Le testament symphonique de Mozart : La « Jupiter »


C’est dans la seconde partie du XVIIIe siècle que se développe le genre instrumental de la symphonie. Issue de la sinfonia italienne (ou sinfonia avanti l’opera) en trois mouvements (vif–lent–vif), la symphonie prend réellement son essor à partir des années 1750, notamment sous l’impulsion de l’école de Mannheim avec des compositeurs tels que Carl Stamitz ou Franz Benda. Elle se compose alors de trois mouvements comme la sinfonia italienne. Ce développement du genre s’accompagne également d’un essor de l’instrumentation : à l’ensemble des cordes, pilier fondamental de l’orchestre baroque, viennent se greffer notamment pour la couleur ou le soutien de l’orchestre des flûtes, des cors, des hautbois et dans les grandes symphonies de Haydn ou de Mozart, des clarinettes et des bassons. À ces trois mouvements initiaux, la symphonie « classique » se voit joindre un mouvement intermédiaire, le menuet. On observe cette évolution au fil des 41 symphonies que Mozart composa : de trois mouvements, notamment pour les symphonies de 1770 et 1773, le compositeur passe à quatre, s’inscrivant ainsi dans les règles canoniques de la symphonie classique. La symphonie « Jupiter » apparaît comme le point d’apogée de sa création symphonique, à la manière d’un testament synthétisant les styles savant et galant. Cette dernière symphonie fut écrite durant l’été 1788 en même temps que la symphonie en mi bémol majeur et celle en sol mineur (N° 39 et 40).
L’année précédente, le compositeur avait donné son génial Don Giovanni ; Il lui restait encore à écrire d’autres chefs-d’œuvre dont Cosi Fan Tutte (1790), La Flûte enchantée et le Requiem (1791).
Le surnom de « Jupiter » n’est pas contemporain de Mozart. Sa provenance bien qu’incertaine, semble en être l’attribution donnée par Johann Peter Salomon, impresario londonien au début du XIXe siècle.
Cette ultime œuvre est à la fois une démonstration d’équilibre de la symphonie classique en ce qui concerne sa construction formelle élaborée mais aussi des techniques d’écriture de par l’utilisation d’un contrepoint très travaillé. Elle est également une sorte d’opéra instrumental miniature tant les références directes ou indirectes au genre vocal y foisonnent. Autrement dit, elle synthétise à elle seule la pensée classique de cette fin du XVIIIe siècle et démontre la capacité de Mozart à rassembler en une seule énergie tous les éléments musicaux et stylistiques de son époque, particulièrement dans la manière de configurer la forme-sonate, notamment dans le premier et le dernier mouvement.

Des références opératiques particulièrement présentes dans le premier et le second mouvement

Le premier mouvement Allegro vivace s’apparente, notamment dans son incipit, à une véritable ouverture d’opéra. Les triples croches descendantes en quintes, les roulements de timbales, les figures de triolets ascendantes et l’affirmation de la tonalité de do majeur sont autant de topoï stylistiques et musicaux que l’on retrouve dans les sinfonie des dramme per musica de l’époque.
Mozart ne se prive pas de mêler les genres : si le début de premier mouvement s’affirme par son caractère sérieux et plein de panache digne de l’opera seria, certains de ses thèmes – notamment le troisième avec ses notes répétées et piquées jouées à l’octave entres les premiers et les seconds violons et ses appoggiatures qui lui confèrent un caractère badin et sautillant – ne sont pas sans rappeler l’opera buffa. Mozart, à défaut de se citer, s’auto-parodie. Cela est particulièrement frappant dans le second mouvement Andante Cantabile dans lequel on trouve une atmosphère lyrique et vocale, s’apparentant également à une mélodie accompagnée (ainsi le contre-chant des premiers violons se superposant aux arpèges des seconds violons) ou à un véritable bel canto à l’italienne (notamment dans les mouvements des triples croches des deux parties de violons). Cette atmosphère se fait parfois fort lugubre par l’utilisation des montées chromatiques aux cordes qui n’est pas sans rappeler le début de l’ouverture de Don Giovanni.
De même, le Menuet, avec ses chromatismes qui lui confèrent un aspect boiteux et déhanché, évoque d’une certaine manière le menuet de la fête organisée par Don Giovanni à la fin du premier acte, danse aristocratique qui finit par s’emballer de par ses combinaisons rythmiques complexes.


