Histoire du jazz


Le jazz est issu de plusieurs courants. À travers le folklore vocal, spiritual et blues, et quelques souvenirs de percussion africaine, s’élaborent l’animation spécifique du swing et un certain nombre de thèmes qui appartiendront en propre à la musique négro-américaine. Ce folklore surgit simultanément, à la fin du XIXe siècle, en plusieurs endroits du sud des États-Unis. Mais c’est à La Nouvelle-Orléans, aux alentours de 1900, que naît l’art instrumental du jazz.

Cette ville, fort animée, connaissait une vie musicale importante, fondée essentiellement sur un répertoire français de marches, quadrilles et autres danses à la mode. Les Créoles en étaient les principaux exécutants. Les Noirs, enfermés dans le quartier de « Perdido », s’amusèrent à recréer, selon leur sensibilité et leur malice, les airs qu’ils entendaient, s’assemblant en des orchestres d’instruments bricolés (banjos faits d’une boîte à fromage, contrebasses obtenues à partir d’un tonneau) que l’on dénommait « spasm bands ». À partir des brisures et des syncopes que les Noirs avaient apportées à ce répertoire, une nouvelle formule s’élabora, le ragtime (morceau de piano déhanché, écrit autour de trois thèmes), qui fit fureur dans les bars de Storyville, le quartier réservé de La Nouvelle-Orléans.

Parallèlement, enfin, aux « spasm bands », existaient des fanfares noires, qui exécutaient des marches, des quadrilles, ainsi que des morceaux composés par des pianistes de Storyville. Ces ensembles se produisaient, notamment, pour des défilés, des enterrements, des pique-niques, des réunions électorales, des bals de banlieue. Grâce à leur réputation, ils finirent par forcer les portes des « saloons » et dancings de La Nouvelle-Orléans. C’est dans leurs rangs qu’il faut chercher les premiers noms célèbres du jazz : le trompettiste Buddy Bolden, puis les cornettistes Freddy Keppard et Bunk Johnson.

Hormis quelques reconstitutions laborieuses, on n’a pas de documents enregistrés sur cette préhistoire du jazz. Quant au mot lui-même, il apparut seulement vers 1915, dérivé, sans doute, d’un terme d’argot qui désignait l’acte sexuel. Ce n’est que dans les années vingt que son emploi sera généralisé et qu’il recouvrira la nouvelle musique noire, au répertoire mêlé, à la fois blanc et noir, mais à la démarche instrumentale et rythmique déjà très originale.


Le « Vieux Style » (1917-1930)

En 1917, le gouvernement fit fermer Storyville. Ce fut l’exode massif des musiciens de La Nouvelle-Orléans vers le Nord, à Chicago, où s’épanouit, en fait, ce que l’on a appelé le style « Nouvelle-Orléans ». La région était prospère et les cabarets s’enrichissaient de l’argent dépensé par les gangsters. Parallèlement, une école de pianistes noirs se développa à New York, véritable carrefour d’influences et d’artistes qui, à partir de 1930, prendra comme capitale du jazz la relève de Chicago. Le style Nouvelle-Orléans, et plus généralement tout le Vieux Style (c’est-à-dire le Nouvelle-Orléans et ses diverses adaptations), repose d’abord sur une improvisation collective polyphonique : le trompettiste ou le cornettiste énonce le thème et conduit l’ensemble, le clarinettiste dessine des broderies, le tromboniste établit des lignes de basses puissantes et amples. L’usage du solo ne se répandra que petit à petit. Le jeu de ces musiciens est simple et bien posé à l’intérieur d’une mesure à deux temps (two beats : le premier temps est marqué par le cornet et le trombone, le second, ou afterbeat, est accentué par la section rythmique). Le répertoire comprend aussi bien le blues (Royal Garden Blues) que le spiritual (When the Saints), le ragtime (Maple Leaf Rag), des compositions de jazzmen (Muskrat Ramble de Kid Ory) et des airs à la mode.

De 1924 à 1930 s’élabora aussi le style dit « Chicago » : c’était en fait la musique de jeunes Blancs épris du style Nouvelle-Orléans et s’efforçant de le recréer tout en le décantant. À partir des années trente, le Vieux Style tomba dans l’oubli. Il fut relancé en 1938 grâce à une session organisée par le critique français Hugues Panassié autour de Tommy Ladnier, Milton « Mezz » Mezzrow et Sidney Bechet, puis, à partir de 1940, par de jeunes Blancs américains amoureux du passé de leur nation. Ce mouvement, appelé « Revival », dure encore et nombre de jeunes orchestres se réclament toujours du Vieux Style (on a tendance à recouvrir ces reconstitutions du terme de « Dixieland »).

