Racines du jazz - les danses

De très nombreux termes désignent des danses en vogue à différentes périodes de la vie du blues. Activité qui permet un nécessaire défoulement, la danse est le plus souvent symbole sexuel et parfois aussi, comme le « cake-walk », elle participe de la démarche de double sens vis-à-vis de l’homme blanc.


Principes fondamentaux de la danse africaine 

On peut considérer qu’il y a six principes fondamentaux de la danse africaine :

1) 
Dominante d’un style : Attaque percussive, vitalité.
2) 
Polyrythmie : Multiplicité des rythmes. Musique percussive non harmonique.
3) 
Système appel-réponse : musical et chorégraphique utilisé dans les spirituals, gospel, worksongs, le groupe répond à un soliste (alternance de couplets qui sont improvisés par le soliste et de refrains immuables, ce qui nous donne la relation innovation et tradition, traditions qui sont reprises aussi par les GI, militaires américains).
4) 
Pulsation : le sens intérieur de la pulsation.
5) 
Syncope : l’accentuation suspendue de la phrase musicale.
6) 
L’arme politique : le Calypso était une arme politique chantée (le Rap actuel si l’on se réfère aux textes est aussi un outil à usage contestataire ; par exemple : le groupe Ice T). De même que le Cake-walk qui est la reprise des minstrels par les noirs, compte à son répertoire de vieilles chansons jazz truffées de mots en « slang » (argot) qui sont en fait des injures destinées aux blancs.
Caractéristiques de la danse africaine


C’est une danse pratiquée pieds nus, elle est à base de pas glissés, de pas traînés, on frappe des pieds dans la terre, les genoux sont fléchis, le dos en avant (la courbe du corps est une position typiquement africaine, il suffit de se référer à leur physionomie pour la comprendre). La frappe des mains, les cris, le sol, les sauts et les ondulations sont aussi utilisés. C’est une danse qui requiert une grande agilité du corps.
Spécificité des hommes : acrobatie, sauts.
Spécificité des filles : pas glissés, grande agilité des hanches, positions toujours très pliées.
Ces danses sont toujours inspirées par la faune, elles consistent en une imitation des animaux. Par exemple : « le lapin » qui est le fétiche noir américain, cette danse évolue en « cercle » avec des solistes au centre.
La pose du pied au sol est aussi une caractéristique de la danse africaine, suite à l’observation et à l’imitation des animaux. La dynamique des appuis au sol varie : légère, lourde, rapide, lente et traînante. Le pied à plat : pas typique de la danse africaine allant, vers la mère, la terre pour puiser sa force et récolter sa nourriture le rappelle l’action de se plier vers la terre, se coucher, se reposer. Le pied en demi-pointe : le désir de s’élever est plus une conception occidentale, aller vers le ciel… être au-dessus… paraître plus grand…

L’observation et 
l’imitation des animaux ont engendré toute une gamme de danses diverses (parfois il ne s’agit que d’une marche ou d’un mouvement spécifique) on les retrouve tout au long de l’évolution de la danse jazz tel que le : « Fox-trot » (le trot du renard), « le Grizzly-bear » (l’ours Grizzly), « le Funky chicken » (le poulet gai), « le Bouffalo » (le buffle), « le Turkey-hot » (la chaude dinde), « le Pigeon wings » (ailes de pigeon), « Bunny hogue » (le bisou du Lapin), « le Camelwalk » (la marche du chameau qui inspira James BROWN qui à son tour inspira Michael JACKSON pour finalement prendre le nom de « Moonwalk »).

