La mise en espace de la musique



Ce qui suit est un rapide bilan historique des différentes techniques de spatialisation mises en ouvre par les compositeurs et ce, depuis les premiers essais de mise en espace de l'univers sonore jusqu'aux idées novatrices des compositeurs les plus récents.
L'orchestre et les dispositifs instrumentaux seront très souvent abordés dans cette étude tant il paraît impossible de parler de mise en espace sans faire référence à ces notions.
Les ouvres citées illustrent une pensée musicale à un moment donné mais la liste est loin d'être exhaustive et est donc sujette à complément.


Les prémices

Même si jusqu'au 19ème siècle l'espace fut peu intégré ou exploité dans les ouvres musicales, l'idée de faire dialoguer par exemple deux groupes vocaux est très ancienne.
En effet l'antiphonie, c'est à dire ce procédé d'alternance à deux choeurs instaurés au IVème siècle dans les liturgies chrétiennes est une des premières manifestations de cet intérêt porté sur la mise en perspective du monde sonore. Alternance qui aura par ailleurs profondément marqué les formes musicales religieuses (cf. les chants à doubles choeurs de l'école polyphonique).
Ce procédé est repris et amplifié dans le motet à 40 voix de Thomas Tallis composé à l'occasion du 40 ème anniversaire de la Reine Elisabeth 1ère en 1573.
Dans le motet Spem in alium , Tallis divise ses chanteurs en 8 groupes de 5 voix (soprano/alto/ténor/baryton/basse) et les dispose en fer à cheval.
La pièce commence par une seule voix du premier choeur rejointe progressivement en imitation par les autres voix, puis tandis que les premières voix s'arrêtent, le son évolue le long de la ligne du premier choeur jusqu'au huitième . Ecoute n°1
Après un bref tutti, les chours chantent en groupe de deux projetant le son pour traverser l'espace qui les sépare jusqu'à ce que les voix finissent par se rejoindre dans une splendide apothéose, l'importance du nombre de choristes permettant de remplir l'espace de manière prodigieuse.
Toujours à la fin du 16e siècle avec les Gabrieli, le procédé s'étend à des chours instrumentaux.
La basilique Saint Marc de Venise abrite alors deux tribunes opposées munies chacune d'un orgue et pouvant accueillir deux chours : tribunes dont les compositeurs exploitent l'effet théâtral de spatialisation en écrivant des réponses en échos, élément caractéristique de l'époque vénitienne.
Giovanni Gabrieli l'exploite dans ses Symphoniae Sacrae en « divisant son orchestre en groupes identiques permettant les redites de toutes sortes sans impression de monotonie [...] Avec les Gabrieli la musique annexe l'espace. » [1]
Ce double chour sera également employé par d'autres compositeurs tels que :
- Vivaldi dans le Kyrie à 8 voix
- Jean-Sébastien Bach dans la Passion selon Saint Mathieu : les deux tribunes disposées dans la longueur de Saint Thomas de Leipzig étant mises à profit.




Le XIXème siècle : les avancées dans ce domaine

Avec Berlioz, les recherches sur les effets de spatialisation se développent.
Il évoque dans son traité d'orchestration de 1843, les effets d'espace créés par le timbre des instruments ainsi que par leur position géographique dans l'orchestre et met en application ce principe dans ses ouvres musicales.
« Avec Berlioz et son Requiem (1837), un nouveau pas [dans la mise en espace] est franchi. Dans le fameux Tuba Mirum, en plus d'un orchestre monumental et d'une imposante masse chorale, Berlioz dispose aux quatre points cardinaux quatre groupes de cuivres. L'écriture en canon provoque une rotation artificielle en spirale de motifs de fanfare très courts. Berlioz découvre la vitesse de rotation du son, devançant de plus d'un siècle les techniques « quadraphoniques ». Il pose en prime un problème ardu : où doit se trouver l'auditeur ? Problème pratiquement sans solution à moins de concentrer tout le public au foyer idéal de réception du son, intersection des diagonales du carré formé par les quatre groupes de cuivres. » [2]
Ecoute n°2


Autres essais d'effets acoustiques



• Très sensible à l'effet de sa musique dans l'espace, Berlioz dans le final de l'acte I de son opéra Les Troyens, fait apparaître 3 orchestres scéniques qui reprennent à des distances différentes les motifs de la marche.
• Wagner, à propos de la fosse d'orchestre, répartit ses instruments sur 6 estrades, les plus sonores sur l'estrade la plus basse au fond et les violons sur la plus haute permettant aux sonorités de fusionner bien mieux que par avant.
Tous ces exemples témoignent d'un intérêt toujours renouvelé de la part des compositeurs pour la mise en espace des instruments d'orchestre afin d'obtenir la meilleure acoustique possible et un rendu sonore d'une qualité parfaite.