L’on ne peut juger les jazzmen de la préhistoire. Le plus prestigieux de la seconde génération est le trompettiste Louis Armstrong. Mais c’est l’orchestre du cornettiste King Oliver, avec les clarinettistes Jimmie Noone et Johnny Dodds, qui fixe le mieux l’esprit du style Nouvelle-Orléans, grâce à ses enregistrements de 1923 (Canal Street Blues). Les « Red Hot Peppers » du pianiste créole Jelly Roll Morton témoignent des premières recherches, fort savoureuses, d’arrangement pour petit orchestre (The Chant). Au saxo soprano et à la clarinette, enfin, Sidney Bechet déploya un style généreux et flamboyantqui, lorsqu’il s’installa à Paris en 1949, jouant avec l’orchestre « revival » de Claude Luter, fit de lui une vedette populaire (Really the Blues, Blues in Third).

Le meilleur jazzman de style Chicago est sans conteste le cornettiste Bix Beiderbecke (Mississippi Mud), au jeu sobre et chantant. Quant à l’école de New York, on lui doit les pianistes au jeu stride (main gauche ambulante, marquant les temps pairs dans la basse et les temps impairs dans le médium), Willie Smith « the Lion », James P. Johnson (à ne pas confondre avec Pete Johnson, pianiste de boogie-woogie), et, surtout, le joyeux Fats Waller (Alligator Crawl).


Le « middle jazz » (1930-1944)

Le jazz s’évade de l’intimité du cabaret pour s’intégrer à l’univers du spectacle et animer les grands dancings populaires, à New York notamment (Savoy, Cotton Club). Il entreprend de se discipliner et de s’établir en formations plus spectaculaires, donc plus étoffées : les années trente sont celles du grand orchestre ou big band. Le jazz, aux États-Unis, connaît une vogue croissante qui culminera avec, en 1938, le concert historique de l’orchestre du Blanc Benny Goodman, au Carnegie Hall de New York, salle de concerts classiques fréquentée par la haute société. Le jazz devint synonyme de joie de vivre et l’on appellera « époque swing » la période qui va de 1938 à 1944, pour y marquer la prédominance du souci d’euphorie rythmique.

La musique du « middle jazz » – classicisme du jazz, milieu de son histoire – s’impose, en général, par sa robustesse sans complexe, sa sensualité séductrice, son entrain inépuisable. Elle suscite à la fois des solistes spectaculaires et de grands orchestres bien rodés, soucieux, avant tout, de favoriser la danse par la qualité de leur swing. Celui-ci parvient à ses meilleures conditions d’éclosion, les musiciens tendant à délaisser les deux temps contrastés du Vieux Style pour une mesure à quatre temps égaux, autorisant un rebondissement bien plus souple (four beats).

Le premier en date de ces orchestres est celui de Fletcher Henderson, apparu, sous forme encore réduite, dès 1924. C’est Henderson qui mit au point cette conception générale de l’arrangement sur laquelle les grands orchestres actuels vivent encore (King Porter Stomp). Il faut citer, à sa suite, les formations de Jimmie Lunceford (For Dancers Only), Chick Webb (A Tisket a Tasket), Benny Goodman (Sing, Sing, Sing). Mais ce sont surtout celles de Duke Ellington et Count Basie qui dominent le secteur du grand orchestre.

Le pianiste Duke Ellington, usant des timbres de sa propre formation comme d’un instrument personnel, a inventé un jazz à la fois viril et raffiné, composant, en collaboration, parfois, avec l’arrangeur Billy Strayhorn, un univers tantôt sauvage (Ko Ko), tantôt voluptueux (Mood Indigo), parfois funèbre (Black and Tan Fantasy), joyeusement emporté (Rockin’in Rhythm) ou sentimental (Sophisticated Lady). À partir de 1945, il a essayé d’élargir les possibilités expressives de son art en composant de vastes suites pour orchestre (Black, Brown and Beige). Son orchestre a retenu quelques-uns des solistes les plus représentatifs du middle jazz : le saxo alto Johnny Hodges, le clarinettiste Barney Bigard, le saxo ténor Ben Webster, le saxo baryton Harry Carney, le tromboniste « Tricky » Sam Nanton, le cornettiste Rex Stewart et le trompettiste Cootie Williams, pour qui il a écrit un chef-d’œuvre, Concerto for Cootie.