Le danseur se trouve finalement face à 
deux manières de concevoir la danse jazz ; La manière européenne et la manière africaine. Ces deux façons de danser sont tellement opposées qu’elles sont presque incompatibles ainsi un fossé sépare la « danse jazz noire » et la « danse jazz blanche » et cela tout au long de son évolution, même lorsque les gestes techniques semblent être identiques. 
Le noir danse pour s’identifier :
 la danse jazz noire hérite de ses racines africaines la nécessité de danser pour s’identifier, pour exister, pour communiquer, pour conserver une identité et une culture. 
Le blanc danse le jazz pour se divertir
 et amuser son entourage, d’où le développement d’un marché commercial de la danse (Show dance, Broadway…). 
Chez le danseur noir, deux conditions doivent être réunies pour qu’il danse : la liberté et la conscience.
 La liberté : le danseur doit être libre de choisir de danser, toute danse qui est exécutée sous la contrainte n’est plus une danse pour les Africains (pendant l’esclavage lorsqu’ils étaient obligés de danser ils ne la vivaient pas). La conscience est l’âme de la danse car elle est supposée exprimer une idée et suivre un chemin qui touchera le cœur des spectateurs.
Danse sexuelle ?
Danser à la manière des Africains c’est donc désirer connaître son corps, le découvrir, et lui obéir en pleine conscience, c’est : avoir le courage d’accepter publiquement le plaisir, le vivre, le partager et le montrer. En fait c’est précisément cet aspect sexuel qui a toujours soulevé un problème dans la danse jazz.
Dès le début les danseurs modernes n’ont pas hésité à montrer l’amour sexuel et même la nudité (Martha GRAHAM, Doris HUMPHREY, Isadora DUNCAN) mais cela était perçu comme un art de haute moralité, et justifié la nécessité d’un érotisme et d’une sensualité dans le but d’une recherche artistique. Au niveau de la danse jazz aussi on perçoit ces deux courants : on discerne les chorégraphes noirs qui ont une perception sexuelle et les blancs qui ont une perception sensuelle.
Les jeunes africaines qui, lors des fêtes de village souhaitent faire comprendre leurs désirs à l’égard d’un homme, utilisent comme moyen de communication la danse sans aucune inhibition. Avec des regards, des ondulations du bassin, elles transmettent leur message, dont la signification est évidente et ne choque personne.


cakewalk

Le « Cake-Walk » (chalk-line walk)

Les planteurs organisaient pour se divertir des concours de « Cake walk ». Le Cake walk s’appelait au début le « Chalk line » (ligne de craie). Cette danse consistait à danser sur une ligne dessinée à la craie où les danseurs s’amusaient à imiter et caricaturer l’attitude guindée des blancs ouvrant un bal, souvent ils dansaient aussi avec un verre d’eau sur la tête (afin d’avoir le look « raide » des planteurs) avec le buste en arrière en développant la jambe en « Tiller line ». Le nom « Cake walk » signifie marche (danse ou pas) du gâteau, c’était un concours de danse où le meilleur danseur gagnait justement un morceau de gâteau !

Cette danse en vogue dans la dernière décade du 19
ème siècle mais dont l’origine remonte probablement avant la guerre de Sécession :

« A l’origine, il s’agissait d’un concours de danse, dans une plantation, où les couples d’esclaves se disputaient un prix, généralement un gâteau (
cake), offert à celui qui lèverait le plus haut la jambe. » (Eileen Southern inHistoire de la musique noire américaine).
Les Noirs s’y amusaient à singer les Blancs avec force courbettes, grands coups de chapeau, déploiement de parures, pas emphatiques…
« Du point de vue de la plupart des Blancs, la pratique du 
cake walk consistait en une tentative de la part des Noirs, frustes et ignorants, d’émulation par rapport à leurs supérieurs. Mais il est hors de doute que l’homme de couleur considérait le cake walk comme une parodie subtile des attitudes des Blancs de la haute société qui veulent se donner des airs. » (James Lincoln Collier in L’Aventure du jazz).
« Let me see you do the rag-time dance
Turn left and do the cake walk prance
Turn the other way, and do the
 slow-drag » 
The RagTime Dance, Scott Joplin (1903).

