Arvo Pärt - Miserere


Circonstances de composition

Cette œuvre a été composée durant les années 1988-1989 en Finlande,  en France à Etrepany et à Berlin durant les années 1988-1989. Elle est dédiée à Paul Hillier et à l’ensemble Hilliard. La création a eu lieu à l’abbaye Saint-Georges de Saint-Martin-de-Boscherville, le 17 Juin 1989, par le Western Wind Choir et The Hilliard Ensemble, sous la direction de Paul Hillier.

Effectif

L’effectif se compose de cinq voix solistes, d’un chœur mixte et  d’un ensemble instrumental (hautbois, clarinette, clarinette basse, basson, trompette, trombone, guitare électrique, basse électrique et percussions).

Un genre musical de tradition

Le Miserere est un genre musical très ancien. Son nom vient du premier mot de ce qui est un texte biblique à l’origine. On retiendra surtout le célèbre et magnifique Miserere du compositeur italien Gregorio Allegri (1582-1652), que Mozart réécrivit d’oreille après l’avoir écouté une seule fois.

Plan de l’œuvre et signification du texte 

Cette œuvre comporte le texte du Miserere auquel s’incorpore celui du Dies Irae. Ce dernier est issu du genre du Requiem, qui est une messe des morts. Le texte du Miserere se découpe en versets (I à XXI), celui du Dies Irae en strophes (1 à 8). On observe 4 grandes sections, agrémentées de 4 interludes instrumentaux :

A - Miserere, trois premiers versets (III à V) - Solistes et instruments 
B - Dies Irae, sept premiers vers - Chœur et tutti orchestral 
C - Miserere, seize versets restants - Solistes et instruments 
D - Dies Irae (Rex Tremendae) - Chœur, Soprano et Alto solistes, orchestre.



Signification du texte du Miserere : 
Il s’agit d’un psaume de louange et de pénitence particulièrement utilisé pendant la semaine sainte. Ainsi le célèbre Miserere d’Allegri était chanté tous les vendredi-saints dans la chapelle sixtine à Rome. «Le psaume du Miserere est un psaume de pénitence. Un jour David pécha contre Dieu. Bethsabée, la femme du soldat hittite Urie, était très belle. Une nuit, David la fit venir chez lui et l'aima. Lorsque David sut qu'il allait avoir un enfant de Bethsabée il demanda à Joab qui commandait Urie, de le placer en première ligne au combat. Urie fui tué. David prit alors Bethsabée pour épouse sans la moindre trace de remords. Alors, Dieu envoya le prophète Nathan afin qu'il explique à David la faute qu'il avait commise. Enfin conscient de son offense à Dieu, celui-ci fait donc acte de contrition dans ce psaume » 

P. Revol, L’Education musicale Bac 2004

  

Signification du texte du Dies Irae : 
Texte attribué à Thomas de Celano, un moine franciscain du XIIIème siècle. Sa structure comporte des groupes de trois vers de huit syllabes chacun, mis en rimes selon le schéma aaa, bbb, ccc, etc… On le rencontre dans les requiems car il évoque le jugement dernier et la colère divine. A noter qu’Arvo Pärt place le texte du Dies Irae juste après le 5e verset du Miserere où David veut être lavé de sa faute et faire miséricorde.


Comme nous l’indique le sens des textes, le caractère de cette œuvre est sombre, triste, mélancolique pendant le texte du Miserere et violent lors du Dies Irae.


  

Voici le texte latin avec une traduction (source: L'Education Musicale Bac 2004 et 2005)
Dans son Miserere, Pärt supprime les deux premiers versets introductifs et débute directement par le verset 3.



