Racines du jazz - spiritual & gospel

negro spiritual
Le negro spiritual est un chant religieux négro-américain d’inspiration chrétienne, en langue anglaise. Le spiritual, probablement apparu au 18ème siècle, est né de la fusion de certains éléments de la tradition musicale africaine et d’éléments empruntés aux cantiques occidentaux. Né en relation avec l’activité missionnaire exercée principalement par des sectes protestantes, il réalise une symbiose du chant européen protestant, de la musique et des traditions religieuses africaines. Créés collectivement, dans l’excitation des « camp meetings » (ces vastes assemblées où sermons et chants alternaient), ou individuellement, par des « bardes » qui les transmettaient ensuite de plantation en plantation, les premiers spirituals résultèrent sans doute d’une simple déformation du matériau musical qui leur était fourni par les évangélisateurs. Par la suite (fin du 19ème siècle), une tradition de spiritual « savant » se substitua peu à peu à la tradition populaire. L’université Fisk, à Nashville, l’Institut Hampton, en Virginie, entreprirent de discipliner le spiritual, de créer les bases d’un répertoire (on se mit à recueillir et codifier le répertoire des chants sacrés de la communauté où apparaît l’inévitable cadence plagale européenne) ; on se mit à chanter le spiritual à plusieurs voix, au prix, parfois, d’un renoncement à l’essentiel : les inflexions, les clameurs, les syncopes, la variabilité des blue notes, éléments qui sont à la base du style négro-américain et qui se retrouvent dans le blues (équivalent du spiritual sur le plan profane) et, plus tard, dans le jazz.

Le spiritual est un chant religieux traditionnel appartenant essentiellement à la culture afro-américaine (negro-spiritual), mais que l’on trouve aussi dans certaines traditions musicales blanches.
Les spirituals des Blancs remontent au début du 19ème siècle, à l’époque de la vague du réveil religieux prêché chez les colons par les missionnaires. Ces chants prenaient leurs racines dans les hymnes traditionnels, les ballades religieuses, les chansons profanes et les hymnes méthodistes du compositeur anglais Isaac Watts, notamment. Ils s’inspiraient également de la pratique en vigueur dans les églises coloniales, où le pasteur chantait les versets d’un psaume, repris en chœur par l’assemblée (technique du chant responsorial). Les spirituals étaient souvent improvisés à partir de fragments mélodiques connus (technique de la centonisation) et de versets libres parlés (ou psalmodiés) ou chantés par le récitant, et ponctués d’interjections de l’assemblée comme « Glory, Alleluia » ou « Let my people go ». Il semble que la mélodie était chantée par les ténors aigus, entourés des voix de femmes et de basses, produisant une sonorité poignante. Le morceau The Battle Hymn of the Republic, du poète américain Julia Ward Howe, s’inspire de la mélodie et de la forme des spirituals de cette époque.
Bien que remontant probablement aux périodes de réveil religieux (awakenings) du 18ème siècle puritain, les premiers spirituals chantés par les esclaves noirs sont attestés aux environs de 1825-1850 (le premier spiritual publié est Go Down Moses [en 1861]). Ces negro-spirituals et les spirituals blancs avaient de nombreux points communs : Blancs et Noirs se retrouvaient au cours de certaines cérémonies religieuses (camp meetings) et autour des feux de bivouacs, favorisant les influences musicales et la fusion d’anciennes traditions africaines avec les hymnes méthodistes protestants. Les deux utilisent la gamme pentatonique, une ornementation mélodique importante et une structure en forme d’appel-réponse (call and reponse pattern) qui rappelle la musique africaine. Les negro-spirituals présentent également une parenté mélodique et rythmique importante avec les chants d’Afrique occidentale. Ils recouraient aussi à la pratique du ring-shout, sorte de danse extatique (ronde à pas glissés) d’origine américaine. Les negro-spirituals utilisaient le style vocal africain, ainsi que l’accompagnement polyrythmique consistant à claquer des doigts, frapper dans les mains ou taper des pieds. Jusqu’à la guerre de Sécession, l’harmonie était absente, comme dans Deep River et Roll, Jordan, Roll. Ils servaient souvent de chants de travail (work-songs) et utilisaient un langage parfois ésotérique, permettant aux esclaves de coder des informations dont leurs maîtres ne comprenaient pas la signification, notamment afin de pouvoir s’évader.
Au début du 20ème siècle, le terme de spiritual se trouva supplanté par celui de gospel, expression commerciale du spiritual moderne.
gospel song
Le gospel song est un chant religieux dérivé de l’Evangile (en anglais : gospel), interprété dans la tradition négro-américaine. Le gospel song se distingue du negro spiritual par une référence exclusive au Nouveau Testament et un aspect spectaculaire emprunté au monde des variétés. Depuis que le jazz a influencé et transformé le spiritual (dans les années 1920), il a trouvé un prolongement citadin dans le « Gospel song », qui tire son existence de la spontanéité des assemblées et qui est accompagné des instruments ainsi que du frappement des mains et des pieds sur le sol (et cela systématiquement). Il n’est pas resté confiné à l’Eglise ; par le disque, puis par le concert, il s’est fait connaître à un public beaucoup plus vaste que celui des congrégations noires où il est né. Représenté par des artistes tels que Mahalia Jackson, les Ward Singers, Sister Rosetta Tharpe ou The Stars of Faith, le gospel song a des affinités avec les formes populaires du jazz et le rhythm’n blues.