On peut définir le Cake-walk de la façon suivante : danse de caractère grotesque issue du folklore noir américain, au rythme très syncopé et notée à 2/4. Elle tient son nom d’une ancienne coutume du Sud des Etats-Unis, qui consistait à récompenser d’un gâteau (= cake) l’esclave qui avait le plus brillamment dansé. Ayant traversé l’Atlantique aux alentours de 1900, le cake-walk a été utilisé au music-hall et dans l’opérette, et a inspiré à Claude Debussy une pièce de son Children’s Corner pour piano, Golliwogg’s cake-walk. Le cake-walk serait lui-même issu d’une danse collective marchée en rond appelée walk-around ou promenade qui terminait les « minstrel shows ». Le cake-walk sera lui-même une des sources rythmique du ragtime.

On s’accorde à reconnaître que le cakewalk fut l’ancêtre du ragtime, auquel il légua plusieurs figures rythmiques, notamment celle-ci :
ou celle-ci : 

(figure qu’utilisera Debussy au début de « Gollywog’s cakewalk », dans Children’s Corner.)

Le 
cakewalk, ou pas du gâteau, a été observé sur son aire de naissance par de nombreux témoins. Gilbert Chase rapporte ainsi l’information donnée par un Noir du Tennessee né de parents esclaves :
« Le cakewalk était à l’origine une danse de plantation, ou plutôt un joyeux mouvement qu’ils [les esclaves] exécutaient en entendant la musique du banjo, incapables qu’ils étaient alors de se maîtriser. Cela se passait généralement le dimanche, quand on ne travaillait pas ; jeunes et vieux se paraient de fanfreluches et se mettaient à sauter, à lancer la jambe haut en l’air et à tourner en rond. Ils s’amusaient à singer les manières des Blancs de la “grande maison”, mais leurs maîtres, qui venaient se divertir du spectacle, ne s’en rendaient pas compte. Il paraît qu’on prit l’habitude de décerner un prix, après que le maître eut offert un jour un gâteau au couple qui avait exécuté le mouvement le plus audacieux. »

Autre description qui nous en apprend beaucoup celle d’une Anglaise qui a assisté à une 
barn dance, un bal donné dans une grange par une soirée pluvieuse, à Ashtabula, Ohio, publiée dans l’Illustrated London News de février 1897 :
« J’ai très rarement pris un tel plaisir à un spectacle […] Les danses étaient on ne peut plus bizarres, accompagnées par des violoneux et des chants de plantation, avec un homme qui annonçait toujours les différentes figures, et comment elles allaient être dansées […] Il y eut une danse, exécutée par les jeunes, qui nous enchanta particulièrement. Il s’agit de Plantation Quadrille, dont la figure principale consistait en une grande chaîne, avec des couples se tenant à une certaine distance, et, avant que l’homme et la femme se prennent par la main, chacun, mais particulièrement les femmes, faisait un pas seul composé de déhanchements divers on ne peut plus gracieux et jolis. Assises tout au tour de la salle, les personnes plus âgées battaient la me sure selon la musique et la danse en tapant dans leurs mains, puis sur un genou, puis sur l’autre, tout en frappant du pied et en chantant le couplet suivant :
Hoe de corn, hoe de corn, Moses,
Hoe de corn, Moses, hoe de corn ;
Come away from dat winder [: that window]
My lub and my dub [: love and dove]
Come away from dat winder
Don’t you hear me ? Oh, my !
Corne some odder night,
For there’s going f0 be a fight !
There’s be razors a-flying in de air 

c’est-à-dire : « Bine le maïs (bis), Moïse, Bine le maïs, Moïse, bine le maïs ; Eloigne-toi de cette fenêtre, mon amour, ma colombe, Eloigne-toi de cette fenêtre, M’entends-tu ? Oh là là, reviens un autre soir, car il va y avoir de la bagarre ! Les rasoirs vont voltiger. »