Verset
TEXTE DU MISERERE EN LATIN (début)

A)      TRADUCTION
(début)
I
Psalmus David Psaume de David
II
Cum venit ad eum Nathan propheta quando intravit  ad Bethsabee Quand le prophète Nathan vint le trouver après qu'il fut allé chez Bethsabée
III
Miserere mei Deus secundum magnam misericordiam tuam et secundum multitudinern miserationum tuarum dele iniquitatem meam Pitié pour moi, mon Dieu, dans ton Amour, selon ta grande miséricorde, efface mon péché.
IV
Amplius lava me ab iniquitate mea et a peccato meo munda me Lave-moi tout entier de ma faute, purifie-moi de mon offense.
V
Quoniam iniquitatem meam ego cognosco et peccatum meum  contra me est semper Car je connais mon péché, ma faute est toujours devant moi.

  
Strophe
TEXTE DU DIES IRAE EN LATIN (début)

B)      TRADUCTION
(début)
1
Dies irae dies illa Solvet saeclum in favilla Teste David cum Sybilla. Ce sera le jour de la colère, le jour qui réduira le monde en cendres: David et la Sibylle nous l'affirment.
2
Quantus tremor est futurus Quando judex est venturus Cuncta stricte discussurus ! Combien grand sera l'effroi, quand le juge se présentera pour tout scruter avec rigueur !
3
Tuba mirum spargens sonum Per sepulcra regionum Coget omnes ante thronum Le son éclatant de la trompette, retentissant jusque dans les tombeaux, rassemblera tous les hommes devant le trône.
4
Mors stupebit et natura Cum resurget creatura judicanti responsura. La nature et la mort seront dans la stupeur quand la créature ressuscitera pour répondre à son juge.
5
Liber scriptus proferetur In quo totum continetur Unde mundus judicetur. On produira le livre dont les pages renferment tout l'objet du jugement du monde.
6
Judex ergo cum sedebit Quidquid latet apparebit Nil inultum remanebit. Quand donc siégera le Juge, tout ce qui était caché sera dévoilé, rien ne demeurera impuni.
7
Quid sum miser tunc dicturus Quem patronom rogaturus ? Cum vix justus sit securus. Malheureux ! que diraije ? quel protecteur invoqueraije, quand à peine le juste sera rassuré ?
1
Dies irae dies illa Solvet saeclum in favilla Teste David cum Sybilla. Ce sera le jour de la colère, le jour qui réduira le monde en cendres: David et la Sibylle nous l'affirment.


« La conception dramatique du Miserere se perçoit du début à la fin. (…) Les nombreux moments calmes de la pièce sont délibérément conçus pour créer la tension et l’attente. En les entendant, nous sommes conscients d’entendre un fragment de quelque chose de plus vaste et plus puissant ; ceci n’était pas le cas dans les principales autres œuvres écrites en style tintinnabuli.  Ceci ajoute une dimension supplémentaire à ce type d’écriture. La présence de mélodies expressives – celles du soliste Basse et de certains interludes orchestraux en particulier – ne doit pas faire oublier, en effet, que les principes du style tintinnabuli sont ici très fortement présents même s’ils sont investis d’une intensité harmonique atypique eu égard à ses autres œuvres mettant en œuvre cette écriture. » (Paul  Hillier) 
   

Déroulement général de l’œuvre

L’œuvre débute avec une mélodie recto tono de Ténor qui entonne le Versus III, mot par mot, chacun étant encerclé par des silences. La clarinette égrène délicatement quelques notes arpégées de l’accord parfait de mi mineur, elle aussi environnée de silences. La seconde partie du premier verset est soutenue par une pédale à la clarinette basse. Une seconde voix entre pour le Verset IV, les notes de l’accord parfait, en écho, se voyant réparties à de nouveaux instruments. Par dessus un calme et fantomatique roulement de timbale pp, la voix de basse soliste entame le Verset V sur un mi grave, est rejointe par les autres solistes alors qu’il gravit deux octaves vers l’aigu. Le roulement de timbale exécute alors un immense crescendo qui introduit le Dies Irae.