Le XXème siècle : terrain d'expérimentation et d'exploitation de la spatialisation musicale



Les compositeurs antérieurs au XXème siècle se sont le plus souvent intéressés à la mise en espace de leurs ouvres en jouant sur les phénomènes d'échos, de plans éloignés, ou de profondeur sonore avec un orchestre de coulisse par exemple.
Les auteurs du XXème iront par delà ces simples procédés en jouant davantage sur la mobilité sonore.


La mise en espace obtenue par la division des parties orchestrales


Si la division de l'orchestre en différentes parties instrumentales n'est pas une donnée nouvelle (cf. les concerti grossi ), elle trouve à nouveau son expression au XXème siècle : l'évolution de l'écriture musicale amenant progressivement les compositeurs à envisager à nouveau de diviser l'orchestre en groupes pour permettre ainsi une meilleure lisibilité de leurs ouvres.
Ainsi chez Ives (Tone Roads T 1915 ou Central Park in the Dark 1906) comme chez Milhaud « l'emploi de la polytonalité et de la polyrythmie conduit à séparer spatialement les groupes. » [3]
D'autres compositeurs poussent plus loin leurs travaux de recherche :
Dans son morceau intitulé Gruppen (crée à Cologne en 1958), Karlheinz Stockhausen divise son dispositif orchestral de 109 musiciens en trois orchestres de 36, 37 et 36 exécutants situés sur trois estrades à gauche, en face et à droite du public (dispositif en fer à cheval). Les trois orchestres sont composés de la même façon permettant ainsi aux sons de se mouvoir dans l'espace.
Les structures de Gruppen sont définies par l'auteur lui-même comme une « structure temporelle spatiale de timbres [...] La séparation spatiale des trois groupes orchestraux résultait tout d'abord de la superposition de plusieurs couches temporelles exécutées dans des tempos différents, ce qui aurait été injouable à un seul orchestre. Mais ceci conduisit alors vers une toute nouvelle conception de la musique instrumentale dans l'espace : le processus complet de cette musique fut co-déterminé par les dispositions spatiales, la direction et le mouvement du son comme dans le Chant des adolescents . » [4]
Citons également :Quadrivium de Bruno Maderna pour 4 percussionnistes et 4 groupes orchestraux
Symphonie d'Elliott Carter pour trois orchestres
Domaines de Pierre Boulez
Carré de Stockhausen pour 4 groupes orchestraux qui entourent le public
Libretto de Georges Aperghis pour 4 groupes instrumentaux
Synaphai de Iannis Xenakis pour orchestre divisé en 4 groupes
Allelujah II de Luciano Bério pour orchestre en 5 groupes...


Des effets de spatialisation obtenus par l'interpénétration de l'orchestre avec le public


Les compositeurs ont alors tenté de briser le rapport frontal statique entre interprètes et auditeurs proposé systématiquement comme espace d'écoute.
Dans ce domaine Iannis Xenakis est le compositeur le plus radical puisqu'il intègre le public aux musiciens.
Daté de 1966, Terretêktorh est conçu pour un grand orchestre de 88 musiciens disséminés dans le public : « L'orchestre est dans le public, et le public est dans l'orchestre.» [5]
Les instruments sont divisés en 8 groupes dirigés par le chef d'orchestre situé au milieu de ce dispositif. Chaque auditeur a par conséquent une perception de l'ouvre qui lui est propre et conditionnée par les musiciens qui l'environnent.
Comme le dit Xénakis cela entraîne « une conception cinématique radicalement nouvelle de la musique. » [6]
« Le compositeur trouve non seulement dans la spatialisation une meilleure clarté du discours sonore mais une nouvelle combinatoire d'une musique liée non plus seulement au temps mais à l'espace. » [7] Ecoute n°3
A noter que Xenakis exploitera à nouveau ce dispositif dans son morceau intitulé Nomos Gamma (1967/1968)
Pierre Boulez dans Rituel in mémoriam Bruno Maderna (1974) s'essaiera également à cette technique en disséminant dans la salle 8 groupes instrumentaux disposés circulairement autour du public.