Chose curieuse, cette informatrice anglaise s’interroge en 1897 sur le sens de l’expression 
taking the cake, remporter le gâteau, « qui avait jusqu’alors été une énigme pour moi […] et qui me fut révélé tout d’un coup […] Juste avant qu’on ne proclame la fin du bal, une longue procession de couples se forma, chaque couple faisant trois fois en grande pompe le tour de la salle sous le regard critique d’un jury formé d’une dizaine de personnes âgées qui élirent le couple le plus pimpant et lui remirent solennellement un gros gâteau aux prunes ».
Il ne fait pas de doute que le cakewalk fut le principal pas que l’on dansa longtemps aux accents d’airs de ragtime. Le mot lui-même est attesté depuis 1879, vingt ans donc avant la publication de 
Maple Leaf Rag, dans Harper’s Magazine : 
« Reader, didst ever attend a cake walk given by the colored folks ? »
Lecteur, as-tu jamais assisté à un cake walk donné par des Noirs ?).


En outre, en anglais familier, on dit volontiers 
To take the cake (remporter la palme), He takes the cake (à lui le pompon !) ou That really takes the cake (ça, alors ! c’est le bouquet !).

On peut voir au Musée d’art moderne de New York (MOMA) une très belle aquarelle de 1890 (sept ans avant les premiers rags de Turpin et de Krell) intitulée 
The Cake Walk et signée Albert Meyer. Elle représente, à l’intérieur d’un cartouche formé de guirlandes semées de deux tambourins, d’un banjo, d’une mandoline et d’une guitare, deux couples de Noirs vêtus de façon très élégante, un peu trop peut-être : l’un des hommes porte un costume d’été clair à carreaux, l’autre un habit de cérémonie à queue de pie, les deux sont chaussés d’escarpins vernis coiffés de guêtres blanches ; les femmes sont en larges robes plissées très ornementées et portent des chapeaux fleuris et enrubannés ; tous les quatre se pavanent d’un air très brave, avec des ronds de jambe, le buste rejeté en arrière. Chose curieuse, si l’on devine assurément une note d’admiration amusée, un sourire qui guiderait le pinceau de l’artiste, on ne sent dans l’oeuvre aucune connotation raciste péjorative. Au contraire, les visages sont beaux et les traits agréables, les expressions sont rendues avec finesse — ce qui va tout à fait à l’encontre de l’iconographie post-bellum (de la période suivant la guerre de Sécession), notamment les belles lithographies de Johnson and Powers ou de McLoughlin Bros du 19ème représentant des Noirs urbains grotesques singeant les manières des Blancs, cigare aux lèvres et chaîne de montre barrant le ventre, mais tenant en main un coq champion qu’ils amènent au combat, ou des Noirs ruraux, particulièrement des enfants, se gavant de pastèques volées (« Oh, them watermillions ! » pour« Oh ! these watermelons ! »), gravures qui sont aujourd’hui très recherchées par les collectionneurs.

La vogue du cakewalk déborda très vite le Sud et le Sud-Ouest pour se répandre dans les grandes villes de l’Est et, bientôt, jusqu’en Europe même. A New York, à Boston, la meilleure société le dansait et certaines personnalités mondaines en vue y excellaient. On l’a dansé aussi à Londres, à Paris, à Vienne et à Leipzig où, le 5 février 1905, l’
Illustrierte Zeitung s’alarme de cette décadence de la danse dans un article intitulé Der Cake Walk.

juba

La « Juba » était une danse compétitive (d’aptitude technique), qui apparut dans toutes les îles et qui s’est étendue jusqu’au sud des Etats Unis. La caractéristique de cette danse était que le danseur exécutait une série de mouvements au milieu d’un cercle d’autres danseurs qui l’accompagnaient de frappes sur toutes les parties de leur corps (mains, pieds, cuisses, etc.) et était ensuite défié par un autre danseur qui entrait dans le cercle. Aux Etats-Unis cette danse s’est appelée par la suite le « Patting Juba » (patting = frapper, sorte de solfège corporel « Handbone »).

Très vite les colons comprennent l’importance de la danse et de la musique pour les esclaves, aussi tentent-ils de les réglementer. De nombreuses danses, jugées trop érotiques (comme la 
calenda), sont interdites par le clergé et ont lieu la nuit. Les seules distractions tolérées par les propriétaires sont les danses du samedi soir et du dimanche, qu’ils baptisent en Guadeloupe du nom collectif de bamboula (ces bamboulas furent ensuite introduites en Louisiane par des Haïtiens et se dansaient sur Congo Square à la Nouvelle Orléans). Les chants accompagnent néanmoins les activités quotidiennes.