Count Basie, un autre pianiste, est le représentant essentiel du style « Kansas City », où l’arrangement à la Fletcher Henderson est repensé à travers un goût très affirmé pour le blues, le boogie-woogie et l’utilisation des riffs. Le jazz de l’orchestre Basie est avant tout souple et dynamique (One O’Clock Jump, Tickle Toe, Swingin’ the Blues). Après une petite éclipse dans les années quarante, le big band prendra en 1952 un nouveau départ, développant encore sa puissance par la mise au point d’un vigoureux phrasé de masse (Shiny Stockings). La première phalange de Basie – antérieure à 1944 – rassembla, elle aussi, quelques-uns des plus prestigieux solistes du middle jazz ; les trompettistes Buck Clayton et Harry Edison, le trombone Dicky Wells, et surtout le saxo ténor Lester Young, au style à la fois détendu et fermement articulé, et qui, après avoir quitté l’orchestre, devait graver, en 1945, une des plus belles improvisations de l’histoire du jazz, These Foolish Things.

À l’opposé du jeu linéaire de Lester Young, il y a Coleman Hawkins, « père du saxo ténor », au style généreux et rhapsodique, et dont le Body and Soul constitue le manifeste de toute une école, où s’illustrèrent Don Byas, Illinois Jacquet et Ben Webster.

À l’ombre de Johnny Hodges, le plus prestigieux saxo alto middle jazz (On the Sunny Side of the Street), il y a Benny Carter, improvisateur élégant et fin (Crazy Rhythm). C’est dans cette période aussi que s’affirment le trompettiste Roy Eldridge et les deux noms les plus célèbres de la guitare, Charlie Christian (Solo Flight) et le « manouche » français Django Reinhardt (Nuages). Quatre pianistes hors de pair s’imposent également, l’un par son impétuosité, Earl Hines (Rosetta), l’autre par sa musicalité, Teddy Wilson (Someday Sweetheart), le troisième par la saveur robuste de son swing, Erroll Garner (Caravan), le quatrième par son imagination et sa virtuosité sans exemple, Art Tatum (Get Happy). Une chanteuse, riche de verve et de tempérament, entame une spectaculaire carrière : Ella Fitzgerald (How High the Moon) ; une autre énonce une amertume tragique qui la conduira à la mort : Billie Holiday (Strange Fruit).

La perfection rythmique de l’ère swing doit beaucoup aux batteurs (Jo Jones d’abord, batteur de Count Basie, Cosy Cole, Chick Webb et Sidney Catlett), ainsi qu’aux bassistes Jimmy Blanton, de chez Ellington, et Walter Page, de chez Basie. Elle doit tout autant à cet ancien batteur devenu vibraphoniste, Lionel Hampton, tempérament inventif et bouillant qui, après avoir animé, à la fin des années trente, de petites formations à l’admirable équilibre (When Lights Are Low est pour certains l’illustration exemplaire du swing), a dirigé un grand orchestre au tonus énorme, à défaut de moyens raffinés (Flying Home).


Le « be-bop » (1944-1949)

Jazz direct, qui dispensa la joie dans les foyers puis, durant les hostilités, maintint le moral des troupes, le middle jazz restait lié au « show business », en dépit de la subtilité et de la profondeur de bien des œuvres qu’il fit éclore. Le « be-bop » (ou plus simplement, « bop ») naît d’une réaction de fierté : puisque le jazz est l’art du peuple négro-américain, il faut le traiter comme tel et traiter l’artiste comme un créateur, non plus comme un amuseur. Et puisque le jazz est un mode de création, il faut étudier ses possibilités et enrichir son langage.

