Tibet - Musique et prières aux monastères des Bonnets Jaunes :
Tashilhunpo, Ganden, Séra.
Par François Jouffa
« (...) dans la vaste cour du Temple voisin, les « forts en thèse », les « rhétoriciens » de Kum-Bum, se livrent à des joutes oratoires, se posent des colles telles que n’en n’ont jamais rêvé les cerveaux d’Occident. Ils sont quelques centaines, divisés en groupes nombreux, et le bruit qu’ils font évoque l’idée d’un marché de grande ville. »
Alexandra David-Néel. Journal de voyage, 23 août 1918.
« (...) la voix de basse ultra profonde - celle des lamas chantant les offices. » (...) « La procession défile aux sons d’airs variés : graves, solennels, lorsque les immenses trompettes thibétaines emplissent l’air de leurs mugissements profonds et d’une fraîcheur délicate charmante (...) »
Alexandra David-Néel. Voyage d’une Parisienne à Lhassa, 1927.
Alexandra David-Néel. Voyage d’une Parisienne à Lhassa, 1927.
« Les lamas du Tibet ont une sorte de trompette de 4m50 de long, qu’ils braquent sur la campagne pour appeler les gens à la prière. Un bruit de glotte énorme et hippopotamesque en sort. Et ce son partout ailleurs excessif, ici faible et obscur dans les montagnes de l’Himalaya, passe par-dessus les hameaux comme un soupir. »
Henri Michaux. Un Barbare en Asie, 1933.
Henri Michaux. Un Barbare en Asie, 1933.
« (...) clochettes de bronze, ces tambours (en peau humaine ?), ces trompettes pour titan qui font concurrence par leur longueur à celles de certains bergers des Alpes (...) »
André Guibaut. Missions perdues au Tibet, 1937.
André Guibaut. Missions perdues au Tibet, 1937.
« D’après leurs légendes, les Tibétains ont commencé par se nourrir d’air. Respirer leur suffisait.
Alexandra David-Néel. À l’ouest barbare de la vaste Chine, 1947.
Alexandra David-Néel. À l’ouest barbare de la vaste Chine, 1947.
« Des roulements de tambours résonnaient dans la salle des soutras tandis que des fumées d’encens s’élevaient au-dessus du domaine. »
Alai. Les pavots rouges, 1998.
Durée totale du CD : 65’50
Shigatsé (à 3836 mètres d’altitude) est la deuxième ville du Tibet (après Lhassa, bien sûr), peuplée maintenant d’une majorité de Chinois Han, phénomène de colonisation accentuée par la construction de la ligne ferroviaire Beijing-Shigatsé et parce qu’elle abrite une imposante garnison militaire.
Principal monastère de la province du Tsang, Tashilhunpo est un des six centres importants de la secte (au sens « école religieuse ») Gelugpa, dite de la tradition des Bonnets Jaunes (appellation chinoise). Cette véritable cité monastique fut fondée en 1447 par Gendun Drub, le premier Dalaï-lama. En 1642, le cinquième Dalaï-lama décerna à son tuteur, Chökyi Gyaltsen, le titre de Panchen Rinpotché, soit « Grand maître précieux », créant la lignée des Panchen-lamas, chacun d’entre eux étant reconnu comme l’incarnation du Bouddha Amitabha ou Bouddha de « la lumière infinie ». Les Panchen-lamas sont des religieux très vénérés au Tibet, presqu’autant que les Dalaï-lamas, même plus selon certains. Ce grand monastère de Tashilhunpo, aux très nombreux bâtiments, palais, chapelles et chörten (tombeaux), se positionne à la base de la colline Drölma Ri et sa porte d’entrée principale est proche de la route Lhassa-Shigatsé-Népal. Un circuit déambulatoire pérégrinal de trois kilomètres entoure Tashilhunpo, gravissant la crête derrière le complexe et longeant les murs d’enceinte nord. Cet itinéraire est emprunté par les pèlerins pour accéder au plus près du grand mur blanchi par les moines. C’est ici, pendant trois jours des mois de juin ou juillet (en fait, les 14è, 15è et 16è jours du 5è mois du calendrier tibétain lunaire), qu’une gigantesque thangka de 40 mètres est déroulée. Trois jours, trois thangkas, trois Bouddhas (présent, passé et avenir).