De la rencontre entre musiques européennes et africaines sont nés des genres créolisés où domine le tambour. Les esclaves adoptent et transforment les danses apportées par les colons. Ainsi ils s’approprient
contredanses, cotillons, quadrilles, polkas, valses, mazurkas. Les esclaves y apportent aussi une part de parodie comme dans le cake-walk dans le sud des Etats-Unis. Ces danses sont dirigées par un bâtonnier ou commandeurqui lance des ordres afin que les couples exécutent des figures précises.

La vie des plantations, les relations colons/esclaves forment la trame des chants et des danses. Les percussions y occupent la place la plus importante.

marche militaire

Un autre élément qui influença très fortement la mise en forme rythmique et structurelle du ragtime classique fut la marche de type militaire. Les Américains d’alors, blancs et noirs, étaient grands amateurs (mais, au fond, ne le sont-ils pas toujours, des ticker-tape parades de Broadway aux petites fêtes provinciales, aujourd’hui encore ?) de marching bands et de brass bands. Ces fanfares jouaient un répertoire varié, mais toujours entraînant, composé principalement de marches écrites en C, C barré, 2/4 et 6/8, ce dernier rythme caractérisant des marches plus enlevées qu’on appelait parfois des cavalry marches. Il faut remarquer d’abord que, dans beaucoup de marches américaines, on sent la présence, exprimée ou non, d’un contretemps. Il est très sensible, non seulement dans le mouvement rythmique général, mais dans la façon de rouler des tambours caisses claires à timbre. Ce trait les oppose irréductiblement à nos lourdes marches napoléoniennes et, soit dit en passant, il ne faut peut-être pas chercher plus loin la raison de l’étonnante différence existant entre les majorettes américaines et les nôtres. Il semble, à voir défiler les premières tout en prêtant l’oreille, que leurs genoux soient happés vers le haut par les contretemps, ce qui explique qu’elles aient l’air de petits poneys piaffant, tandis que les deuxièmes, dont les semelles sont attirées vers le sol par les temps forts, ont l’air de chevaux de labour.

Structurellement, la marche procède par énoncés de plusieurs thèmes, généralement de seize mesures avec reprise, et la troisième partie, appelée « trio », module sou vent à la sous-dominante. Les premiers critiques musicaux du ragtime classique ont fait reproche aux rags linéaires de présenter des formes décadentes en ce sens que la primauté de la tonique n’y était pas réaffirmée avec force à la fin du morceau, qui semblait se terminer en l’air, sans retomber sur ses pieds. Et l’on a longtemps admis comme parole d’évangile que les marches, elles, se terminent toujours par un retour à la tonique (Schafer et Riedel). Mais Edward E. Berlin a montré tout récemment, en 1980, que tel n’était pas le cas. II a déniché une 
Lettre de Sousa publiée en août 1898 (un an avant Maple Leaf Rag qui, on le sait, respecte encore la tradition du retour à la tonique pour le dernier strain), dans laquelle l’auteur de plus de cent marches parmi les plus célèbres du florilège musical américain livre ces ré flexions qui méritent d’être citées longuement parce qu’elles clarifient un point longtemps controversé :
En réponse à votre question : « Est-il convenable qu’un two-step se terminant par un trio finisse dans une tonalité différente de la tonalité initiale ? », je tiens à dire ceci :
« Dans la forme de composition acceptée pour le genre qu’est la marche, on a toujours admis que la troisième partie pouvait passer en sous-dominante et, plus rarement, au ton de la dominante. Or, à Washington, dans mon enfance, j’avais remarqué que les fanfares qui défilaient terminaient, même lorsque la composition demandait un
 da capo, sur le dernier strain de la marche. J’en conclus que si l’usage le permettait dans la pratique, on pouvait difficilement comprendre pour quelle raison on ne pourrait pas l’avaliser au plan de la théorie, dans l’écriture d’une marche. J’ai donc composé mes marches en faisant fi de la vieille règle établie, et j’ai écrit avec le souci de faire du dernier strain le sommet musical de la marche, sans considération de tonalité. »