Brefs aperçus de forme et d’écriture : l’exemple du final

La symphonie « Jupiter » se révèle comme un modèle de perfection formelle et Mozart y fait aussi la démonstration de son talent de contrapuntiste. À cet égard, la coda du dernier mouvement en est un exemple remarquable. Comme le précise Charles Rosen dans son ouvrage Formes-Sonate, cette coda a été pensée comme le point culminant de tout le mouvement, car « tous les thèmes ont été conçus pour se combiner sur le plan contrapuntique dans une grande synthèse […] ». Mozart en effet, y fait entrer et se superposer tous les motifs : le tétracorde initial, le motif d’hexacorde ascendant, le canon entre les différentes parties instrumentales. Elle est aussi selon les propos de Georges Bernard Shaw (« La fugue est démodée », in The Magazine of Music, novembre 1885), « le premier exemple notoire de la tendance, propre au XIXe siècle, à considérer la fugue non plus comme un véhicule de l’expression, mais comme l’expression directe, en elle-même, de l’énergie, de l’agitation et du mouvement. » Mozart use dans ce mouvement de deux techniques contrapuntiques: d’une part la fugue (énoncée par le motif initial de quatre notes Do-Ré-Fa-Mi) qui est en réalité un mouvement fugué intégré à une forme-sonate ; d’autre part le canon (le plus souvent en strette, c’est-à-dire avec des entrées très proches les unes des autres). Ce type de canon se répartit de deux manières: soit les vents (hautbois et flûtes) suivis par les deux parties de violons, soit les deux parties de violons puis les altos, violoncelles et contrebasses.
Enfin, on trouve également des motifs rythmiques et un caractère énergique et vigoureux (tels les triolets de doubles croches) qui ne sont pas sans évoquer le premier mouvement. Ainsi, Mozart conçoit sa symphonie non pas comme un ensemble de quatre mouvements distincts les uns des autres mais comme un tout, une boucle qui se referme sur elle-même.

Le chromatisme, un élément fédérateur à l’œuvre dans les trois premiers mouvements

Aux XVIIe et XVIIIe siècles, le chromatisme (succession d’intervalles de demi-tons ascendants ou descendants) revêt une fonction bien spécifique puisqu’il est la représentation, musicalement parlant, de l’expressivité la plus aboutie. Mozart en fait un usage tel que l’on peut presque parler de «polysémie du chromatisme » dont il est possible de distinguer au moins deux grands types d’utilisation. La première de ces utilisations se situe en droite ligne de la musique baroque : Mozart confère au chromatisme une fonction résolument expressive. On observe, notamment dans le premier mouvement, avant l’énoncé du troisième thème, un brusque passage dans la tonalité de do mineur, tonalité homonyme de do majeur. De même, une partie de la réexposition du premier thème se fait dans la tonalité de do mineur. Le chromatisme est également lié à une instabilité de la tonalité, une fluctuation de celle-ci qui permet au compositeur de s’éloigner de la tonalité d’origine. Ainsi, le développement de la seconde partie du premier mouvement commence en mi b majeur, tonalité se situant à distance de tierce de la tonalité de départ (do majeur).
Ce type de modulation n’est pas sans annoncer ce que feront au XIXe siècle les compositeurs romantiques. Cette brusque modulation permet à Mozart de « voyager » dans des tonalités plus éloignées (fa mineur et sol mineur). L’expressivité du chromatisme est encore plus marquante dans le second mouvement Andante cantabile : outre les progressions ascendantes qui ont été précédemment évoquées, on peut noter les nombreuses appoggiatures qui viennent « pimenter » et « colorer » le discours. Mozart détourne cependant le chromatisme de sa fonction première pour en faire un objet fantasque et drôle. C’est ici que l’on peut parler de « polysémie du chromatisme ». On observe en effet dans le menuet un renversement complet du chromatisme, une utilisation aux antipodes de ce que la tradition avait mis en place. Le motif chromatique (sur un intervalle de tierce descendante) qui ouvre ce troisième mouvement et que le compositeur décline dans tout le premier menuet possède un aspect tout à la fois déhanché, pataud, voire un tantinet goguenard. Il y a ici un clin d’œil, une boutade de Mozart qui fait voler en éclat ce que les conventions musicales de son époque et le siècle précédant avaient instauré. Il faut tout simplement rappeler que le compositeur est spécialiste de ce genre de farce musicale, de renversement des codes musicaux: n’est-il pas de plus bel exemple que l’air de Figaro « Se vuoi ballare » au premier acte des Nozze di Figaro, air dans lequel un serviteur chante un menuet, danse aristocratique par excellence ?
Peut-on voir dans cette symphonie un véritable tour de force ? Assurément, mais on pourrait le dire des quatuors de la maturité, des sonates pour piano ou des grands chefs-d’œuvre de l’opéra.
Plus qu’une démonstration de compositeur, cette symphonie, de par ses emprunts multiples et variés, de par ses références à tout un style et à différents genres, s’apparente à une brillante synthèse d’un langage et d’une forme. Il semble que Mozart ait également
inspiré bon nombre de ses successeurs, en particulier dans l’art de manier la fugue: ainsi, Beethoven dans le dernier mouvement du Troisième quatuor op. 18. L’utilisation d’un mouvement fugué à l’intérieur d’une forme-sonate pour conclure le dernier mouvement de la dernière symphonie montre sans doute la volonté de Mozart de couler dans un « moule très travaillé » une forme ancienne destinée auparavant surtout à la musique religieuse et au stile severo. Brahms agira de manière identique dans sa dernière symphonie en utilisant un mouvement de passacaille.


Article de Nathanaël Eskenazy