Le Gospel est donc un chant religieux populaire américain apparu vers 1870. D’abord présent essentiellement dans la communauté blanche, le gospel prit de l’importance à la suite du renouveau religieux urbain, mené par l’évangéliste Dwight Moody avec la musicienne Ira Sankey. Le gospel trouve son origine dans les hymnes chantés au catéchisme, dans les chants religieux des camps de vacances et dans les mélodies de la musique populaire ; la voix de basse est souvent en écho avec les autres voix. Un exemple ancien est I Love To Tell the Story (1869) de William Fischer. Les textes, notamment ceux de la poétesse Fanny Crosby, traitent souvent du salut et de la conversion. Le gospel noir, en vogue dans les années 1930, associé en particulier aux Églises pentecôtistes, met en valeur un arrangement d’hymnes anciens et d’éléments de negro spirituals.


Une poésie épique collective : le negro spiritual

On désigne par le terme de negro spiritual tout un ensemble de chants à caractère principalement religieux qui constituent une création collective du peuple noir américain au temps de l’esclavage. Le terme lui-même est attesté dès 1862, au début de la guerre de Sécession, par Higginson, mais il existe un texte beaucoup plus ancien, de 1819, trouvé par Dena Epstein, qui décrit ce qui est manifeste ment un spiritual en cours d’élaboration :
« Dans le secteur noir [des camp meetings], les gens de couleur se réunissent, et chantent ensemble pendant des heures de courts fragments d’affirmations disjointes, de voeux ou de prières, prolongés par de longues répétitions de chœur. » (John F. Watson.)

En 1866, un autre témoin, dont nous ne connaissons que les initiales, M.R.S., décrit ainsi dans le
Pennsylvania Freedman’s Bulletin, un « shout », sorte de danse en rond autorisée aux noirs par les blancs :
« Après l’école, les maîtres donnèrent à leurs élèves la permission de faire un shout. Il s’agit là d’un exercice religieux favori de ces gens, vieux ou jeunes. Dans la classe des petits, on rangea les bancs, et les enfants s’alignèrent le long du mur. Commença alors un chant sauvage en bourdon dans une tonalité mineure, marqué par des claquements de mains et des battements de pieds. Tout en conservant le tempo de ce chant étrange, ils se mirent à tourner en rond, se suivant l’un l’autre, et changeant le pas initial en un mouvement plus rapide et plus débridé accompagné de sonores claquements de mains à mesure que la ferveur des chanteurs atteignait son apogée. Les paroles de leur hymne sont simples et touchantes. Les couplets consistent en deux lignes, la première étant répétée deux fois. Par exemple : Nobody knows de trubble I sees,
Nobody knows de trubble I sees,
Nobody knows de trubble I sees,
Nobody knows but Jesus.
»

