De quelques usages particuliers de la voix en Afrique Centrale


Simha AROM


On sait l’importance que tient la musique dans la vie des communautés traditionnelles d’Afrique subsaharienne. Pourtant, dans les langues africaines, il n’y a pas de terme générique pour la désigner en tant que telle. Pas plus qu’il n’existe de mot pour dire « pièce » musicale ou « morceau » toute organisation mélodique qui, selon la conception des tenants de ces traditions, relève du musical, est nommée « chant ». C’est dire que cette notion s’applique non seulement aux musiques vocales, mais également à celles qui sont strictement instrumentales, de même qu’à toute pièce au sein de laquelle voix et instruments sont associés.

À quoi cette primauté du terme est-elle due ? Elle est due à ce que, dans cette région du monde, le « chant », au sens où nous l’entendons, est à l’origine de toute expression musicale. Aussi, toute musique instrumentale n’est qu’une adaptation d’une mélodie chantée dont elle conservera d’ailleurs le nom. Cela signifie que toute musique instrumentale procède de ce qui, à l’origine, était chanté.

Les usages de la voix dont je traiterai ici sont au nombre de trois :

• la voix de fausset,
• le yodel
• et le procédé voco-instrumental.


Chacune de ces utilisations est liée à une circonstance spécifique et/ou s’inscrit dans un répertoire particulier. Les Pygmées sont, à ma connaissance, la seule ethnie à faut usage de ces trois techniques.




La voix de fausset

Avec le mongombi, nous sommes en présence d’une forme d’expression originale et archaïque, associée aux grandes chasses collectives au filet. Le mongombi consiste en différents motifs modulés de rythme libre, chacun propre à un individu, chantés uniquement en voix de falsetto. Enchaînement de ces motifs donne lieu à de vastes mélopées qui sont l’apanage des seuls hommes. Elles sont entrecoupées d’imitations de cris d’animaux.
Les chasseurs manifestent ainsi leur départ en forêt puis, lors de l’installation des filets, font connaître leurs positions respectives. Ils sont émis par les chasseurs qui marchent en tête, permettant aux porteurs de filets et aux files de rabatteurs de se repérer mutuellement. Les deux chefs de file chargés de fermer le cercle des filets peuvent alors s’orienter dans le sous-bois. La grande forêt équatoriale forme une voûte qui agit comme une énorme caisse de résonance et se prête donc bien à l’amplification du son. Les Aka exploitent cette propriété avec une grande ingéniosité.
Le mongombi, dont les motifs mélodiques ne sont pas mesurés — c’est-à-dire non étalonnés dans le temps — ne peut par conséquent se prêter à la danse. C’est pourquoi les Aka ne le considèrent pas comme « chant », mais comme une technique spécifique pour la chasse au filet.