Ce matin, à l’aube de ce 26 juin 2010, des pèlerins, devant l’esplanade qui fait face à l’entrée du monastère, s’agglutinant sur les stands des « marchands du temple » (rosaires mala, drapeaux à prières lungta, boîtes ghau, perles dzi en agate, bols à offrandes, bols chantant, lampes à beurre, etc.) et campant autour de statues chinoises réalistes, attendent avec ferveur que la gigantesque thangka soit déroulée du haut de la colline. Ceux-ci, des milliers, sont debout, depuis des heures, après avoir marché des jours, sinon des semaines, en se prosternant à plat-ventre, front sur la route, à chaque pas. D’autres, des dizaines de milliers, contournent le monastère par la gauche, circumambulation traditionnellement dans le sens des aiguilles d’une montre, comme le mouvement des moulins à prières qu’ils brandissent presque tous, pour se trouver, une ou deux heures plus tard, juste sous la grande thangka. Les trompes géantes tibétaines, au lointain, commencent à se faire entendre. Des petits enfants jouent au milieu de leurs parents qui prient. Les plus grands, scolarisés, indiquent aux parents moins éduqués où ils peuvent s’installer sur le sol. Des oiseaux gazouillent. Selon une légende, ils disent le futur, bénissent et conseillent pour l’avenir. Le premier Dalaï-lama était natif de Shigatsé. Après sa mort, il avait été réincarné dans une famille de paysans qui avait dû s’enfuir en laissant le bébé sous une pierre. Devenu Dalaï-lama, un oiseau noir lui raconta dans un rêve, qu’il avait protégé l’enfant. Depuis, même si ce n’est pas de l’ordre du religieux, c’est bien une croyance populaire.
Sang gyè tcheu tang tsok kyi tchok nam la
Jusqu’à l’éveil, je prends refuge en le Bouddha
Tchang tchoup par tou dak ni kyap sou tchi
Le Dharma est la communauté suprême, la Sangha
Dak ki tcheu nyèn gyi pè tsok nam kyi
Grâce aux deux accumulations [mérites et sagesse] recueillies par l’écoute de l’enseignement
Dro la pèn tchir sang gyé droup par chok.
Puissé-je devenir un Bouddha pour le bien des êtres.
« Devant vous, Maître fondateur, Bhagavan, Ainsi-allé, Destructeur de l’ennemi, Bouddha parfaitement accompli, Glorieux Conquérant Bouddha Shakyamouni, je me prosterne. En vous je prends refuge et vous présente des offrandes. Accordez-moi vos bénédictions ».
6. Trompes, trompettes, flûtes et hautbois, conques, tambours et cymbales. 8’45
Vers les 12 heures, la thangka du Bouddha Shakyamouni (563-483 avant J.-C., le quatrième des mille Bouddhas, fondateur de ce qui est appelé aujourd’hui le bouddhisme) est de nouveau enroulée par les moines qui, par dizaines, portent ensuite sur leurs épaules, en file indienne, le long et lourd boudin sacré du tissu peint. À mi-parcours de la descente de la colline, les porteurs religieux sont encadrés par d’autres moines, des musiciens. Certains sont harnachés aux flancs comme des mulets de deux tambours qu’un autre moine, derrière, frappe en donnant le rythme de la marche. À la porte d’un des bâtiments de la cité-monastère, tous, ils s’arrêtent pour jouer une dizaine de minutes, brièvement mais fortement. Puis, ils cessent brutalement, tournant les talons et rentrent, emportant la grande thangka du jour et les instruments de musique.