Le be-bop – dont le nom, simple onomatopée, évoque une figure de batterie – commença à se développer dès 1942, à travers les efforts de jeunes musiciens – Charlie Christian, Thelonious Monk, Kenny Clarke notamment – qui se réunissaient au cabaret « Minton’s » de Harlem. Parallèlement, Charlie Parker et Dizzy Gillespie, qui s’étaient rencontrés dans le grand orchestre de Earl Hines, s’attachaient, dans les cabarets de la 52e Rue, à toutes sortes de nouveautés harmoniques et d’exercices de vélocité instrumentale. Porté par un certain nombre d’excentricités aimablement provocatrices, le be-bop connut un succès croissant qui atteignit son apogée en 1946.

Issu d’un travail sur la mélodie, l’harmonie et le rythme en jazz, le be-bop débouche sur un triple enrichissement. Sur le plan harmonique, les « boppers » explicitent, dans les grilles habituelles, des accords nouveaux sur les degrés de la gamme autres que la tonique et la dominante (accords de neuvième, de onzième, de quinte diminuée, etc.), ce qui accroît les possibilités offertes à l’improvisateur. Sur le plan mélodique, ils mettent au point un discours plus librement découpé, distribuant les accents rythmiques avec une fantaisie inconnue jusqu’alors, se plaisant à un débit capricieux, riche en traits de virtuosité. Sur le plan rythmique, enfin, tout en conservant la pulsation régulière, ils incitent les batteurs à s’intégrer plus profondément au discours mélodique en y introduisant des ponctuations qui le troublent et le relancent à la fois. Le climat du be-bop est nettement romantique. Il traduit un arrièreplan d’inquiétude : celle de tout créateur interrogeant son art ; mais aussi celle du Noir, à qui la guerre a appris le monde et qui, ayant combattu aux côtés des Blancs, voit pourtant qu’il demeure une sorte de colonisé de l’intérieur ; celle du ghetto également, où s’enferment des jazzmen désireux de vivre leur musique jusqu’au bout, et qui, pour certains, a la saveur de la drogue.

Le bopper le plus important – et, avec Louis Armstrong et Duke Ellington, le plus grand créateur du jazz – est le saxo alto Charlie Parker. Improvisateur génial, tant sur tempo lent, où il épanouit un lyrisme mélodique aux lignes admirables (Embraceable You) et souvent pathétiques (Lover Man), que sur tempo vif, où son jeu bouillonnant ouvre de vertigineux abîmes (Ko Ko), il élabore un langage sur lequel le jazz vivra durant quinze ans. Sonny Stitt, au même moment, l’imite fidèlement à l’alto, mais, lorsqu’il pratique le saxo ténor, se tourne plutôt vers Lester Young (All God’ Children Got Rhythm). Il faut noter que les ténors de cette époque ont tous tenté la synthèse Parker-Young (Gene Ammons, Wardell Gray, Dexter Gordon...). Au piano, le meilleur répondant de Parker est Bud Powell (Tempus Fugit), tandis que Thelonious Monket John Lewis attendent une heure de gloire qui sonnera quelques années plus tard. Le trompettiste Dizzy Gillespieest le second porte-drapeau du mouvement, déployant un jeu d’une fantaisie et d’une virtuosité étincelantes (Groovin’ High). De 1945 à 1950, il dirige un grand orchestre qui vulgarise avec éclat les principales trouvailles du bop (Two Bass Hit, Manteca). Auprès de Dizzy, le trompettiste Fats Navarro (The Squirell) développe un jeu également ferme mais plus posé. Le tromboniste Jay Jay Johnson adapte avec bonheur les données du jeu bop à son difficile instrument (Afternoon in Paris). Sur le plan rythmique, Kenny Clarke, Max Roach et Art Blakey constituent le brelan maître de la batterie, et Ray Brown reprend, à la contrebasse, la place souveraine qu’avait tenue, à la période précédente, Jimmy Blanton. Une chanteuse, enfin, à la voix sensuelle et étonnamment ductile, tire un profit séduisant des trouvailles du bop : Sarah Vaughan (Sassy’s Blues).


L’intermède « cool » (1949-1954)

Le bop, tout à coup, semblant un peu s’essouffler, les Blancs durant quelques années vont occuper l’avant-scène, imposant une musique plus détendue et parfois assez formaliste : c’est le style « cool » (frais), dont la session enregistrée, en 1949, pour la marque Capitol par l’orchestre du trompettiste noir Miles Davis – transfuge du combo de Charlie Parker – constitue l’acte de naissance. On rattache au cool l’école du pianiste blanc Lennie Tristano, qui pratique un jazz très intellectualisé, puis le groupe de la « West Coast », jazzmen blancs qui se distinguent par leur parfaite technique et leur goût d’une musique fignolée, un peu académique.

