Ferré, un compositeur, auteur, interprète


Article de Chabot-Cané

L’Échelle de Jacob, le Quod Libet, Les Assassins, La Rose rouge, le Caveau de la terreur, L’Écluse... autant de cabarets parisiens emblématiques après guerre de la profonde mutation de la chan- son française. Cette période, qui coïncide avec les premières apparitions publiques de Ferré, est porteuse de grands bouleversements sociaux, qui s’accompagnent inévitablement d’un renouveau dans la chanson, genre populaire particulièrement perméable à toutes les évolutions de la société. Arrière-salles inconfortables et caves exiguës de cafés et de restaurants, initialement à Saint-Germain-des-Prés, forment un foisonnement de petits lieux dédiés à la chanson : c’est là que se développe une expression littéraire et poétique, parfois contestataire, mettant à l’honneur une « chanson à texte » qui deviendra le style Rive gauche. De ce ferment, émerge un nouveau type d’artistes, qui s’impose et domine la chanson française à partir des années cinquante, avec Léo Ferré, Georges Brassens, Charles Aznavour, Jacques Brel, Barbara... : l’auteur-compositeur-interprète ou « ACI ». Cette conjonction, aujourd’hui courante, était à l’époque, malgré quelques grands précurseurs comme Charles Trenet, loin d’être la norme, les trois fonctions se trouvant généralement dissociées. Extraordinaire source de liberté, puisque pour la première fois l’artiste devient maître absolu de son œuvre, de la création à l’interprétation et parfois même jusqu’à l’accompagnement, comme Ferré ou Barbara au piano et Brassens à la guitare.
Dès ses premières interprétations publiques, les critiques ne s’y trompent pas et saluent, chez Ferré, un triple talent :

« Léo Ferré retrouve le souffle et la verve satirique de la grande poésie française. Chaque soir, il lance ses sarcasmes à un public surpris, mais rapidement conquis » ; « Nous félicitons cet extraordinaire pianiste compositeur qu’est Léo Ferré. Chacune de ses chansons est un petit bijou d’éclat cruel et chatoyant. Il n’a pas son égal à ma connaissance ».

Art de l’auteur, originalité de l’interprète, qui « lance ses sarcasmes » au public, intérêt de la composition.
Et c’est bien sous cette triple approche qu’il nous faut étudier l’œuvre de Ferré. Ses chansons ont trop souvent été abordées par leur seul aspect littéraire - études stylistiques et thématiques laissant dans l’ombre les autres points. Certes, la valeur littéraire de ses textes permet de trouver de l’intérêt à leur simple lecture, mais c’est amputer son œuvre d’une partie fondamentale: la composition musicale. L’étude de l’œuvre chantée de Ferré relève bien de la musicologie et non de la seule poésie : d’ailleurs, Ferré se revendique avant tout musicien. Le titre du sujet proposé au baccalauréat, « un compositeur, auteur, interprète" et non, comme c’est l’usage, un ACI, nous Induit à privilégier l’aspect musical. Mais se borner à la dialectique musique-texte nous semble aussi restrictif: la performance vocale, la multiplicité des variantes d’interprétation, la richesse du phrasé et de la rhétorique vocale sont partie intégrante de son oeuvre et n’ont rien de superfétatoire. Seule une approche combinatoire du texte, de la musique et de l’interprétation, nous permet une étude pertinente de l’oeuvre de Ferré sans en trahir la complexité et la richesse. Il s’agit d’une véritable constellation sémantique et toute étude univoque ne serait être que réductrice.

Ferré : une œuvre polymorphe

L’autre aspect essentiel est l’esthétique de la diversité qui préside à l’oeuvre de Léo, oeuvre en mouvement, en renouvellement constant. Rien ne lui est plus étranger que le figé, le statique, l’exploitation récurrente, pour des raisons commerciales, des procédés qui ont eu un succès public. L’artiste échappe à toute classification, débordant souvent les frontières du genre, basculant même dans le répertoire savant Outre les chansons les plus populaires (grands succès, tels qu’Avec le temps, Jolie Môme ou C’est extra) inscrites dans la mémoire collective des Français, il existe tout un corpus d’oeuvres moins connues, souvent hybrides, associant par exemple de longs textes semi-chantés, d’écriture parfois assez hermétique et proche du surréalisme, à des compositions orchestrales de facture savante. Entre tradition, évolution et révolution, sans cesse Ferré surprend ou provoque le public, exploitant toute la diversité de la chanson, refusant de lui assigner des limites génériques et de la cantonner dans un statut d’art mineur qui fut trop souvent le sien.
Le corpus des trois chansons est bien symbolique de cette diversité : Green, mise en musique de poème relativement classique, Avec le temps, chanson à succès, associant caractéristiques génériques traditionnelles et style cependant très spécifique, Requiem, oeuvre à la frontière du genre, en partie déclamée sur une musique savante.