Les tambours ronds nga dhum, d’origine indienne, ont fusionné avec les petites trompes ou flûtes chinoises gua ling et autres hautbois et conques marines blanches dhung kar (symbole de l’absence du mal, son pur du Dharma). Les longues trompes dhung chen ont rivalisé en une bataille musicale rapide avec les grandes cymbales bhub chel qui ont claqué et craqué en se superposant avec résonance dans l’écho des montagnes himalayennes, délivrant une bien étrange fausse sonorité de cornemuse celtique.
Plage 7. Enregistrement le samedi 10 juillet 2010 dans la chapelle Nym Chu Lhakhang, à droite après l’entrée du monastère. Ganden est situé au Nord-Est de Lhassa en longeant la rivière Kyi Chu. À 36 km du Palais du Potala des Dalaï-lamas, un chemin grimpe vers la vallée de Ganden où le monastère se trouve près du sommet de la corniche sacrée de Wangku Ri, à 4700 mètres d’altitude. Chaque petit matin, des camions convoient des pèlerins à partir du monastère de Jokhang de Lhassa jusqu’à Ganden, qui est pour eux la résidence de divinités (devas), le Paradis Tushita, et aussi la terre de Jampa (nom tibétain de Maitreya, le futur bodhisattva qui sera le successeur de Bouddha). Ce monastère fut créé en 1409 par Tsong Khapa, fondateur de l’école religieuse dite secte Gelugpa. Le terme « gelug » signifie « vertueux », mais on peut y voir la contraction de « Geden lug », soit « la tradition de Geden ». Tsong Khapa, après avoir médité sur les lieux, décida que ce serait le premier monastère des Bonnets Jaunes (dénomination chinoise) et le principal. Contrairement à la coutume des autres monastères, le titre d’abbé de Ganden (Tri Rinpotché ou Tripa) n’est transmis ni par hérédité, ni par incarnation, mais parmi les lamas les plus érudits; cette fonction le destinait à devenir régent en cas d’absence du Dalaï-lama, ou pendant sa minorité.
Des six grands monastères de cette école religieuse (Ganden, Séra, Drepung, Tashilhunpo, Labrang et Kumbum), il fut le plus dévasté par l’action des jeunes Gardes rouges chinois pendant la Révolution culturelle de 1966 (tanks et avions bombardèrent les bâtiments et les moines qui s’en échappèrent furent fusillés). Depuis les années 1980, les villageois des alentours font des efforts exceptionnels pour aider les moines à reconstruire le monastère à l’identique, avec sa couleur rouge brique foncé si typique de Ganden. Des 3500 moines à son apogée en 1959, date de l’exil en Inde du Dalaï-lama, il n’en reste que 300 qui sont encore soumis à des séances de rééducation patriotique, depuis 1996, pour y avoir affiché des photos interdites du saint homme.
Cette cloche, faite de 7 métaux, est un symbole féminin qui représente la sagesse (par la connaissance) et la vacuité. La cloche et le vajra sont l’union de la sagesse et de la compassion. D’ailleurs, le manche de la drilbu est un demi vajra représentant les 5 émotions perturbatrices à transformer en 5 sagesses. Le son de la cloche est le son primordial, l’appel du divin. Les deux petites cymbales, utilisées dans les rituels du bouddhisme tibétain, sont également fabriquées avec le même alliage de 7 métaux que les bols chantant (aux propriétés thérapeutiques), correspondant aux 7 planètes : or (Soleil), argent (Lune), mercure (Mercure), cuivre (Vénus), fer (Mars), étain (Jupiter) et plomb (Saturne). Quant au petit tambour dhamaru, utilisé pour les rituels tantriques, il était jadis fabriqué à partir de deux demi-crânes humains. Le son proclame la félicité, et reproduit la circulation du sang lorsque le lama, sage ou yogi, est en silence complet.