Le yodel

La musique aka se singularise par l’usage d’une polyphonie vocale dont l’entrelacement des voix engendre un contrepoint aussi dense que complexe. Sur le plan formel, les chants se présentent comme des ostinatos à variations : toute pièce est fondée sur une période d’une durée constante, dont le contenu est indéfiniment repris, mais indéfiniment varié. Le contrepoint repose sur quatre parties constitutives dont chacune porte un nom : mo-tangole, ngue wa lembo, o-sese et di-yei. Qui plus est, chacune d’elle peut être distinguée des autres par des traits qui lui sont propres : la présence ou l’absence de paroles, sa position dans l’espace sonore, ou encore la technique vocale qu’elle met en oeuvre. Le mo-tangole est la voix qui entonne et énonce l’incipit du chant, c’est-à-dire ses mots-clefs. Elle est généralement exécutée par une voix masculine. Ngue wa Iembo, littéralement « la mère du chant » est, comme son nom l’indique, le soutien de celui-ci ; il est censé assumer le rôle que tiendrait la basse dans un choeur occidental ; c’est donc, en théorie, une voix d’homme. O-sese, qui revient aux femmes, est caractérisée par un mouvement mélodique contraire à celui de mo-tangole. Ces trois parties sont destinées à être chantées en voix de poitrine. La quatrième — celle qui nous intéresse ici — se nomme di-yei, ce qui signifie littéralement yodel. Apanage des femmes, elle coiffe l’édifice polyphonique. On sait que le yodel consiste en l’alternance de différents timbres vocaux obtenue par l’enchaînement de degrés disjoints de l’échelle musicale. Chez les Aka, la pratique du yodel est indissociable de l’utilisation de certaines voyelles spécifiques ([il, [e], [ε]).
Si, en théorie, les quatre voix sont réparties selon le sexe, il en va tout autrement dans la pratique chaque membre du choeur peut en effet exécuter indifféremment l’une quelconque des quatre voix fondamentales et, qui plus est, passer librement de l’une à l’autre au cours d’un chant.
Les multiples variantes que chaque voix peut effectuer dérivent d’une épure mélodique qui en constitue la référence mentale, le « modèle ». Ainsi, la superposition des modèles des quatre parties constitutives de tout chant nous en livre la matrice polyphonique. La cohérence de l’organisation verticale est assurée par des points de jonction situés en des positions précises de la période de chaque chant.
En raison de la densité de l’enchevêtrement des voix, cette musique, simple dans sa quintessence, donne l’impression d’un perpétuel développement.



La technique voco-instrumentale

Le hindehu

Le hindehu est un instrument de musique éphémère : c’est une petite flûte, constituée d’un pétiole de papayer, naturellement fermé et creux, de dix à quinze centimètres, dont l’extrémité supérieure, coupée droit, fait office d’embouchure. On y souffle comme dans une clef forée. Cet instrument rudimentaire ne produit qu’un seul et même son. Sa pratique présente la particularité d’allier musique vocale et instrumentale puisque son utilisateur fait alterner très rapidement le son sifflé avec d’autres, chantés, dont certains en voix de tête, ce qui rappelle fortement le yodel utilisé dans le contrepoint vocal. II exécute une formule ostinato avec des variations, formule dont la périodicité est immuable. Le hindehu est employé seul ou en duo, ou encore pour accompagner le chant collectif des chasseurs au retour d’une prise de gibier fructueuse. Dans ce cas, il lui donne une référence de hauteur et lui fournit un moule métrique dont les dimensions du chant sont nécessairement un multiple entier.
Trois exemples sonores illustrent certaines des modalités d’utilisation : le premier est un solo de hindehu ; le deuxième est un choeur accompagné par un seul hindehu. Dans le troisième, ce sont deux hindehu, accordés à un intervalle de seconde majeure l’un de l’autre qui soutiennent le chœur.

Pygmées Ba-Benzele


L’ensemble de flûtes ajélin

Les flûtes ajélin appartiennent aux Ouldémé, population d’agriculteurs des Monts Mandara à l’extrême Nord du Cameroun. Regroupées en ensembles de six à dix tuyaux de longueurs différentes, « ces flûtes, en roseau, à embouchure simple et dont l’extrémité inférieure est fermée par le noeud, sont jouées par les femmes durant toute la saison des pluies, des premières semailles à la coupe du mil, lors de moments de repos. » Les musiciennes, ici au nombre de quatre, « détiennent chacune deux tuyaux et exécutent une polyphonie en hoquet à deux niveaux : entre les sons qu’elles émettent d’une part avec leurs deux tuyaux et, d’autre part, avec leurs voix ; entre leur propre jeu et celui de leurs partenaires. » [FERNANDO & MARANDOLA]

Flûtes des Monts Mandara


Les procédés voco-instrumentaux témoignent, si besoin était, de la façon dont, en Afrique traditionnelle, avec des moyens techniques rudimentaires, on parvient à élaborer des constructions musicales d’une très grande complexité.