John Philip Sousa (1854-1932), surnommé « The March King », établit mieux qu’aucun autre la popularité du 
brass band, orchestre de cuivres, fanfare (nature) ou du marching band, orchestre de défilé (fonction). Il se fit connaître dès vingt-six ans, en 1880, quand il devint le chef de la fanfare des United States Marines. Douze ans plus tard, à trente-huit ans, il fonda son propre orchestre, qui devint bientôt un des premiers concerts bands, c’est-à-dire qu’il ne jouait plus seulement à l’occasion de défilés ou de cérémonies militaires et patriotiques. Les marches de Sousa, écrit Karl Haas, « sont exemplaires pour l’aspect inventif de leur matière mélodique, pour leur traitement harmonique, et pour la façon dont il a su embellir l’attrait rythmique inhérent à la marche. »

Sousa reste immortel pour avoir donné à la nation amé ricaine un de ses plus chers hymnes patriotiques, 
The Stars and Stripes Forever (qu’ils ne faut pas, comme le font beaucoup de Français, prendre pour l’hymne national, lequel est The Star Spangled Banner, de Francis Scott Key, écrit en 1814 et consacré hymne national par le président Wilson en 1916 seulement). Outre une centaine de marches (The Washington PostThe Gladiators), il écrivit des opérettes (The Bride ElectEl CapitanThe Free Lance), et certaines de ses œuvres ont été exécutées au concert symphonique, parfois sous la baguette de Toscanini. Ajoutons que Sousa et son orchestre de concert ont amené le cakewalk, mais aussi, sous une forme quelque peu primitive, le ragtime jusqu’en Europe, à Paris à l’occasion de l’Exposition de 1900, et qu’ils donnèrent des représentations de commande devant le roi Edouard VII, l’empereur Guillaume II et le tsar Nicolas II.
Son tromboniste virtuose Arthur Pryor (1870-1942), qui devait prendre sa succession à la tête de l’orchestre, était friand de syncopation. Il écrivit de nombreux arrangements sur des rags et des cakewalks, et il composa même certains rags instrumentaux (A Coon Band Contest, 1899, l’année de Maple Leaf Rag !, où l’on voit de nombreuses syncopes courtes, non liées. Ce morceau fut réédité en 1918 avec, en sous-titre, une désignation plus à la mode alors « Jazz Fox Trot »). On assiste là à un exemple de fertilisation croisée : les orchestres de marche, qui avaient influencé les compositeurs de ragtimes, inscrivent bientôt à leur répertoire des cakewalks et des ragtimes. C’est le deuxième exemple historique, après la minstrelsy, d’un phénomène qu’on retrouvera de façon constante dans l’histoire du jazz, jusqu’au jazz moderne : la fascination des Blancs pour la création musicale noire et leur effort — inconscient souvent — pour l’adapter aux exigences de l’oreille occidentale blanche en en éliminant, en en gommant tout ce qui paraît trop rugueux, notamment le traitement du timbre, d l’attaque et des hauteurs, pour donner une musique finalement plus mièvre, que les Noirs, voulant rester au goût du jour dicté par les Blancs, tenteront souvent d’imiter, sans succès heureusement, avant de reprendre leur élan dans leur esthétique expressionniste traditionnelle. 
Dans la lignée de Sousa et de Pryor, qui étaient des Blancs, on verra bientôt de grandes fanfares noires, au premier plan desquelles il faut mentionner celle de James Reese Europe (1881-1919), qui dirigea le premier orchestre militaire noir et écrivit entre autres un 
Castle House Rag pour sa fanfare, laquelle, envoyée en France lors de la Grande Guerre, fut intégrée au 369ème régiment d’infanterie français, qui se battit sur le front. Des enregistrements sur cylindres de 1913 et 1914 nous permettent de remarquer, malgré la mauvaise prise de son, un extraordinaire batteur, Buddy Gilmore, dont on pour rait dire que son sens métronomique et polyrythmique est presque encore africain, tandis que la mise en place des syncopes annonce déjà le jazz. On a parfois l’impression qu’il est le seul, dans cet orchestre militaire, à syncoper avec aisance, et qu’il lutte contre la raideur sautillante de ses camarades. Est-ce là la raison qui l’a poussé, quelques années plus tard, à assassiner son chef d’orchestre ?... Non, bien sûr, mais comment interdire à un historien du jazz d’y rêver ?