Séra est un des grands monastères des Bonnets Jaunes gelugpa. Son nom signifie « L’enclos des roses » mais aussi « la grêle », car, d’après un dicton local, « la grêle peut détruire la réserve de riz », sous-entendu le monastère rival de Drépung, construit comme Séra en 1419. Ces deux monastères bénéficient, par ailleurs, d’une aire où l’on découpe les corps des morts et où l’on broie leurs os, interdite aux étrangers. Du temps où y vivaient 5000 moines et novices, Séra était renommé pour son enseignement tantrique en mysticisme ésotérique. Dans une des chapelles, l’effigie de la déesse Jetsun Dolma (Tara Verte la salvatrice) est apparue d’elle-même sur un rocher. Dans une autre chapelle, les pèlerins se prosternent jusqu’à en user le sol car celui qui « offre sa tête » au protecteur Tamdrin, divinité à tête de cheval, est garanti d’avoir une descendance en bonne santé.
Séra, qui se trouve au pied de la montagne Phurpa Chok Ri, à 5 km au nord du Jokhang à Lhassa, est l’un des monastères les mieux préservé du Tibet, miraculeusement épargné durant la Révolution culturelle maoïste, bien que les cent huit volumes du canon bouddhique furent perdus ou détruits à cette époque.
Durée totale du CD : 65’50
A. Monastère de Tashilhunpo à Shigatsé.
Plages 1, 2, 3, 4, 5 et 6. Enregistrements effectués, le samedi 26 juin 2010, lors du deuxième jour de la fête du déroulement de la Grande Thangka (le « Festival de l’Ensoleillement du Bouddha »), avec des dizaines de milliers de pèlerins.Shigatsé (à 3836 mètres d’altitude) est la deuxième ville du Tibet (après Lhassa, bien sûr), peuplée maintenant d’une majorité de Chinois Han, phénomène de colonisation accentuée par la construction de la ligne ferroviaire Beijing-Shigatsé et parce qu’elle abrite une imposante garnison militaire.
Principal monastère de la province du Tsang, Tashilhunpo est un des six centres importants de la secte (au sens « école religieuse ») Gelugpa, dite de la tradition des Bonnets Jaunes (appellation chinoise). Cette véritable cité monastique fut fondée en 1447 par Gendun Drub, le premier Dalaï-lama. En 1642, le cinquième Dalaï-lama décerna à son tuteur, Chökyi Gyaltsen, le titre de Panchen Rinpotché, soit « Grand maître précieux », créant la lignée des Panchen-lamas, chacun d’entre eux étant reconnu comme l’incarnation du Bouddha Amitabha ou Bouddha de « la lumière infinie ». Les Panchen-lamas sont des religieux très vénérés au Tibet, presqu’autant que les Dalaï-lamas, même plus selon certains. Ce grand monastère de Tashilhunpo, aux très nombreux bâtiments, palais, chapelles et chörten (tombeaux), se positionne à la base de la colline Drölma Ri et sa porte d’entrée principale est proche de la route Lhassa-Shigatsé-Népal. Un circuit déambulatoire pérégrinal de trois kilomètres entoure Tashilhunpo, gravissant la crête derrière le complexe et longeant les murs d’enceinte nord. Cet itinéraire est emprunté par les pèlerins pour accéder au plus près du grand mur blanchi par les moines. C’est ici, pendant trois jours des mois de juin ou juillet (en fait, les 14è, 15è et 16è jours du 5è mois du calendrier tibétain lunaire), qu’une gigantesque thangka de 40 mètres est déroulée. Trois jours, trois thangkas, trois Bouddhas (présent, passé et avenir).