On aura reconnu ici un des plus célèbres spirituals,
Nobody Knows The Trouble I’ve Seen, à un moment où il n’a pas encore trouvé sa forme définitive.
Ce qui nous intéresse dans ces descriptions — et il en existe bien d’autres — c’est qu’elles permettent de réfuter la thèse trop répandue selon laquelle les spirituals seraient le produit d’une déformation maladroite, par les esclaves noirs d’Amérique, des chorals protestants. Sans vouloir nier qu’on retrouve dans beaucoup de spin- tuais des traces de psalmodie puritaine et d’hymnodie baptiste ou méthodiste, on y voit toutefois deux autres traits fondamentaux : la survivance de mélismes comme de comportements rythmiques (notamment une syncopation observée par beaucoup de témoins) qui ne doivent rien à la tradition européenne, et l’absence d’une distinction précise entre le religieux et le profane, ou, si l’on préfère, entre le sacré et le séculier.
En d’autres termes, loin d’être une dégradation du chant religieux protestant américain des blancs, les spirituals sont une authentique- création afro-américaine qui, comme toute création originale, a puisé une partie de ses thèmes, de son matériau et de son imagerie dans les modèles proposés par l’environnement culturel.
La guerre de Sécession éclate le 14 avril 1861. En mai, les premiers esclaves évadés du Sud se réfugient au Fort Monroe, tenu par le général nordiste Benjamin Butler. Quand on lui demande de rendre ces esclaves à leurs maîtres, Butler refuse en disant qu’ils sont une prise de « contrebande de guerre ». C’est ainsi qu’on appellera longtemps les esclaves réfugiés des
contrabands. Tous les témoins du Nord sont séduits par la beauté et la ferveur de leurs chants, notamment les représentants envoyés par des associations anti-esclavagistes, charitables ou religieuses. Le premier spiritual complet est relevé dès septembre 1861, et publié en décembre de la même année. Il s’agit du superbe et dramatique Go Down, Moses, qui reste un des plus célèbres, et qui est publié sous le titre : « Let My Feople Go — A Song of the Contrabands », avec cette précision :
« Il paraît que cet hymne a été chanté depuis au moins quinze ou vingt ans en Virginie et dans le Maryland… bien que clandestinement, par crainte du fouet. » (Ce qui ferait remonter l’existence d’un spiritual de forme achevée à 1845 ou 1841.)