Une technologie au service de la spatialisation


Les technologies de ce siècle ont contribué directement ou indirectement à révéler l'espace. Ainsi les moyens électroacoustiques, le développement des hauts parleurs... ont ouvert un champ d'investigation idéal exploité par les compositeurs du XXème.
Stockhausen s'y intéressera particulièrement et poursuivra ses recherches musicales en « fusionnant les sources instrumentales ou vocales et électro-acoustiques... débouchant sur de nouvelles conceptions du temps, de l'espace et de la forme »
En effet dans Gesang der Jünglinge , et ce dès 1956, Stockhausen prévoit dans sa partition 5 groupes de haut parleurs répartis dans l'espace tout autour et au dessus des auditeurs. Il expérimente alors les mouvements de rotation des sons entre les différents hauts parleurs. A noter qu'au travers de cette ouvre la direction et le mouvement des sons dans l'espace acquièrent pour la 1 ère fois une fonction structurelle.
Dans Répons (1984), Pierre Boulez fait référence au plain chant dans lequel un chanteur soliste alternait avec un chour : l'élément spatial est introduit par la distance qui sépare ces deux parties et l'alternance musicale qui en résulte.
Boulez joue par ailleurs sur la mise en espace en faisant exécuter cette ouvre par un ensemble instrumental de 24 musiciens, 6 solistes, un dispositif électroacoustique (machine à signaux numériques : la 4X), et un système d'amplification et de spatialisation des sons comprenant 6 haut parleurs. Les sons des solistes sont transformés alors que ceux de l'ensemble ne le sont pas.
Le tout est disposé dans un espace rectangulaire, le public s'installant tout autour de la configuration technique et entre les instruments solistes. (cf. schéma. [8] )
Comme le précise Pierre Boulez : « ... l'orchestre au centre, les solistes à la périphérie, le public au cour de l'action, ainsi se structure l'espace de jeu où de multiples trajectoires s'entrecroisent. » [9]
Ecoute n°4 « Section 8 »



Les compositeurs actuels poursuivent leurs recherches dans ce domaine :
Dans Le plein du vide (1997) Xu Yi spatialise son ouvre en employant 8 pistes d'ordinateur écrites sur 8 portées et diffusées par 8 enceintes (voir schéma [10] ) disposées sur scène et dans le public, public qui se situe donc au centre de l'ouvre pendant sa diffusion ; l'alto et le violon 2 étant également installés dans le parterre.




Le dispositif électroacoustique qui fait circuler les différents éléments d'un haut parleur à un autre vient amplifier l'ensemble instrumental permettant « une spatialisation du son qui va entourer l'auditeur. » [11] Ecoute n°5



Xu Yi ajoute à la spatialisation rendue par les hauts parleurs des effets sonores en faisant jouer la trompette derrière un paravent afin de lui donner une sonorité plus « lointaine, mystérieuse ».
Citons également dans cette mouvance :
  • Kontakte de Stockhausen
  • Hymnen de Stockhausen
  • Deuxième symphonie de Pierre Henry
  • La partition du ciel et de l'enfer de Philippe Manoury
La notion de spatialisation évolue donc en cette fin de siècle :
« De la diffusion frontale, au dispositif entourant le public on est arrivé au système de diffusion spatiale du son dont l'Acousmonium et le Gmebophone sont les exemples les plus connus. » [12]
Gmebophone : ensemble frontal de hauts parleurs de registres différents présenté en 1973 par Christian Clozier
Acousmonium (élaboré en 1974 par François Bayle (G.RM.)) : type particulier d'orchestre de hauts parleurs qui vise à mettre en relief et en espace une bande sonore.
D'où la notion de musique « acousmatique »...
En effet François Bayle suggère en 1974 de se « débarrasser de l'encombrante et disgracieuse électroacoustique [...] -nous avons voulu désigner d'un terme approprié une musique qui se tourne, se développe en studio et se projette en salle comme le cinéma. Ainsi, musique acousmatique, concert acousmatique offrent, nous semble-t-il, des termes mieux appropriés à l'esthétique et aux conditions de réalisation et d'écoute de cette musique invisible ». [13]
Et le 5.1 ...
Le développement de la spatialisation de ces dernières années crée une musique possédant un relief et une qualité d'écoute qu'il est impossible d'obtenir en stéréophonie.
Depuis une vingtaine d'années le cinéma a développé le son spatialisé dans ses salles :
« Les changements apportés concrètement par le Dolby Stéréo... concernent la faculté de répartir les sons sur plusieurs pistes indépendantes (deux à six, selon les supports, vidéo ou cinéma), permettant notamment de faire coexister davantage de signaux sonores qui ne se masquent plus réciproquement pour l'oreille, puisqu'ils se trouvent déployés dans un espace en largeur, et nous parviennent de points différents. » [14]
Ce son, il est possible désormais de l'obtenir chez soi grâce à une chaîne hi-fi surround au standard 5.1 du home cinéma.

Mais qu'est ce que le 5.1 ?