1. Enfant, oiseaux et trompes. 1’26
Le Tashilhunpo, « l’endroit venté de bon augure », héberge un petit millier de moines (ils étaient environ 5000 en 1959 au moment de l’arrivée de l’armée chinoise, puis la Révolution culturelle des années 1960 a détruit les 2/3 du monastère).Ce matin, à l’aube de ce 26 juin 2010, des pèlerins, devant l’esplanade qui fait face à l’entrée du monastère, s’agglutinant sur les stands des « marchands du temple » (rosaires mala, drapeaux à prières lungta, boîtes ghau, perles dzi en agate, bols à offrandes, bols chantant, lampes à beurre, etc.) et campant autour de statues chinoises réalistes, attendent avec ferveur que la gigantesque thangka soit déroulée du haut de la colline. Ceux-ci, des milliers, sont debout, depuis des heures, après avoir marché des jours, sinon des semaines, en se prosternant à plat-ventre, front sur la route, à chaque pas. D’autres, des dizaines de milliers, contournent le monastère par la gauche, circumambulation traditionnellement dans le sens des aiguilles d’une montre, comme le mouvement des moulins à prières qu’ils brandissent presque tous, pour se trouver, une ou deux heures plus tard, juste sous la grande thangka. Les trompes géantes tibétaines, au lointain, commencent à se faire entendre. Des petits enfants jouent au milieu de leurs parents qui prient. Les plus grands, scolarisés, indiquent aux parents moins éduqués où ils peuvent s’installer sur le sol. Des oiseaux gazouillent. Selon une légende, ils disent le futur, bénissent et conseillent pour l’avenir. Le premier Dalaï-lama était natif de Shigatsé. Après sa mort, il avait été réincarné dans une famille de paysans qui avait dû s’enfuir en laissant le bébé sous une pierre. Devenu Dalaï-lama, un oiseau noir lui raconta dans un rêve, qu’il avait protégé l’enfant. Depuis, même si ce n’est pas de l’ordre du religieux, c’est bien une croyance populaire.
2. Moulins à prières des pèlerins. 7’59
Plusieurs groupes de pèlerins, tout en faisant tourner leurs gros moulins à prières mani korlo qui renferment des mantras écrits, et dont on entend les grincements, sont assis en cercles. Certains réunissent des billets de banque pour construire un stupa (chörten) dans leur village. Offrandes et chants pour le Dharma, reflètent les sens, la forme, la vue, l’odorat, le goût, le toucher. Ils répètent trois fois les quatre phrases suivantes :Sang gyè tcheu tang tsok kyi tchok nam la
Jusqu’à l’éveil, je prends refuge en le Bouddha
Tchang tchoup par tou dak ni kyap sou tchi
Le Dharma est la communauté suprême, la Sangha
Dak ki tcheu nyèn gyi pè tsok nam kyi
Grâce aux deux accumulations [mérites et sagesse] recueillies par l’écoute de l’enseignement
Dro la pèn tchir sang gyé droup par chok.
Puissé-je devenir un Bouddha pour le bien des êtres.
3. Trompes et prières. 1’13
L’appel des trompes, du haut de la colline, vers les 8 heures du matin, se fait de plus en plus présent.« Devant vous, Maître fondateur, Bhagavan, Ainsi-allé, Destructeur de l’ennemi, Bouddha parfaitement accompli, Glorieux Conquérant Bouddha Shakyamouni, je me prosterne. En vous je prends refuge et vous présente des offrandes. Accordez-moi vos bénédictions ».