Cette interruption est elle-même interrompue par le retour du psaume (Miserere) et de la voix de basse soliste, presque a cappella. Une nouvelle voix s’ajoute au début de chaque nouveau verset, la texture s’enrichit peu à peu d’interludes instrumentaux - certains très brefs, d’autres plus développés - à la fin de chaque verset. Un climax est atteint sur le mot holocaustis. (Verset XVIII) et la tension redescend progressivement jusqu’au retour de la voix de basse soliste. La musique change enfin avec le retour du Dies Irae (Rex tremendae) et une musique qui s’apaise encore, comme étouffée par la crainte, vision musicale qui exprime clairement les mots du texte (Roi à la redoutable majesté, Qui sauve sans contrepartie les élus. Sauve moi, ô source de miséricorde).
 

1ère PARTIE - Analyse des Versus III, IV et V


VERSUS III

Page 1 — Avant le chiffe 1 — Minutage 0’00
Miserere mei Deus secundum magnam misericordiam tuam et secundum multitudinern miserationum tuarum dele iniquitatem meam
Pitié pour moi, mon Dieu, dans ton Amour, selon ta grande miséricorde, efface mon péché.


  • Effectif: Ténor 1 solo, clarinette, clarinette basse
  • Climat: recueilli, méditatif, nuances p et pp
  • Grande importance du silence
  • Mode de la sur mi (ou tonalité de mi mineur sans sensible) dont on ne s’éloigne jamais, notes de l’arpège de mi mineur (mi sol si) égrenées dans un ordre qui paraît aléatoire.
  • Chaque mot est isolé par des silences très importants et chanté a cappella sur une mélodie recto tono, qui ne s’éloigne que très peu de la note-pivot fondamentale mi
  • Choix d’une rythmique ternaire issue des modes médiévaux qui respecte l’accentuation du mot: rythme trochée (longue-brève) ou rythme iambique (brève longue)


rythme trochaïque
rythme iambique
  • Opposition entre un mètre ternaire pour les parties vocales et des parties instrumentales inscrites dans des mesures à deux ou quatre temps.


VERSUS IV


Page 3 — Chiffre 5 — Minutage 3’17
Amplius lava me ab iniquitate mea et a peccato meo munda me
Lave-moi tout entier de ma faute, purifie-moi de mon offense.

  • Effectif : toujours la voix de ténor à laquelle s’ajoute la voix d’alto. Maintient de la clarinette, disparition de la clarinette basse et apparition du hautbois, du basson et de l’orgue.
  • Climat : toujours recueilli, nuances mp à mf
  • La dissonance par frottement de seconde surtout (sur Amplius mi/fa# page 3) souligne le sens du texte
  • Même écriture fondée sur l’accord parfait : arpèges, grands intervalles en opposition avec le recto tono des parties vocales : style tintinnabuli
  • L’absence de discours harmonique (puisqu’il n’y a qu’un seul accord de mi mineur) conclut à l’absence de tension. Celle-ci est soigneusement évitée afin que le recueillement nécessaire ne soit pas troublé

VERSUS V

Page 6  — Chiffre 9  — Minutage 4’50
Quoniam iniquitatem meam ego cognosco et peccatum meum contra me est semper
Car je connais mon péché, ma faute est toujours devant moi. 


  • Effectif : plus de voix: soprano, alto, ténors 1-2, basse. Et plus qu’un seul instrument: les timbales
  • Climat : dramatisation du discours obtenue par les techniques suivantes:
  • Ascension de la voix de basse sur deux octaves
  • Intervalle caractéristique de seconde augmentée (fa/sol#) qui exprime la douleur, la dramatisation
  • L’alto et la soprano accentuent l’effet dramatique de part la montée dans l’aigu 
  • Le crescendo final s’associe à un usage exacerbé des dissonances (si/do entre l’alto et le ténor 1, bas de p.6)
  • Le roulement de timbale : cresc. violent, en solo, conclut cette section et introduit le Dies irae


2ème PARTIE - Analyse du DIES IRAE, strophes 1 à 8 

(sachant que la n°8 a le même texte que la n°1)