Le cool utilise les apports du bop tout en faisant disparaître ses plus significatives aspérités. Plus que Charlie Parker, c’est Lester Young qu’il interroge, dans lequel il voit un modèle de musicalité et de pudique sensibilité. Il cultive une sonorité gracieuse, légèrement détimbrée, et répudie tout l’expressionnisme instrumental propre aux Noirs. Il se plaît, enfin, aux recherches d’écriture, débouchant quelquefois sur des réussites d’une subtile qualité poétique – les interprétations de la session Capitol –, plus souvent sur des pages à l’élégance un peu scolaire.

Miles Davis, un des seuls Noirs du mouvement, en est le meilleur trompettiste (Move), avec le Blanc Chet Baker (My Funny Valentine). Le saxo ténor est dominé par trois musiciens fortement inspirés de Lester Young : Stan Getz (Early Autumn), Zoot Sims (Zootcase) et Al Cohn (Wee Dot). Au saxo alto s’affirme le jeu fluide et très réfléchi de Lee Konitz (Lover Man), tandis que Gerry Mulligans’impose à la fois comme un arrangeur de premier plan (Jeru) et le meilleur spécialiste, depuis Harry Carney, du saxo baryton, sur lequel il développe un style doux et mélodieux qu’il met particulièrement en valeur au sein de son quartette sans piano (Bernie’s Tune). La période cool, enfin, marque l’apogée de deux grands orchestres, celui de Woody Herman, dont l’esthétique, avec plus de transparence, s’apparente à celle de Basie (Four Brothers) et celui de Stan Kenton, aux recherches ambitieuses mais moins probantes sur le plan du jazz (Young Blood). On peut citer également l’orchestre « West Coast » du trompettiste Shorty Rogers.


Le renouveau bop (1954-1960)

En 1954, les Noirs reprennent en main ce qui est, tout de même, leur musique, en faisant retour au bop, un bop moins exubérant, plus décanté, mais peut-être plus violent : les sonorités se durcissent (« hart bop »), on cultive à nouveau un climat torride. Soucieux d’habiter leur héritage, les jazzmen noirs sollicitent, avec prédilection, l’esprit du blues et du gospel religieux, fort délaissé lors de la période précédente : d’où le nom de jazz « funky » (puant, c’est-à-dire fortement expressif) ou de « soul jazz » (jazz de l’âme) que l’on donne volontiers à cette production.

D’anciens boppers parviennent au premier plan : le batteur Art Blakey avec ses « Jazz Messengers » (Moanin), le bassiste Charlie Mingus, dont le groupe s’ouvre à une liberté collective qui prépare l’avant-garde (Fables of Faubus), le pianiste Thelonious Monk, dont le jeu abrupt commence seulement à être compris (Round About Midnight, Criss Cross, Blue Monk).

Le trompettiste Miles Davis revient à un jeu moins éthéré et renoue avec le blues (Bags Groove), tandis que le pianiste John Lewis, avec son « Modern Jazz Quartet », réorganise les données expressives du bop et, plus largement, de la tradition négro-américaine, selon les impératifs venus du cool – élégance linéaire de l’arrangement, mise au point minutieuse de l’exécution et des sonorités (Django).

De nouvelles vedettes noires, enfin, se révèlent : le trompettiste Clifford Brown, au style chaleureux et d’une grande souplesse harmonique (George’s Dilemma), le saxo alto Cannonball Adderley, émule un peu brouillon de Parker (This Here), le saxo ténor Sonny Rollins, violent et généreux (Freedom Now Suite), le pianiste Horace Silver, au style percutant (Doodlin’), le batteur Philly, Joe Jones, inventif et efficace, l’organiste Jimmie Smith, véhément, exacerbé (The Champ) et dont le jeu, extrêmement « soul » rejoint parfois le folklore Rhythm and Blues, incarné, en cette période, par le chanteur Ray Charles ; celui-ci, d’ailleurs, lorsqu’il se consacre au seul piano, rejoint en retour le jazz « funky ».