4. Bonzes en prières sous la thangka. 1’37
Plusieurs centaines de moines sont en activité, au sommet et au pied de la colline. En haut, silencieux, on les voit dérouler respectueusement la grande thangka, dévoilant une immense image peinte des trois Bouddhas. En bas, assis en tailleur, face au mur de la colline, d’autres moines chantent leurs prières sous la représentation religieuse. Les pèlerins, en un flot ininterrompu, défilent dans le dos des moines, en jetant leurs écharpes khata de soie par-dessus les têtes des religieux, et les étoffes blanches de félicité s’accumulent en vrac sous la thangka. Canalisés par des jeunes femmes militaires chinoises, immobiles et impassibles, ils n’ont pas le droit de s’arrêter. Leurs pas, lents, sont accompagnés par des tambours qui se tiennent à gauche de la thangka. Le texte de la prière, comment pratiquer le Dharma (enseignements spirituels, particulièrement ceux du Bouddha), est autant répétitif que méditatif. « Quelle est la cause du problème qui empêche d’atteindre le bonheur ? Comment arrêter la souffrance et s’en libérer totalement ? »5. Bonzes en prières devant les pèlerins. 2’05
Il est maintenant 9 heures du matin. La prière-récitation continue, trois fois, sept fois ou d’avantage. Un bouddhiste prend refuge dans les Trois Joyaux, le Bouddha, le Dharma et la Sangha (« Namo Bouddhaya, Namo Dharmaya, Namo Sanghaya »), pour tenter d’éviter la souffrance du Samsara (Khorwa en tibétain) et avec la foi que les Trois Joyaux ont le pouvoir de le mener vers le bonheur, la libération ou l’éveil.6. Trompes, trompettes, flûtes et hautbois, conques, tambours et cymbales. 8’45
Vers les 12 heures, la thangka du Bouddha Shakyamouni (563-483 avant J.-C., le quatrième des mille Bouddhas, fondateur de ce qui est appelé aujourd’hui le bouddhisme) est de nouveau enroulée par les moines qui, par dizaines, portent ensuite sur leurs épaules, en file indienne, le long et lourd boudin sacré du tissu peint. À mi-parcours de la descente de la colline, les porteurs religieux sont encadrés par d’autres moines, des musiciens. Certains sont harnachés aux flancs comme des mulets de deux tambours qu’un autre moine, derrière, frappe en donnant le rythme de la marche. À la porte d’un des bâtiments de la cité-monastère, tous, ils s’arrêtent pour jouer une dizaine de minutes, brièvement mais fortement. Puis, ils cessent brutalement, tournant les talons et rentrent, emportant la grande thangka du jour et les instruments de musique.
Les tambours ronds nga dhum, d’origine indienne, ont fusionné avec les petites trompes ou flûtes chinoises gua ling et autres hautbois et conques marines blanches dhung kar (symbole de l’absence du mal, son pur du Dharma). Les longues trompes dhung chen ont rivalisé en une bataille musicale rapide avec les grandes cymbales bhub chel qui ont claqué et craqué en se superposant avec résonance dans l’écho des montagnes himalayennes, délivrant une bien étrange fausse sonorité de cornemuse celtique.
B. Monastère de Ganden
Plage 7. Enregistrement le samedi 10 juillet 2010 dans la chapelle Nym Chu Lhakhang, à droite après l’entrée du monastère. Ganden est situé au Nord-Est de Lhassa en longeant la rivière Kyi Chu. À 36 km du Palais du Potala des Dalaï-lamas, un chemin grimpe vers la vallée de Ganden où le monastère se trouve près du sommet de la corniche sacrée de Wangku Ri, à 4700 mètres d’altitude. Chaque petit matin, des camions convoient des pèlerins à partir du monastère de Jokhang de Lhassa jusqu’à Ganden, qui est pour eux la résidence de divinités (devas), le Paradis Tushita, et aussi la terre de Jampa (nom tibétain de Maitreya, le futur bodhisattva qui sera le successeur de Bouddha). Ce monastère fut créé en 1409 par Tsong Khapa, fondateur de l’école religieuse dite secte Gelugpa. Le terme « gelug » signifie « vertueux », mais on peut y voir la contraction de « Geden lug », soit « la tradition de Geden ». Tsong Khapa, après avoir médité sur les lieux, décida que ce serait le premier monastère des Bonnets Jaunes (dénomination chinoise) et le principal. Contrairement à la coutume des autres monastères, le titre d’abbé de Ganden (Tri Rinpotché ou Tripa) n’est transmis ni par hérédité, ni par incarnation, mais parmi les lamas les plus érudits; cette fonction le destinait à devenir régent en cas d’absence du Dalaï-lama, ou pendant sa minorité.