On comprend pourquoi ce spiritual fut chanté clandestinement. A. travers une imagerie biblique tout a fait officielle (Dieu envoie Moïse en Egypte pour ordonner au pharaon qu’il « laisse partir mon peuple », sinon « je frapperai tous tes premier-nés ». Mon peuple « ne travaillera plus dans la servitude… Laisse-le partir avec le butin de l’Egypte ») se dessinent une volonté de liberté, une espérance en la fin prochaine de l’esclavage et même un désir de vengeance qui auraient épouvanté les Sudistes déjà traumatisés par environ cent trente révoltes d’esclaves entre 1526 et 1861, dont celles, très importantes, de Denmark Vesey, en 1822 en Caroline du Sud, et de Nat Turner, en 1831 en Virginie (Aptheker).
Mais le contact le plus important avec le matériau des spirituals date de ce qu’on a appelé « l’expérience de Port Royal ». Bien entendu, il ne s’agit pas ici des jansénistes. Port Royal est une île située au large de Charleston, qui fut dès décembre 1861 capturée par les forces nordistes, lesquelles voulaient neutraliser ses forts et instaurer un blocus naval. L’état de misère des esclaves qui s’y trouvaient apitoya les mouvements anti-esclavagistes du Nord, qui y firent envoyer des administrateurs, mais aussi des missionnaires et une centaine d’instituteurs. Parmi ceux-ci, Charles P. Ware, sa sœur Lucy Mc Kim et son cousin William Francis Allen. C’est à eux qu’on doit les premières publications de recueils de chants noirs authentiques, documents d’autant plus précieux que Lucy Mc Kim était une musicienne accomplie. C’est grâce à ces pionniers que le grand public du Nord se rendit compte que les chansonnettes des « minstrels », qu’il avait prises jusqu’alors pour des chants d’esclaves, étaient des imitations faites par des baladins blancs. Bientôt, deux institutions d’enseignement fondées après la guerre de Sécession pour les noirs, le
Hampton Institute de Virginie et la Fisk University de Nashville, Tennessee, prirent le relais et classèrent, codifièrent un corpus toujours plus important. En 1872, la Fisk University fonda un groupe de chanteurs et de chanteuses noirs, les Fisk Jubilee Singers, qui firent connaître les spirituals en se produisant dans les grandes villes du Nord et jusqu’en Europe, où ils chantèrent notamment devant la reine Victoria et l’empereur d’Allemagne.
L’expérience de Port Royal a montré qu’il existait une musique vocale noire profane qui n’offrait pas de différence majeure avec celle des spirituals. A ce titre, on peut dire qu’une grande partie des spirituals furent des chants de travail sur lesquels vinrent se plaquer des références à l’imagerie biblique.
Michael Row De Boat Ashore, spiritual très connu, était à l’origine un chant de bateliers. Il y avait aussi des corn-shucking songs, des cane songs et d’autres harvest songs (chants pour accompagner l’épluchage du maïs ainsi que différentes récoltes, dont celle de la canne à sucre).
Plus que dans les services religieux dominicaux, on peut penser que les spirituals se formèrent dans les
camp meetings, ces réunions en plein air où des centaines, parfois des milliers d’hommes et de femmes, blancs et esclaves noirs mêlés ou à peine séparés, chantaient pendant des heures sous la conduite de chefs de chœur improvisés qui pratiquaient le lining-out déjà utilisé depuis longtemps dans les congrégations blanches rurales en majorité analphabètes, c’est-à-dire qu’ils lisaient en la psalmodiant une phrase de psaume que le chœur reprenait ou à laquelle il répondait par un même motif stéréotypé (Hosannah ! Yes Lord !, etc.). Cette technique de responsorial, appelée aussi call and response pattern, ne pouvait que séduire des gens dont la mémoire collective gardait encore toute fraîche la trace du responsorial couramment utilisé dans la musique de l’Afrique de l’Ouest. Or, ce responsorial se retrouve aussi dans les work songs, y compris ceux que les musicologues John et Alan Lomax ont enregistrés, beaucoup plus tard, dans les années 1930 et 1940, dans des pénitenciers du Sud.
Mais ce qui est fascinant, c’est qu’il se retrouve encore actuellement dans beaucoup d’églises baptistes. Certains enregistrements contemporains réalisés dans des églises nous font toucher du doigt le processus de formation des spirituals. Ainsi, en 1951, dans son église baptiste de Washington, le révérend Samuel Kelsey prend pour thème de son sermon le verset 8 du premier chapitre des
Actes des Apôtres. Avec un débit heurté et haletant, il le lit, le répète, en reprend des passages et retient finalement comme mot d’appui witness, témoin (de Jésus), qu’il fait chanter aux fidèles. Bientôt, le piano se met à accompagner tandis qu’une pédale de trombone ramène toute la congrégation dans la même tonalité et qu’un tambourin scande le rythme. Que manque-t-il à cette création collective pour devenir un spiritual ? La répétition pendant plusieurs mois, plusieurs années peut-être, dans un milieu moins exposé aux informations extérieures, de telle sorte que le chant se cristallise et ne permette plus que des variations infimes — c’est-à-dire une situation historique totalement différente.
Quant à l’inspiration religieuse, on oppose souvent le
gospel au spiritual, le premier, comme son nom l’indique (gospel : évangile), s’inspirant du Nouveau Testament tandis que le second puise dans l’Ancien Testament. Ce n’est pas tout à fait exact, car le nom de Jésus apparaît déjà dans un certain nombre de spirituals. Mais il est vrai que, dans le spiritual, la majorité des références religieuses renvoient à l’Ancien Testament. Cette imagerie était d’ailleurs perçue de façon très concrète par les esclaves. Le peuple noir en servitude s’identifiait facilement aux Hébreux dans la captivité égyptienne, Canaan, prononcé par un Afro-Américain illettré, sonnait presque exactement comme Canada, c’est-à-dire un pays situé au nord dont certains avaient entendu parler et où l’esclavage n’existait pas, et Moïse passait parfois pour un héros de la Révolution américaine (Higginson). On admet d’ailleurs maintenant que certains spirituals ont eu une fonction de communication clandestine, et qu’ils servaient à lancer des messages d’alarme ou à fixer des rendez-vous d’une plantation à l’autre. Higginson, qui fut pendant la guerre de Sécession colonel d’un régiment exclusivement noir — à l’exception des officiers — formé d’esclaves libérés par les Nordistes ou évadés, a recueilli un grand nombre de spirituals chantés par ses soldats. Une des versions de The Ship of Zion (Le bateau de Sion) qu’il a relevées est significative à cet égard :

De Gospel ship is sailin’
Hosann — sann.
O, Jesus is de captain,
Hosann — sann.
De an gels are de sailors,
Hosann — sann.
O, is your bundle ready ?
Hosann — sann.
O, have you got your ticket ?
Hosann — sann.