Après 1960

Avec la fin des années cinquante s’amorce une révolution encore plus radicale que celle entreprise par le bop : car il ne s’agit plus d’enrichir les moyens traditionnels, mais de remettre en cause les fondements du jazz – régularité du tempo et primauté du swing, improvisation à partir de structures harmoniques préétablies. La liberté totale devient l’idéal proclamé et le jazz, de plus en plus, se voue à la tradition directe de l’inconscient du musicien ou à l’exacerbation du pur « fait sonore » (cris, bruitages, grincements).

Une première tendance se définit par la recherche d’une spiritualité, dont les normes sont volontiers demandées à l’Orient. Il en résulte une musique violemment incantatoire, utilisant des gammes modales étrangères à l’univers musical de l’Occident où le jazz s’était, jusqu’ici, cantonné. C’est l’art, avant tout, du saxo ténor et soprano John Coltrane, parti du bop pour développer, sur des bases de plus en plus répétitives, une verbosité envoûtante et volontiers paroxystique (Cousin Mary, My Favorite Things, A Love Supreme). Le quartette qu’il a constitué avec, notamment, le batteur Elvin Jones et le pianiste Mac Coy Tyner a l’importance, dans l’histoire du jazz, du « Hot Five » d’Armstrong et du quintette de Parker. On peut rattacher à cette tendance le saxo alto, clarinettiste et flûtiste Eric Dolphy.

Une seconde tendance rejette de façon plus systématique les contraintes structurelles pour essayer de rejoindre une sorte de discours profond. Elle est représentée par le saxo alto Ornette Coleman et le trompettiste Don Cherry, dont la petite formation, tributaire encore du modèle bop, s’efforce d’épouser ces pulsions irrationnelles que laissait deviner la superbe ordonnance du jeu parkérien (To-Morrow Is the Question). Ce faisant, Coleman inaugure le mouvement « free jazz » (jazz libre). Celui-ci est poursuivi, avec plus d’éclat extérieur, de triturations sonores et de caprice contestataire, par les saxos ténors Albert Ayler et Archie Shepp. Le premier s’efforce de retrouver une pure musique du cœur et de l’instinct, commandée par le seul feeling (Ghosts) ; le second, soucieux de se défouler, mais porté aussi au message politique, recourt volontiers, pour traduire ses intentions, à un art de montage puisant dans toute l’histoire du jazz (Mama too Tight).

Solitaire comme le fut Monk, le pianiste Cecil Taylor, enfin, développe avec emportement un art fondé sur l’exploitation des structures sonores et qui n’est pas sans rapport avec certaines recherches de l’avant-garde européenne (Unit structure).


Le jazz des années soixante


Les origines du jazz, on l’a vu, sont modestes : le prolétariat noir du Sud. Sa réputation initiale est peu flatteuse : c’est une musique de bouges qui accompagne l’alcoolisme et la dépravation sexuelle. L’idée qu’on s’en fait est raciale : musique de nègres et de barbares ; et quand elle est admise, c’est à travers le mythe raciste du nègre primitif et bon enfant, roulant des yeux ronds et doté d’épaisses lèvres roses. Pour vivre de leur musique, les Noirs – même les artistes les plus doués, comme Louis Armstrong – devront d’abord assumer cette image.

Pour la plupart des Blancs de l’entre-deux-guerres, qui, le plus souvent, ne faisaient pas la différence entre le vrai jazz noir dit « hot » (brûlant) et les caricatures commerciales qu’on en donnait, cet art eut surtout les attraits de l’exotisme et suscita le snobisme de la sauvagerie retrouvée. Les emprunts que lui firent des compositeurs comme Maurice Ravel (concertos pour piano) et Igor Stravinski (Ragtime) et les tentatives de jazz symphonique (Rhapsody in Blue, de G. Gershwin) ne témoignent pas d’une compréhension véritable. Seul Darius Milhaud, dans La Création du Monde, eut l’intuition fugace de l’esprit du blues. Aux États-Unis, le jazz, jusqu’aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, resta lié au spectacle, à la danse, voire à la clownerie ; et les Noirs y consentaient d’autant plus volontiers que le succès de leur musique leur permettait, de même que le sport, la boxe surtout, une promotion sociale inespérée. Si le jazz est un produit typiquement américain, c’est paradoxalement sur le continent européen, en France notamment, qu’on lui reconnut toute sa dignité expressive. Là encore, pourtant, on cultivait la ségrégation, mais à rebours : la musique négro-américaine incarnait l’innocence de l’âme face à une civilisation corruptrice.

