournira au musicien la puissance et le charme, l'éclat et la délicatesse ; aussitôt né, né piano, il se perdra dans le tumulte ; il en ressortira soudain pour se présenter presque nu et sans retomber cette fois, dans sa grâce toute mozartienne, sous l'aspect d'une entrée de fugue du Clavecin bien tempéré.
Je ne dirai pas ses prouesses, elles sont inimaginables . débauche de modulations ; magnifiques montées d'accords ; traits, contre-traits, contrepoint éperdu de traits ; orages de montagne tout mêlés d'éclaircies... Soudain une palpitation, et pour finir, pour préparer le crescendo final, pour faire en sorte que sa cime domine toute la chaîne, toute la symphonie, on repart d'un calme intermède, comme d'une oasis de plaine à ras du chott.



Cette machine savante, dont les techniciens analyseront les rouages, semble transparente au profane, tant le plan en est simple et clair. Il les voit jouer et tourner ; car ils ont tous une valeur sensible, et leur nom seul lui manque. Pas un à-coup et pas un grincement. Elle lui révèle, et nul n'y pourra contredire, des vérités universelles et qui valent pour tous les arts, sur l'emploi des nuances et des contrastes, sur le calcul exact des forces et des proportions, sur les rapports du métier avec le génie. Le plus grand inventeur de mélodies vraiment membrées lui montre en outre - et à quel point Wagner s'en souviendra! - comment un embryon de chant, un gruppetto, trois notes, un accent fort à contretemps, un rythme banal ou élémentaire, sont capables de foisonner et de nourrir tout un morceau. On citerait une dizaine d'exemples dans ces symphonies magistrales, de mélodies qui semblent naître du métier et que le génie adopte aussitôt. Forme seconde de l'inspiration qui n'est accordée qu'aux grands maîtres, car chez les moins grands le travail paraît : l'élaboration, comme on dit. Chez Mozart le labeur est spontané, comme le chant. Qu'on se rappelle seulement, dans l'allegro final de la Mi bémol, le dessin infime, sept doubles croches, une pirouette ou un paraphe, qui reparaît partout et porte tout le développement.
Il donne l'impulsion à la mélodie principale, mais par la suite s'en détache, s'enivre de lui-même et se suffit. Il passera par tous les tons, se posera à tous les degrés de l'échelle; avec une seule petite pierre, l'édifice entier se construit. Les modernes abuseront du procédé ; l'extrême pauvreté ne profite vraiment qu'au riche, je veux dire à celui qui s'est volontairement dépouillé. De la même façon, on verra Mozart transfigurer par une seule note de cor ou par un seul trille de flûte un groupement banal de violons. La leçon principale des Symphonies, si chatoyantes, si luxueuses, si grandioses, est peut-être le dépouillement.
Il reste qu'après l'andante de la sol mineur que M. de Curzon définit « pure rêverie vraiment wagnérienne » (je l'accorde bien volontiers, car elle annonce et réalise ce que Wagner écrira de plus délicat) et après le finale de la Jupiter, on n'imagine pas très bien ce que la symphonie moderne, dans l'ordre du charme et de la puissance, peut dire de plus et de mieux.
Je tiens à répéter, en finissant, que les moyens proprement musicaux employés dans les Symphonies sont souvent des moyens tragiques, malgré la modération toute classique qui préside à leur mise en œuvre. Mozart s'en débarrassera.
Où les trois merveilles furent-elles jouées? Sans doute à ces concerts du Casino dont Mozart parle dans la seconde lettre à Puchberg. Furent-elles comprises, applaudies? Nous ne le savons pas. Le baron van Swieten qui était assez fastueux pour subventionner de grandes auditions se contenta, à la rentrée, de commander au maître des besognes : la réorchestration d'
Acis et Galatée, et, quelques mois plus tard, celle du Messie de Haendel.
Au cours des trois années qui lui restent à vivre, Mozart n'écrira pour l'orchestre que quelques danses et quelques concertos. Jamais plus il ne montera au pupitre pour diriger une nouvelle symphonie. Personne ne songera à le solliciter de puiser dans le gisement dont les trois dernières ont confirmé la stupéfiante richesse, après plus de. trente autres dont quelques-unes
les égalent, sinon pour la complexité, du moins pour la magie du chant. Wagner qui les plaçait au-dessous de Don juan (peut-être leur, demandait-il ce qu'elles ne voulaient pas donner, le « pathos » qu'il aimait, la pâte continue qui lui était chère) proclamait cependant la souveraine beauté d'un orchestre où les instruments chantent, disait-il, comme les voix. Vienne ne les entendra plus au concert. Après le dramaturge, le symphoniste a fait faillite.