Pour une histoire culturelle du rock





Pour une histoire culturelle du rock

En septembre 2005, la sortie d'un nouveau disque de Paul McCartney, l'ex-Beatles, a ravivé la nostalgie pour les Swinging Sixties. Comme pour mieux conjurer le sort, les Rolling Stones - l'un des plus vieux groupes de rock-' en activité ! - se sont lancés en 2005 dans une nouvelle tournée mondiale. La génération du baby boom ou si l'on préfère celle des « années 1968 » ne veut pas si facilement passer le relais, pour prendre une retraite bien méritée. Les « papys du rock» font de la résistance ... Autre forme de l'intérêt pour les années 1960, les expositions, les commémorations en tout genre se sont multipliées depuis quelques années, mettant le mouvement pop à l'affiche. Rien qu'en France, citons Les Sixties, années utopies, France et Grande-Bretagne (1996) et Les années pop (2001)3 , ainsi que les expositions consacrées à la Cité de la Musique à Jimi Hendrix (2002-2003), au Pink Floyd (2003-2004), puis à John Lennon (2005-2006). Et que dire de l'extraordinaire prolifération des sites Internet consacrés à cette décennie ?

Au début des années 1960, les Beatles et les Rolling Stones, jeunes gens à peine sortis de l'adolescence, sont devenus immensément célèbres, bien au-delà de leurs bases britanniques. Grâce aux disques, aux concerts, aux chansons, ils ont élargi le cadre de la culture de masse en devenant une forme accomplie et quasi parfaite de cette culture : des héros mythifiés, à michemin entre le réel et l'imaginaire, à la fois dans l'Olympe et dans le monde, des idoles porteuses de tous les thèmes récurrents du succès populaire (l'éros, le bonheur, l'amour, la jeunesse), des vedettes de la presse, du cinéma, de la radio et de la télévision, mais aussi des hommes en crise, capables de remises en cause, de révoltes, de déviances et aussi de créations fulgurantes. Le sociologue britannique Richard Hoggart, auteur en 1957 d'un livre pionnier et fondamental sur les transformations de la culture populaire et les nouveaux divertissements des jeunes (tel le juke-box), tirait neuf ans plus tard les conséquences méthodologiques du succès des Beatles et de la culture pop en général. Dans un article, publié en 1966 dans une revue américaine, il écrivait :

L'analyse critique littéraire peut s'appliquer à des phénomènes sociaux autres que la littérature académiquement respectable (par exemple les arts populaires et les communications de masse).

Si l'on définit la culture populaire comme la working class culture, si bien décrite par Richard Hoggart, la culture de masses se situe à un niveau moins sociologique et plus classless : c'est une culture du divertissement et de l'éphémère, produite industriellement ou par des moyens technologiques de masse pour le plus grand nombre. Même si la culture de masse n'est pas une nouveauté de l'après-guerre, il faut attendre 1957 pour que le peintre et designer Richard Hamilton en donne une définition pertinente :

populaire (conçu pour une audience de masse), éphémère (court terme), d'un oubli facile, bon marché, produit en série, destiné à la jeunesse, spirituel, sexy, superficiel, séduisant (ayant du glamour), lié au big business ». 

L'émergence socio-économique d'une "classe jeune" au début des années 1960 est un événement essentiel, d'ailleurs perçu comme tel par les médias et les producteurs de bien culturels et ce n'est pas faire du jeunisme que de le dire haut et fort. Les adolescents disposent de temps libre en raison de l'allongement du temps scolaire et surtout d'un pouvoir d'achat sans équivalent dans l'histoire des sociétés humaines. La culture jeune devient au début des années 1960 une "sous-culture de masse" - au sens anglo-saxon de subculture, dont les caractéristiques persisteront bien audelà des Trente Glorieuses. La panoplie jeune se mue très vite en une mode interclassiste, au fort coefficient de renouvellement et à la vocation industrielle très marquée. L'économie jeune est non seulement stimulée par les modes vestimentaires et capillaires, mais aussi par l'achat de biens durables comme les disques et les électrophones, les radios à transistors, les instruments électrifiés, les scooters et les motos. Les formes et les lieux de sociabilités jeunes se multiplient : emploi d'un langage "copain" rempli d'expressions originales et de néologismes, participation à des "cérémonies de communion" - c'est la surprise-partie dans les années 1960, puis le concert pop ou encore sa variante "Festival pop", très à la mode en Europe et aux Etats-Unis de 1967 à 1974-, consommation - culturelle . de drogues hallucinogènes comme le LSD, adoration de héros et de vedettes du showbusiness. Aux stars du cinéma se substituent ou s'ajoutent celles du rock anglo-saxon, Elvis Presley à la fin des années 1950, Bob Dylan, les Beatles et les Rolling Stones dans les années 1960, Pink Floyd, Led Zeppelin, David Bowie au début des années 1970. Et l'on pourrait sans peine continuer la liste dans les années 1980 et 1990, en citant par exemple le groupe irlandais U2.