« L'appellation 5.1 correspond à 5 canaux audio reproduits par 5 enceintes situées tout autour de l'auditeur : l'enceinte centrale garantit la localisation des sons à l'écran, notamment celle des voix humaines, les enceintes gauche et droite restituent la stéréo et les deux enceintes arrière surround ajoutent un relief sonore enveloppant l'auditeur. La bande passante est en général de 20 à 20000 Hz. Le 1 désigne un éventuel canal supplémentaire qui permet de renforcer les fréquences basses (moins de 200 Hertz), soit pour des effets spéciaux, soit lorsque les caractéristiques des enceintes principales sont insuffisantes dans cette gamme de fréquence. » [15]




Actuellement cette technique d'immersion totale de l'auditeur dans le son est en pleine extension, l'industrie du disque commençant même à produire et à commercialiser des albums en multicanaux 5.1

Nécessité d'un nouvel espace d'écoute ?...

Cette nouvelle conception musicale basée sur une plus importante mise en espace de l'univers sonore pose enfin le problème fondamental des lieux choisis pour l'exécution de ces ouvres.
En effet, la représentation de concert nécessite des lieux adaptés soit pour la mise en place d'un matériel souvent encombrant et spécifique, soit pour l'obtention d'un rendu acoustique optimum.
Les compositeurs ne pouvant ignorer le sujet proposeront des solutions :
  • Stockhausen résout le problème en faisant interpréter Hymnen dans les grottes immenses de Jeita au Liban en 1969 donnant par la même une dimension nouvelle à son ouvre.
  • Il collabore même en 1970, lors de l'exposition Universelle d'Osaka, avec un architecte afin de construire un auditorium sphérique de 28 mètres de diamètres et constitué de 55 hauts parleurs qui projètent le son et au centre duquel les auditeurs se trouvent placés.
  • Léo Kupper met au point en 1984 pour le festival Ars Electronica de Linz, une coupole hémisphérique possédant 104 canaux de diffusion pilotés par un clavier.
  • L'Ircam crée en 1978 un espace de projection (une salle expérimentale de 375 m²) qui permet de disposer d'un temps de réverbération de 0.4 à 4 secondes.
Pour autant tout cela ne reste que des cas isolés et spécifiques, les avancées dans ce domaine étant encore loin de se généraliser.
Il paraît difficile de conclure sur le sujet, les travaux de recherche continuant d'être en perpétuel mouvement évolutif.
Je terminerai donc sur une citation de Jean-Yves Bras : « La musique de demain devra s'inventer de nouveaux environnements, une manière inédite de se livrer pour être mieux écoutée et aimée... » [16]


Ariane Dutto



[1] - LOUVIER Alain, L'orchestre , Paris, Combre, 1997, p.75.
[2] - LOUVIER Alain, L'orchestre , Paris, Combre, 1997, p.75.
[3] - LOUVIER Alain, L'orchestre , Paris, Combre, 1997, p.77.
[4] -MASSIN Jean et Brigitte, Histoire de la musique occidentale , Fayard, 1985, p.1196.
[5] -TRANCHEFORT François-René, Guide de la musique symphonique , Fayard, 1986, p.861.
[6] - BRAS Jean-Yves, Les courants musicaux du XXe siècle ou la musique dans tous ses états , Genève, Papillon, 2003, p.147.
[7] -BRAS Jean-Yves, Les courants musicaux du XXe siècle ou la musique dans tous ses états , Genève, Papillon, 2003, p.147.
[8] - La spatialisation du son dans Repons (Boulez) reproduit avec l'aimable autorisation de l'Ensemble InterContemporain
[9] - LOUVIER Alain, L'orchestre , Paris, Combre, 1997, p.113.
[10] -XU YI, Le plein du vide , Paris, Henry Lemoine, 2005
[11] -IDRAY Jean-Luc, http ://www.cndp.fr/secondaire/bacmusique/
[12] - TIFFON Vincent, Espace et musique mixte , Revue n°5, « Ars Sonora », avril 1997.
[13] -BAYLE François, Musique acousmatique propositions...positions , INA-GRM, Buchet-Chatel, Paris, 1993 citation extraite de BRAS Jean-Yves, Les courants musicaux du XXe siècle ou la musique dans tous ses états , Genève, Papillon, 2003, p.141.
[14] -CHION Michel, La musique au cinéma , Fayard, 2002, p.159.
[15] -MERLIER, site Thélème contemporain
http://tc2.free.fr
[16] -BRAS Jean-Yves, Les courants musicaux du XXe siècle ou la musique dans tous ses états , Genève, Papillon, 2003, p.147.