LA MUSIQUE : Prière du cœur et de l’esprit, art sensible et savant

Par Bernard MOUSSALI (article publié dans Le Courrier de l’UNESCO)

L’éducation musicale savante dans la culture (adab) arabe du 9ème au 13ème siècle était indispensable : tout homme complet, ou tout “honnête homme”, se devait d’être musicien.
D’un point de vue culturel, la musique arabe puisait à cette époque son inspiration dans les poèmes (qasîda, ou ode surtout) anté-islamiques et “classiques” arabes. Epicurisme, érotisme, célébration de la Cité musulmane, tels étaient les thèmes qui se partageaient les faveurs du musicien. Un recueil de leurs chants nous est parvenu, c’est le célèbre Livre des Chansons (Kitâb al-A ghâni) transcrites par Abû-I Faraj al-Isfahânî (897-967). On y découvre la conception du monde que reflétaient ces chants, celle d’une société cultivée, complexe et tentée par toutes sortes d’aventures intellectuelles.
La période allant du 9ème au 13ème siècle de notre ère est donc fondamentale pour la compréhension et la connaissance des musiques du monde arabo-islamique. C’est, en effet, pendant ces quelques siècles que la pratique musicale savante atteignit son apogée à la cour des califes abbassides[1] (9ème siècle), que des spéculations théoriques extrêmement poussées en résultèrent (milieu du 9ème – 13ème siècle) et qu’une terminologie musicale, et sa transmission, s’élaborèrent, permettant ainsi le développement ultérieur des musiques arabe, persane et ottomane (14ème – 19ème siècles).
Elaborée dès le milieu du 7ème siècle, à partir du fonds arabe anté-islamique ainsi que des influences persanes et syriaques, la musique savante arabe se définissait au début du 9ème  siècle comme une musique vocale, rythmique ou arythmique, vraisemblablement constituée par des successions de cinq, ou mieux sept “sons”, d’importance différente, appelées échelles.
Cette musique arabe se rattachait ainsi au domaine des musiques modales, c’est-à-dire basées sur des notes à hauteur non-fixées, des échelles particulières et des formules mélodiques improvisées.
Elle exprimait sa conception du monde grâce à deux termes, l’un concernant la musique vocale : naghma, ou mélodie ; l’autre concernant la musique instrumentale : isba’, ou doigt, acception disparue depuis et qui évoquait la position du jeu des doigts sur les cordes du luth.
Les exécutants de cette musique obéissaient tous à un même rythme lors de l’interprétation d’une mélodie. En outre, cette musique permet tait aux choeurs le chant à l’unisson ou à l’octave ; la polyphonie — superposition de deux ou plusieurs mélodies simultanées — n’y apparaissant alors qu’accidentellement ou très secondairement pour de brefs motifs d’ornementations.
L’accompagnement instrumental, étroitement dépendant du chant, suggérait à la fois le mouvement de la percussion et le pincement des cordes. Les instruments utilisés par cette musique étaient essentielle ment ceux de la famille des petits tambours sur cadre, tel le duff, à cadre rond, avec ou sans cymbale de cuivre, et les instruments de la famille du luth : luths bi-cordes à caisse étroite et à manche long ; luths tunbûrs de Bagdad et du Khorassan, probablement d’origine arabe ou persane, semblables dans la forme mais différents par leurs accords ; luths ’ud à quatre cordes, à caisse large et à manche court, inventés par Mansûr Zalzal à la fin du 8ème siècle et qui voulaient synthétiser les accords antérieurs.
Musique de chambre soumise aux contraintes de l’improvisation, elle était surtout le fait de solistes, chanteurs et instrumentistes, dont le but était de provoquer parmi l’auditoire une émotion d’un type particulier, dite tarab, c’est-à-dire émotion musicale.
D’un point de vue sociologique, on peut dire que la musique arabe a été créée par trois catégories de praticiens : les chanteurs d’abord, comme Ibrahim al-Mawsili, l’un des plus grands (vers 743-806) ; leurs accompagnateurs ensuite, comme Mansûr Zalzal le luthiste (mort en 791), tous arabes d’origine ou clients arabisés — mawali — des Abbassides; et, enfin, les esclaves, musiciennes et danseuses, Mahbûba, ’Urayb, Danânîr, etc. venues de contrées diverses et généralement élèves des chanteurs.
Chacune des compositions de ces artistes était jalousement gardée : elle se transmettait soit héréditairement de père en fils (comme ce fut le cas pour Ibrahim et Ishaq al-Mawsili), soit moyennant finance, le chanteur conviant alors l’élève à l’écouter jusqu’à ce que ce dernier puisse l’imiter. Dans le cas d’un élève-esclave, c’est le maître qui assurait financièrement l’apprentissage.
Le principe de cette transmission était auditif, mnémotechnique, n’excluant certes pas les notations musicales personnelles, aide-mémoire codés et secrets mais jalousement gardés et ne connaissant aucune diffusion, ce qui préservait la propriété des créateurs contre les plagiats.
En fait, une sévère compétition entre les musiciens leur interdisait tout sentiment durable de solidarité, toute formation de guildes, comme c’était le cas pour les marchands ou les commerçants. C’est ainsi que le musicien Ziriyâb (mort en 845) en fit la cruelle expérience quand son rival Ishaq al-Mawsili réussit, par les menaces et les pressions, à le faire chasser de la cour abbasside.