Pour terminer, une remarque s’impose : il ne semble pas nécessaire de prendre en compte, comme l’ont fait la majorité des auteurs, l’influence des danses de cour et de bal européennes, notamment le quadrille, dans la mise en forme du ragtime. L’analyste méticuleux et exigeant qu’est Edward A. Berlin a clairement montré récemment que, contrairement à ce qu’ont dit des acteurs aussi important historiquement que Jelly Roll Morton et James P. Johnson, on ne trouve finalement que rarement dans le ragtime des exemples précis d’influence indiscutable du quadrille, du cotillon, de la polka ou de la scottish. Laissons-lui jusqu’à plus ample informé la responsabilité de cette affirmation.


fanfares


Dans la mesure où le métier des a chose « sérieuse », rares furent les Noirs, avant l’Emancipation, qui purent faire partie de fanfares ou de cliques, c’est-à-dire apprendre le maniement de ces instruments, en plus du fusil, qui allaient jouer un rôle essentiel dans le jazz : les cuivres. Malgré l’absence de tout régiment noir régulier, Alain Locke signale l’existence de quelques fanfares noires qui furent célèbres au 19ème siècle. La plus connue semble avoir été créée à Philadelphie en 1839. Chef d’orchestre, compositeur, arrangeur et trompettiste, Frank Johnson la dirigea jusqu’à sa mort, en 1846. Son succès fut tel qu’il fit une tournée en Grande-Bretagne et reçut des mains de la reine Victoria une trompette d’argent en hommage à son extraordinaire virtuosité. Dirigée par Joe Anderson jusqu’en 1874, la formation se scinda ensuite en deux groupes : l’Excelsior Band et le Franck Jones’ Orchestra. Si l’on en croit les comptes rendus de l’époque, ces orchestres se composaient d’instrumentistes accomplis et comprenaient une section de cordes afin de pouvoir jouer, en plus de leur répertoire de marches et d’hymnes, des œuvres de compositeurs « classiques ». 
Pour être acceptés et écoutés par le public blanc, ces orchestres pré-jazziques durent donc intégrer à leur musique des éléments de « respectabilité » tels que la virtuosité (au regard des critères techniques académiques occidentaux), la présence d’instruments «nobles» (violons) et une absolue rigueur d’exécution. De la même façon, la chorale des Fisk Jubilee Singers s’imposa aux Etats-Unis et dans le monde entier par la beauté (très « classique ») de ses sopranos, basses et contraltos, la présentation empreinte de « dignité » de ses membres (costumes sombres et sobres) et leurs références culturelles (les dix-huit chanteurs de cette chorale venaient de la Fisk University, une des premières universités noires des Etats-Unis). S’ils avaient la conviction d’apporter au monde blanc le « message » de leur peuple (ils chantèrent en 1874 dans plusieurs pays d’Europe et, en 1877, en Australie, en Afrique du Sud et en Nouvelle-Zélande), ils avaient eu soin, aussi, d’éliminer des spirituals inscrits à leur répertoire toute « sauvagerie » susceptible de choquer les oreilles occidentales. Une fois de plus, refoulement et auto-censure obligeaient des Noirs à se composer un personnage, à devenir des « Noirs professionnels », c’est-à-dire des Noirs idéologiquement blancs : ces Noirs qui savent rester à leur place.