Le be-bop, au lendemain de la guerre, fut la première réaction contre la conception « oncle-tomiste » du Noir. Les boppers entendaient imposer leur art à l’égal de celui des compositeurs qu’ils aimaient – Ravel, Stravinski, Bartók. Ils y parvinrent relativement : ainsi les concerts de Dizzy Gillespie, en Europe surtout, furent reçus comme des événements culturels ; et l’hégémonie provisoire de l’école blanche cool concrétisa, quelque temps, cette visée universaliste du jazz. Noirs et Blancs pouvaient s’exprimer à égalité et se côtoyer à l’intérieur d’une même formation – ce qui eût paru inconcevable douze ans auparavant.

Mais la recrudescence des conflits sociaux aux États-Unis et l’accession à la souveraineté des peuples dits sous-développés – les Noirs américains, qui se tenaient autrefois pour privilégiés, s’estimèrent tout à coup les derniers colonisés – mit fin à ce rêve, lié à l’espoir déçu d’une intégration sociale. Le jazz d’aujourd’hui est plus « noir » que jamais, et non plus à travers une résignation sublimée, mais sur le mode révolutionnaire. Il rejette l’Amérique et met en cause la part négro-américaine de son héritage – en somme tout le jazz antérieur ; c’est vers l’Afrique désormais qu’il regarde. Il débouche, par là, sur un autre universalisme, celui de la contestation politique : il est solidaire de toutes les avant-gardes artistiques, gauchistes ou « hippies ». Mais il a perdu son magnifique équilibre intérieur, où s’épanouirent Armstrong, Ellington, Basie, Parker. Plus que jamais, il demeure un art ouvert.



Après la révolution

Si, comme l’affirme le pianiste Don Pullen, « toute la musique qu’on entend aujourd’hui a son origine dans celle des années soixante », cet héritage a été très diversement traité et exploité. D’où, au début des années quatre-vingt, la coexistence et la multiplicité de musiques improvisées, de jazz que l’on pourrait croire antagonistes les uns des autres. En fait, selon que le free jazz a été vécu comme une attitude liée aux luttes du peuple noir, ou comme « un style de plus » dans l’histoire de la musique afro-américaine, comme une lutte idéologique et esthétique sur un front culturel, ou comme une simple « subversion » de codes et de règles, les traces et effets de la rupture qu’il constitue seront différentes. Ils participeront, dès la fin des années soixante-dix, d’un esprit à la fois d’ouverture et de résistance chez certains musiciens, sans préjuger pour autant de l’aspect strictement musical de leur travail, ou se réduiront à des séquelles – citations, nostalgies, cicatrices... – qui témoigneront, en tout cas, de l’amplitude de la secousse.

Ayant d’emblée suscité des phénomènes de rejet (d’une partie de la critique, des amateurs de jazz traditionnels...), en même temps qu’il résistait à toute tentative d’uniformisation et de commercialisation, le free jazz semble avoir contraint l’industrie phonographique à s’inventer des musiques plus acceptables et, surtout, plus facilement vendables.

De même qu’aussitôt après l’apparition du be-bop, un New Orleans revival avait été encouragé, une nouvelle manière de « revivalisme » va se manifester à la fin des années soixante-dix : amateurs et critiques exploreront des passés plus ou moins récents afin d’exhumer des musiciens survivants, oubliés ou « maudits », et de réhabiliter des styles et écoles naguère condamnés, au nom d’une certaine orthodoxie ou « authenticité ». On parlera alors de « néo-bop », associant en un même enthousiasme des jazzmen « retrouvés », témoins des plus ou moins grandes heures du be-bop, et de jeunes virtuoses, plus soucieux d’affiner et de prolonger certaines traditions indiscutables et pré-free que de s’enfermer dans les marges de la colère ou du délire instrumental.

Ces tendances résurrectionnistes ne seront pas complètement étrangères à une attitude des musiciens free vis-à-vis de l’histoire de la musique noire : be-bop, mais aussi blues traditionnels, chants d’église, répertoire de grands orchestres (Duke Ellington, Fletcher Henderson...) apparaîtront dans les propos et les musiques du saxophoniste Archie Shepp, du pianiste-chef d’orchestre Sun Ra. On parlera alors, plutôt que de récupération à des fins mercantiles, de relecture, réévaluation ou réappropriation. Ces free jazzmen, à la lumière des remous politiques et sociaux, ont entrepris de reconsidérer – parfois même de réhabiliter – des périodes obscures de l’histoire de leur communauté et de sa culture. Ainsi verra-t-on Cecil Taylor citer le leader « préhistorique » James Reese Europe, tandis que le pianiste « chicagoan » Muhal Richard Abrams étudiera et rejouera avec la même passion les compositions de Thelonious Monk et d’un inventeur du ragtime comme Scott Joplin.