Requiem, une œuvre aux frontières du genre

Œuvre originale, Requiem illustre l’éclatement du genre de la chanson, dans la création de Ferré, par un glissement vers le savant, déjà perceptible dans l’allongement de la forme (durée : 7’04) et par une diversification à tous les niveaux.

Historique et genèse

En automne 1975, Ferré dirige Requiem avec soixante musiciens de l’Orchestre symphonique de Liège, puis avec l’Orchestre Pasdeloup lors d’une série de concerts parisiens, programmés au Palais des Congrès, sous le titre provocateur : Toute la musique de Beethoven à Ravel et à la chanson. Une cessation de contrat avec Barclay l’empêche alors d’enregistrer comme interprète durant une période de deux ans. Sous le titre Ferré muet dirige, l’enregistrement orchestral paraît chez CBS, où Ferré est son propre producteur, ce qui élargit considérablement son champ de liberté d’autant plus qu’il se passe désormais d’arrangeur, d’orchestrateur et dirige lui même les orchestres qui l’accompagnent. y sont associées les versions instrumentales de trois autres chansons (Love, La Mort des loups, Muss Es Sein Es Muss Sein), ainsi qu’une interprétation du Concerto pour la main gauche de Ravel, le tout sous la direction de Ferré. La première version chantée commercialisée de Requiem est interprétée par Pia Colombo, dans le disque Pia Colombo chante Léo Ferré 75 (CBS 1975) :

« Je n’ai pas le droit de chanter mes chansons nouvelles jusqu’au 1er novembre 1976, indique Ferré. Pia Colombo le fait à ma place, dans un disque accouplé à celui-ci » (pochette du disque Ferré muet dirige..., CBS, 1975).

Mais c’est le 26 juin 1975, à l’émission télévisée Le Grand Échiquier de Jacques Chancel, qu’avait eu lieu la création publique de Requiem, chanté par Ferré, accompagné par l’orchestre de Pierre Rabbath, et les cinquante choristes de la chorale Contrepoint. Cette interprétation se distingue de la partition et des versions enregistrées par l’introduction, entre chaque strophe de la première partie, du mot « Requiem », parlé ou crié, une ou plusieurs fois, élément qui disparaîtra ensuite, à juste titre nous semble-t-il, car il coupe la progression dramatique de l’œuvre. La genèse de Requiem est très précisément expliquée par Ferré:
« La façon dont j’ai écrit Requiem sort de ma démarche ordinaire. Requiem a d’abord été une espèce d’exercice de style ; j’avais enregistré la musique au piano que j’utilise pour travailler [..·l, avant de penser aux paroles qui étaient écrites par ailleurs. Et, contrairement à mon habitude, j’hésitais entre trois musiques. »
La principale particularité est donc la démarche de composition, qui ne s’apparente pas à celle d’une chanson mais plus à la musique savante. Elle fut tout de suite pensée pour l’orchestre. Texte et musique peuvent donc se suffire à eux-mêmes, et exister de manière autonome.
À l’automne 1976, paraît le premier enregistrement chanté par Ferré. En 1977, Ferré enregistre une version italienne de Requiem sur le disque La Musico me prende comme /’amore.


Analyse du texte : litanie moderne et rituel païen

Le texte se présente sous forme de huit quatrains d’alexandrins à la césure très marquée et à rimes croisées, avec en clausule un hexamètre isolé. La structure syntaxique est une accumulèt:J~ ~;2- phorique de dédicaces, comme on en trouve dans les ~Ye’e5 rituelles des cultes religieux auxquels renvoie le titre. Les représentent une longue protase, dont l’apodose sera: ie oernler mot: « le silence », cadence mineure14 sous forme de d""..;te avec effet de surprise : toute la construction est d:J’lc ,me longue attente dont le sens ne sera élucidé que par le de,ller mot. Cette forme de litanie15 égrène les drames infimes, les r"’.orts quotidiennes, mais aussi les lâchetés et les démissions en co:T,nençant par une formule qui rappelle la prière « oremus pro ». Mais ce procédé de l’accumulation n’est pas sans évoquer aussi une forme d’écriture surréaliste, où les mots s’appellent par leurs sonorités, comme dans l’écriture automatique (ordinateur qui ordonne, attentif inattention, passeur passero passion, présent passé passe, chic chiffre, t’évader évader), ce qui n’exclut pas évidemment un sens, même dans les périphrases, aux rapprochements de termes les plus détonants (( pour la Légion d’honneur qui sort de ta matrice »).
C’est une structure privilégiée par Ferré : nombre de chansons se présentent sous forme d’une accumulation de définitions (La Nuit), ou d’un inventaire (Je te donne), ou même d’une litanie inversée, comme dans Thank You Satan, où l’on retrouve la même anaphore (pour... pour. .. ). À ce titre, la comparaison avec Requiem est une piste intéressante. Ces procédés réitératifs se substituent aux répétitions traditionnelles des chansons et imposent une structure de poème. L’identité de l’interlocuteur reste ambiguë (Marie- Christine, à qui est dédié le disque, ou un locuteur imaginaire ?), malgré la répétition des possessifs et des pronoms à la deuxième personne. L’énumération alterne le champ lexical du chagrin, de l’amour et de la mort (humaine et animale), et les registres de langue les plus contrastés, pour traduire un pessimisme généralisé sur la société (par exemple dans les périphrases péjoratives « pour ce chagrin du temps en 625 lignes)} = la télévision ; l’oxymore final « les milliards de cons qui font la solitude »). Déploration de la vanité de la vie ou sacralisation de la dépossession humaine? Ferré semble osciller entre mépris et pitié. Silence de dépit ou de désespoir ?