  • Cette section est la reprise d’une pièce de 1976, Calix
  • On notera la violence du climat - à cause du sens du texte évidemment - qui s’oppose avec l’atmosphère de recueillement initial.
  • L’effectif est désormais au complet. Le tutti orchestral n’intervient d’ailleurs uniquement lors du Dies Irae
  • La structure basique est organisée en huit sections de sept mesures. Chaque section correspond à une strophe du Dies Irae, et chacune de celle-ci est introduite par un roulement de timbale plus long à chaque fois
  • Sur le plan harmonique, seul le mode de la (ou la mineur sans sensible) est utilisé pendant tout le Dies Irae
  • Cet unique mode contribue au statisme harmonique
  • Alternance des deux modes rythmiques trochée (longue-brève) et iambe (brève-longue), issus des modes rythmiques médiévaux :

  • Principe général : 4 plans sonores 
    • 1 : Bois (hautbois, clarinette, clarinette basse et basson)
    • 2 : Trombone
    • 3 : Les voix
    • 4 : Guitare électrique, basse électrique et pédalier de l’orgue
sont constitués de la superposition d’une même mélodie (ci-dessous) écrite avec des valeurs rythmiques différentes en augmentation ou en diminution, de la même manière que le motet isorythmique Puis que la douce rousee de Guillaume de Machaut (v.1300-1377), réaffirmant ainsi l’influence de la musique médiévale sur celle d’A. Pärt.


A tous les plans, cette mélodie s’enchaîne à elle-même en baissant d’un degré à chaque fois :
(à vrai dire si les degrés s’enchaînent en descendant, il peut arriver que pour des raisons de registre, la descente soit interrompue pour reprendre à l’octave supérieure)

1 : Les bois (hautbois, clarinette, clarinette basse et basson)


On les divise en deux sous groupes selon leur registre : le premier (aigu) constitué du hautbois et de la clarinette, et le deuxième (grave) de la clarinette basse et du basson. Ces deux groupes alternent les valeurs ronde/blanche et blanche/noire toutes les deux strophes. Ce sont le hautbois et le basson qui jouent la mélodie principale alors que la clarinette et la clarinette basse ne jouent que les notes de l’accord de la mineur (la-do-mi). L’instrument qui se voit confier le rythme ronde/blanche citera la mélodie moins de fois que celui qui a le rythme blanche/noire.

Par conséquent : aux bois, on observe que la mélodie principale s’entend sur deux couches d’élongation rythmique différente qui se croisent toutes les deux strophes


2 : Le trombone

Il joue la mélodie sur une couche rythmique un peu plus lente que les bois


3 : Les voix (chœur de Sopranos, Altos, Ténors, Basses)

De la même manière que pour les bois, les voix d’hommes et de femmes s’échangent les valeurs rythmiques toutes les deux strophes. 


Sur le plan mélodique, c’est un peu plus subtil car la mélodie principale se répartit sur deux voix toutes les 4 notes (en chiasme)

Mises bout à bout, on obtient bien la mélodie principale :

4 : Guitare électrique, basse électrique et pédalier de l’orgue

Ce dernier groupe comporte l’élongation rythmique la plus longue: du début à la fin du Dies Irae, la mélodie principale ne s’entend que sur 6 descentes.

Très important : Ces groupes proposent quatre couches rythmiques différentes pour une même mélodie.

Cela implique une perception simultanée de plusieurs temps dans une même œuvre

  • On peut employer le terme de canon bien que les voix débutent ensemble
  • Il résulte de ces superpositions de couches rythmiques d’une même mélodie des rencontres parfois dissonantes, des frottements de secondes, notamment 
  • L’agrégat final à la dernière mesure, construit justement sur la seconde mineure si-do, introduit la partie suivante qui commence sur les deux mêmes notes, la seconde de ces deux notes (do) se révélant être la note phare du Verset VI. Cette mesure fait office de coda.