Tandis que M. Assayas êcrit dans l'introduction de son Dictionnaire :

( ... ) le rock fut une des grandes aventures de ces quarante dernières années, avec son mélange de naiueté, de mégalomanie, d'idéalisme, de mysticisme et, parfois, de folie. Certes, il ne fut pas la seule. Durant .la période qui suivit l'immédiat après-guerre, marquée en Europe par un effondrement progressif des valeurs enseignées par les générations précédentes, la politique et la religion offrirent d'autres voies à l'engagement collectif. Mais le rock représenta le seul élan radicalement neuf, le seul susceptible de faire naître un nouveau monde qui, pour le meilleur et pour le pire, ressemble à celui dans lequel nous vivons. Il fut une croisade où s'enrôlèrent nombre d'enthousiastes, enflammés par la promesse que tout était possible et que le monde ne dresserait aucune frontière à leurs désirs, à leur imagination ni à leur liberté. Que cet élan ait suscité déceptions, drames et désastres est le revers inévitable d'une telle aventure. Celle-ci est contée ici dans toute son ampleur: les moments de bonheur pur et de générosité folle y côtoient les lentes chutes dans la folie et, parfois, la mort. 

Dans un entretien au Monde, au moment de la sortie en France de La Terre sous ses pieds, l'écrivain britannique d'origine indienne, Salman Rushdie, insiste sur le rôle mondial du rock depuis quarante ou cinquante ans, non à travers - cliché trop répandu - l'impérialisme de la langue anglaise et de la culture anglo-saxonne, mais comme facteur d'émancipation global de la jeunesse :

( ... ) le rock, lorsqu'il nous est apparu à nous, gosses de Bombay, n'était pas une musique étrangère imposée par l'impérialisme, mais quelque chose qui nous appartenait en propre - bien qu'aucun d'entre nous à l'époque n'ait jamais mis les pieds aux USA ou même ailleurs. Pourtant, nous écoutions cette musique née au fond du Sud américain, à Plouc City, et nous y répondions immédiatement. C'est assez surprenant : après tout, la communication de masse n'existait pas, ou à peine. Et pourtant ça nous parlait. Récemment, je me suis retrouvé à parler de ça avec un ami chinois de ma génération, qui m'expliquait comment en Chine, lorsqu'il avait 11 ou 12 ans, la radio diffusait parfois des morceaux de Mozart ou de Beethoven. Pour eux, cette musique était incompréhensible, personne ne savait comment l'écouter, car trop occidentale. Et puis un jour on a passé un truc d'Elvis Presley et immédiatement, tout le monde a compris. C'est ce qui est remarquable avec le rock : à Beijin, en Patagonie, comme à Bombay ces bruits bizarres faits par des petits Blancs américains parfaitement provinciaux, qui s'efforçaient tant bien que mal de chanter comme des Noirs, ont eu un écho mondial immédiat. Pourquoi? En un sens, ce roman est une tentative de réponse à cette question. Ma théorie est que, bien lonqtemps avant le développement de ce que nous appelons aujourd'hui la world-music, le rock'n'roll. à l'origine était une forme de world-music : une musique mixte, bâtarde. Commencée avec les rythmes africains, exportée aux USA sur les navires négriers, modifiée dans les champs de coton du Mississipi, puis à nouveau par les premières technolaqiee d'enregistrement; ensuite par le désir d'imiter ces enregistrements. Et ce désir donne Elvis Presley, diffusé sur tout le territoire américain, avant qu'à nouveau il ne franchisse l'océan, mais dans l'autre sens, jusqu'en Angleterre, où de nouvelles mutations s'opèrent cette fois sous l'influence des Beatles, des Rolling Stones: on franchit un degré supplémentaire dans la sophistication technologique, et retour aux USA, et ainsi de suite. Et je crois que c'est l'explication : la raison pour laquelle cette musique parle à tous est que tous ont une part dans sa création à un moment ou un autre. Une musique de migrations. Faite par des gens déracinés, pour des gens en voie de déracinement. Un langage facilitant l'intégration. 

Et toujours dans ce même entretien, Rushdie explique que son livre n'est pas  :

« un roman sur le rockn'roll, mais une tentative de réponse à l'évolution de la culture mondiale dans le dernier demi-siècle. Et le rode le permet parce qu'il est partout : pendant la guerre du Vietnam, aux côtés de la dissidence en Tchécoslovaquie (...) A peine élu président, Vaclav Havel a invité Mick Jagger et Lou Reed à jouer à Prague. 

Qu'on nous permette aussi de rappeler la prise conscience des acteurs de mai-68, qu'au-delà des slogans politiques et des idèologies, la Révolution de ce printemps-là avait bien « quelque chose de rock », cette « dimension rock », longtemps sous-estimée parce que trop influencée par les événements français. Laurent Joffrin, dans son Histoire de mai-68, rappelait en 1988 le background culturel de la révolution pop, tandis que David Caute, dans Sixty-Eight, mettait sur le même plan les Rolling Stones, la contestation de la guerre du Vietnam et les mouvements de mai. L'ancien maoïste Serge July ne pouvait s·'empêcher d'écrire ces lignes :

( ... ) Mai 68 fut une révolution rock, tout oomme la “putain de guerre” du Vietnam fut simultanément une guerre rock. ( ... ) Au commencement, il y avait effectivement la rock music. Prémonitoire, elle a véhiculé la parole de vérité comme une prophétie planétaire. Et c'esr l'industrie du microsillon qui a assuré la diffusion de la subversion sociale. C'est la rock music qui forge le rêve libérateur des années 60 et ses porte-parole ( ... ) avant même que nous en ayons totalement pris conscience. Décalage funeste : on écoute jamais assez la musique.