On voit que si les premiers vers peuvent s’interpréter comme un désir pieux de suivre Jésus, les deux derniers (Oh, ton baluchon est-il prêt ? — Oh, as-tu pris ton billet ?) peuvent impliquer un projet clandestin d’évasion, sans doute par l’
Underground Railroad, réseau d’évasion qui sauva la vie à des centaines d’esclaves et qui allait jusqu’au Canada.
La plupart des témoins de l’époque, dont certains avaient pour tant une bonne oreille musicale, ont entendu les spirituals en mineur. Or, la majorité de ces chants sont en majeur. Sauf à penser que tous les témoins ont employé le terme « mineur » au sens vulgaire, qui connote une impression de tristesse, il faut croire qu’ils ont été déconcertés par le traitement de la tierce et de la septième, lesquelles sont souvent abaissées dans le chant afro-américain — comme on le verra plus loin à propos du blues. En 1913, Krehbiel, analysant 527 chants afro-américains (parmi lesquels bon nombre de spirituals), les classe ainsi :
majeur, 331
mineur, 62
mixte et vague, 23
pentatonique, 111
majeur avec septième bémolisée, 20
majeur sans septième, 78
majeur sans quarte, 45
majeur avec sixte diésée, 8
majeur sans sixte, 34
mineur avec septième non bémolisée (sensible), 19


On voit donc qu’il y a prédominance du mode majeur.
Quant à la rétention de caractéristiques musicales africaines, Kolinski, cité par Waterman en 1952, fait ces observations après avoir étudié comparativement des spirituals et des chants d’Afrique occidentale :
« Trente-six spirituals sont identiques à des chants de l’Afrique occidentale, ou leur ressemblent de près au point de vue de la structure tonale (gamme et mode) […] Les rythmes du début de trente-quatre spirituals sont presque identiques à ceux de certains chants du Dahomey et de la Côte-de-l’Or. »

Il en conclut que :
« Si de nombreux spirituals proviennent de mélodies européennes, certaines en apparence non déformées, ces mélodies ont toutes été soit transformées pour se conformer au style de la musique de l’Afrique occidentale, soit choisies parce qu’elles lui ressemblaient. » (Chase)

Structurellement, le professeur John Work, de
Fisk University, distingue trois types de spirituals :
(1) appel et réponse (ou antiphonique responsorial) : c’est le
ring shout, le sermon, le jubilee et, par fois, le gospel song.
(2) courte mélodie rythmique : c’est le jubilee et le gospel.
(3) mélodie longue et soutenue : c’est ce qu’il appelle le spiritual proprement dit. Sans vouloir discuter ici cette distinction un peu arbitraire, ce dernier type est illustré notamment par des chants tels que
Nobody Knows et Sometimes I Feel Like a Motherless Child.

Il est certain que, dans l’effort de codification, notamment harmonique, de la
Fisk University et du Hampton Institute, les spirituals, en devenant plus policés — sous l’impulsion alors tout à fait légitime qui poussait la bourgeoisie noire à plaire aux goûts du public blanc — ont perdu une partie de leurs caractères africains. Cette conception partiellement occidentalisée du spiritual aboutit de nos jours à la tradition qu’illustrent des quartettes tels que les Delta Rhythm Boys ou le Golden Gate Quartet. Parallèlement, le spiritual populaire, plus primitif, plus « noir », poursuivit sa carrière dans les petites congrégations provinciales. C’est surtout lui qui fusionnera avec le gospel song, et c’est à cette branche qu’on peut rattacher de grandes artistes contemporaines telles que Maha lia Jackson, Sister Rosetta Tharpe, Bessie Greffin, Frances Steadman, etc. Quant aux essais d’interprétation des spirituals avec une technique vocale classique, même par des voix noires, ils dépouillent ceux-ci de toute authenticité ainsi que d’une grande partie de leur beauté, comme on peut s’en rendre compte à l’audition des enregistrements de Paul Robeson, de Marian Anderson et de Wilhelmenia Fernandez.
Dans ce phénomène collectif que sont les spirituals, certains auteurs voient se constituer comme un pot-pourri de sacré et de pro fane (Spaulding, 1863), tandis que d’autres voient la création d’une véritable saga collective comparable à l’
Iliade, à la Chanson de Roland ou aux Nibelungen. Il est vrai que les paroles des spirituals sont souvent naïves, tout comme l’est par endroit la poésie d’Homère, mais, comme celle-ci, elles ont une charge émotionnelle parfois bouleversante. Les spirituals sont l’œuvre de tout un peuple qui vivait dans des conditions inhumaines, mais qui ne s’est jamais résigné à voir dans cet état une destinée. En 1939, John Lovell Jr. rendit ainsi justice à cette création collective :
« Nous avons reconnu qu’il [le Nègre] savait tourner de jolies petites chansons. En fait, il était en train d’écrire une des plus puissantes poésies jamais créées. »