Participant, mais à un moindre degré, de ce mouvement de relecture, Cecil Taylor – en solo, duo (avec le batteur Max Roach...), à la tête d’une petite formation ou d’un grand orchestre, en compagnie de danseurs – et le quintette Art Ensemble of Chicago continueront de s’imposer au début des années quatre-vingt comme les représentants les plus rigoureux et exemplaires d’une manière de free pur et dur, apparemment indifférent aux soubresauts du marché environnant.

Parallèlement, divers essais de synthèse d’éléments traditionnels et d’acquis, surtout techniques, récents (jazz et rock, jazz et musique indienne, blues et électronique, rock et « musique contemporaine », effets de free jazz utilisés à la manière de condiments, etc.) verront le jour, comme si le commerce musical, frustré d’une mode, cherchait en tout sens une actualité moins dérangeante que le free jazz et, bien sûr, à la recette assurée. Or, en ces années de récession, d’inquiétude économique, comment ne pas penser à une autre crise du capitalisme qui, presque un demi-siècle plus tôt, avait été mise et vécue en musique – et du même coup, refoulée, exorcisée – par les big bands et leur swing sécurisant à régularité de mécanique bien rodée ? Conçues en fonction de la danse ou, en tout cas, du mouvement pour le mouvement, les musiques « binaires » (par opposition à la structure rythmique ternaire, plus sophistiquée) vont constituer le phénomène commercialement le plus décisif. Leur efficacité et leur diffusion seront amplifiées et diversifiées par l’apparition de toute une lutherie électronique, qui non seulement provoque des transformations du son, mais modifie les conditions de production et de consommation de la musique. Il convient ici de remarquer que, parmi les meilleurs représentants de ce que l’on a pu appeler le « jazz-rock », plusieurs ont, à un moment de leur carrière, fait partie de l’orchestre de Miles Davis : le pianiste Joe Zawinul et le saxophoniste Wayne Shorter, coleaders du groupe Weather Report, les pianistes Chick Corea et Herbie Hancock...

Mais, et ce n’est sans doute pas le moindre paradoxe de l’histoire récente du jazz, musique d’origine afro-américaine, l’un des effets les plus remarquables du free jazz est repérable hors des États-Unis. Longtemps les jazzmen européens, ou non américains, n’avaient semblé pouvoir que décalquer ou adapter des musiques conçues à New York ou Los Angeles. Or, dès la fin des années soixante, commencent de se faire entendre dans le monde entier (en Europe, et jusqu’en U.R.S.S., mais aussi au Japon...) des musiques, le plus souvent improvisées et très différentes les unes des autres, qu’on ne peut guère mieux situer, identifier, qu’en utilisant le mot « jazz ». C’est qu’au-delà, ou à côté d’une influence purement « musicale », ce qui reste et se développe, ce sont les ruptures que le travail et la réflexion des musiciens free n’ont cessé de fomenter, les brèches qu’ils ont ouvertes dans la production et la diffusion. D’où certaine volonté d’échapper aux entreprises taxinomistes traditionnelles et la mise en question d’une jazzité réductrice qui interdirait de voir ce que peuvent avoir en commun le guitariste anglais Derek Bailey, le multi-instrumentiste américain Anthony Braxton, le pianiste sud-africain Dollar Brand, le clarinettiste-saxophoniste basque Michel Portal et le percussionniste hollandais Han Bennink. De fait, à l’écoute de leurs musiques, la diversité est plus remarquable que l’unité, car, à l’inverse de leurs aînés, ils n’essaient pas de reproduire des styles musicaux apparus aux États-Unis. Et ce que leurs productions ont en commun, ce sont d’abord une problématique nouvelle et leur opposition aux conceptions anciennes et « bourgeoises » : pour eux, l’éventail des possibles est désormais si largement ouvert que toute tentative de définition globale serait promise à une rapide caducité.