Analyse musicale : recto tono et orchestration savante

Structure

Cette pièce se caractérise par une grande répétitivité, au niveau vocal : les cinq premières strophes sont chantées sur une première mélodie, les trois dernières sur une nouvelle, sur un tempo plus rapide.


Mélodie : mouvement ascendant et recto tono

La mélodie possède, comme dans les deux chansons précédentes, un fort mouvement dynamique : il s’agit cette fois-ci d’un mouvement ascendant sur toute la strophe, calqué sur la structure du texte. Un vers est chanté sur une mesure, avec un rythme en doubles croches; la dernière syllabe du vers tombe sur le premier temps de la mesure suivante, sur une valeur longue. Nous devons distinguer, pour l’analyse, la première et la seconde partie.
Pour les parties parlées, le rythme n’est pas indiqué, et le texte parlé est juste écrit au-dessous de la portée de la voix. Le rythme de la déclamation est donc libre, mais Ferré à tendance à imiter le rythme de la strophe chantée.
La mélodie de la seconde partie est très conjointe. Elle est également marquée d’un mouvement ascendant, avec cette fois-ci une marche mélodique (transposition de la mélodie d’une tierce pour chaque vers).

Rythme et accents

Le rythme est plus complexe que dans les deux autres chansons (pour la première partie). La répétition d’une même valeur de note, même si elle est présente, n’est pas exclusive, et sur la partition, de nombreuses petites variations rythmiques sont indiquées, avec des pauses rythmiques mettant en avant certaines syllabes.
Le tempo de départ est assez lent : la notation Adagio, qui correspond généralement à un tempo de 66 à 76, n’est pas strictement respectée sur l’enregistrement dont le tempo de départ est plutôt au-dessous (52 à la noire), et très rubato, avec de nombreuses fluctuations expressives (ralentissements à 42-45). On sent que c’est Ferré qui dirige et impose le rythme de sa vocalité, auquel il confère une lenteur solennelle. La seconde partie est beaucoup plus rapide: environ 74 à la noire.

Accompagnement et harmonie

L’arrangement, composé par Ferré, est conçu pour l’orchestre, qui ne joue pas ici uniquement un rôle d’accompagnement, mais un rôle mélodique. Comme Ferré l’explique, pour chaque strophe de la première partie, un instrument soliste ou un groupe d’instruments joue une mélodie en contrechant à la voix (dans l’ordre : flûte, violoncelle, hautbois, choeur, cordes, voix de soprani, clarinette). L’instrument soliste est généralement appuyé par un autre instrument, le violoncelle, par exemple, par des arpèges à la harpe, le hautbois par les cordes en crescendo.

« La mélodie - qui revient toujours - était écrite dans une tonalité de ré majeur, très classique et très simple, et je pouvais rejouer le même air chaque fois. Mais quand cette mélodie a été finie, je me suis ingénié à faire revenir les mêmes harmoniques tout en écrivant des musiques différentes : une pour la flûte, une pour le hautbois, et puis les violons, les choeurs et la clarinette... J’en ai ensuite ajouté une pour la voix. Et, à la fin, j’ai fait quelque chose de rythmé - un final qui n’a rien à voir avec ce qui précède » (Ferré)

L’univers harmonique est très stable (Ré majeur) sur la première partie, avec un long défilement harmonique : on reste longtemps sur le même accord, ceci en lien sans doute avec le titre de la pièce (Requiem). La seconde partie est marquée par une certaine ambiguité sur le plan harmonique, avec une sonorité modale (Si éolien 7), comme pourrait l’attester l’accord final de Si m (sur « silence )}).
La seconde partie crée en effet un contraste: le tempo accélère, les bois (flûtes, hautbois, clarinettes, bassons) et cuivres (cors, trompettes, trombones) répètent un ostinato rythmique, staccato, en doubles croches, avec des accents décalés par rapport aux temps forts :



Le choeur mixte, ainsi que les cordes (violon l et 2, alto et violoncelle) suivent le rythme de la mélodie chantée. Les violons doublent la voix.
Il est évidemment intéressant de comparer la version chantée et la version strictement instrumentale: à l’évidence, l’absence de la voix, qui porte la mélodie principale et le pathos, même en dehors du sémantisme des paroles, ampute l’oeuvre et lui donne un aspect parcellaire, fragmenté dont la finalité n’est pas évidente. La voix humaine lui confère unité et sens.