La lutherie, artisanat de fabrication des instruments, restait individuelle ; chaque instrumentiste fabriquait en fait ses propres instruments, d’après les modèles que lui avaient légués ses professeurs.
Le calife al-Ma’mûn (786-833) avait institué à Bagdad une “Maison de la Sagesse” dont l’une des principales tâches était de traduire les textes grecs, syriaques etc. en arabe. Ce mouvement de traduction fit, entre autres, connaître les théories de Nicomaque, d’Aristoxène, d’Aristote et de Ptolémée. Le concept grec de “musique”, attesté dès Ishaq al-Mawssili, se définissait comme “la science de la fabrication des mélodies”. Il permettait une vue d’ensemble des phénomènes tant vocaux qu’instrumentaux et découlait de fondements scientifiques antiques.
Un important mouvement de réflexion sur la musique marqua alors la fin du 9ème siècle et se prolongea jusqu’au 13ème siècle. Nous ne retiendrons ici que quelques noms parmi les plus marquants. En Irak et en Iran, le mouvement de recherche musicologique fut illustré par al-Kindî (mort en 874), mathématicien, l’un des premiers théoriciens de la musique, par les Frères de la Pureté, groupe anonyme de philosophes ésotériques et chi’ites (seconde moitié du 10e siècle), par Ibn Sînâ, le médecin et le savant, connu aussi sous le nom d’Avicenne (980-1037). En Syrie, ai Fârâbi (872 - 950) philosophe de la cour hamdanide[2] d’Alep, reste l’un des plus grands théoriciens de la musique arabe par son célèbre Grand Traité de la musique. En Egypte, citons Ibn al-Haytham (vers 950 1039), polygraphe et commentateur de ses prédécesseurs ; enfin, c’est Ibn Bâja[3] (mort en 1138) qui fit connaître les nouvelles théories musicales au Maghreb.
Tous ces écrits et tous ces échanges témoignent d’une vie musicale intense. Tous les auteurs, tous les théoriciens, considéraient la musique comme un “art scientifique”, à l’instar de l’arithmétique, de la géographie et de l’astronomie. Leurs centres d’intérêt étaient l’acoustique, la composition, le rythme et la science des instruments de musique. Mais de grands progrès restaient à réaliser dans les domaines de la propagation du son et des liens entre l’acoustique et la physiologie. Signalons toutefois que les recherches entreprises dans le domaine de la construction des instruments aboutirent, entre autres, à la création du qanûn, cithare à cordes pincées, dont on attribue la découverte et la construction à al-Fârâbî.
Tous ces savants et chercheurs allaient buter sur un problème dont ils ne purent trouver la solution : celui de la notation d’un système musical arabe, entre le 10ème et le 13ème siècles.
Des tentatives de diffusion d’une notation alphabétique furent bien lancées, mais elles ne réussirent pas à s’imposer à cause des problèmes que soulevaient la propriété artistique des textes et les plagiats dont ils risquaient d’être l’objet.
Enfin, la musique fut à l’origine d’une branche des sciences occultes, telles qu’elles se constituaient dans les milieux ésotériques (les Frères de la Pureté, par exemple) : la science des correspondances, consacrée aux liens entre la musique, les éléments, les végétaux, les animaux, les cristaux et les couleurs.
Ce mouvement de pensée était porté, dans la pratique, par la diffusion du modèle musical abbasside dans l’ensemble du monde arabo-islamique. C’est ainsi qu’au Maghreb, le renouvellement du répertoire traditionnel et le développement de la conception de “la suite musicale” apparaissait comme un approfondissement des usages antérieurs.
Le chant des muwashshahât, qui étaient des poèmes affranchis de la métrique classique arabe et qui furent créés en Andalousie vers la fin du 9ème siècle, ouvrait la voie à toutes les recherches rythmiques, fondues dans le moule des “suites”. L’Andalousie musulmane, grâce au musicien Ziriyâb et à ses successeurs, répandait ainsi son influence dans le reste du monde arabo-islamique.
Enfin, la confrérie des derviches “tourneurs” Mawalawiyya, fondée par Jalâl al-Dîn al Rûmî (vers 1216-1273) se consacrait à des études et des approches musicales influencées, sans doute, par les théories pythagoriciennes. Cette confrérie systématisait l’apprentissage de la musique et de la danse sacrée (le fameux “tournoiement”) et réussissait ainsi à se constituer une source de rayonnement musical d’une extrême importance.
L’œuvre du grand théoricien de la musique Safi al-Dîn al-Urmawî (mort en 1294) devait clore cette période par l’Epître à Sharaf al-Dîn et surtout, par Le Livre des cycles musicaux ; ces ouvrages fixaient une terminologie musicale précise et apportaient une solution au problème de l’échelle musicale arabe. Bien plus, al-Urmawî employait méthodiquement le terme de maqâm (position), mode musical savant arabe et turc annonçant sa forme actuelle.
Le caractère homogène de la musique arabe allait ainsi se perpétuer jusqu’à nos jours. Par delà toutes les différences secondaires de modes, de rythmes et de composition des suites savantes, il participe au système culturel et artistique “classique” du monde arabe ».

[1] Cette dynastie fondée par Abu al-Abbas (oncle du prophète) détrône les Omeyyades en 750. Bagdad en devient la capitale. Elle est détruite par Hlagu, petit fils de Gengis-Khan.
[2] L’émirat hamdanide d’Alep a été créé par Ali B. Abil-Haydja, dans la 1ère partie du 10ème siècle.
[3] Savant encyclopédique (médecine, astronomie, mathématique, botanique, musique, poésie) né à Saragosse.