Des six grands monastères de cette école religieuse (Ganden, Séra, Drepung, Tashilhunpo, Labrang et Kumbum), il fut le plus dévasté par l’action des jeunes Gardes rouges chinois pendant la Révolution culturelle de 1966 (tanks et avions bombardèrent les bâtiments et les moines qui s’en échappèrent furent fusillés). Depuis les années 1980, les villageois des alentours font des efforts exceptionnels pour aider les moines à reconstruire le monastère à l’identique, avec sa couleur rouge brique foncé si typique de Ganden. Des 3500 moines à son apogée en 1959, date de l’exil en Inde du Dalaï-lama, il n’en reste que 300 qui sont encore soumis à des séances de rééducation patriotique, depuis 1996, pour y avoir affiché des photos interdites du saint homme.
7. Sheri Devi. 32’
La chapelle Nym Chu Lhakhang, interdite aux femmes (c’est indiqué en tibétain et en anglais sur une pancarte) est consacrée aux quatre divinités protectrices : Gon-po ou Kala Rupa, Choegyal, Nam Sé et Lhamo Devi. Deux religieux, le bonze Lobsang Dawa et le guéshé Kirchen récitent donc, en diphonie, une prière de protection, importante dans la tradition gelugpa. L’accompagnement rythmé se fait avec un tambour nga, des cymbales moyennes bhub chel, un petit tambour dhamaru, des petites cymbales entre le pouce et l’index de la main droite qui renferme le sceptre vajra à l’intérieur de la paume, pendant que la main gauche agite une petite cloche drilbu.Cette cloche, faite de 7 métaux, est un symbole féminin qui représente la sagesse (par la connaissance) et la vacuité. La cloche et le vajra sont l’union de la sagesse et de la compassion. D’ailleurs, le manche de la drilbu est un demi vajra représentant les 5 émotions perturbatrices à transformer en 5 sagesses. Le son de la cloche est le son primordial, l’appel du divin. Les deux petites cymbales, utilisées dans les rituels du bouddhisme tibétain, sont également fabriquées avec le même alliage de 7 métaux que les bols chantant (aux propriétés thérapeutiques), correspondant aux 7 planètes : or (Soleil), argent (Lune), mercure (Mercure), cuivre (Vénus), fer (Mars), étain (Jupiter) et plomb (Saturne). Quant au petit tambour dhamaru, utilisé pour les rituels tantriques, il était jadis fabriqué à partir de deux demi-crânes humains. Le son proclame la félicité, et reproduit la circulation du sang lorsque le lama, sage ou yogi, est en silence complet.
C. Monastère de Séra.
Plage 8. Enregistrement le lundi 5 juillet 2010 à 15 heures, avec la présence de quelques 200 moines du monastère de Séra qui en compte 1200 au sein de trois collèges d’études.Séra est un des grands monastères des Bonnets Jaunes gelugpa. Son nom signifie « L’enclos des roses » mais aussi « la grêle », car, d’après un dicton local, « la grêle peut détruire la réserve de riz », sous-entendu le monastère rival de Drépung, construit comme Séra en 1419. Ces deux monastères bénéficient, par ailleurs, d’une aire où l’on découpe les corps des morts et où l’on broie leurs os, interdite aux étrangers. Du temps où y vivaient 5000 moines et novices, Séra était renommé pour son enseignement tantrique en mysticisme ésotérique. Dans une des chapelles, l’effigie de la déesse Jetsun Dolma (Tara Verte la salvatrice) est apparue d’elle-même sur un rocher. Dans une autre chapelle, les pèlerins se prosternent jusqu’à en user le sol car celui qui « offre sa tête » au protecteur Tamdrin, divinité à tête de cheval, est garanti d’avoir une descendance en bonne santé.
Séra, qui se trouve au pied de la montagne Phurpa Chok Ri, à 5 km au nord du Jokhang à Lhassa, est l’un des monastères les mieux préservé du Tibet, miraculeusement épargné durant la Révolution culturelle maoïste, bien que les cent huit volumes du canon bouddhique furent perdus ou détruits à cette époque.
8. Joutes oratoires philosophiques. 10’35
La cour des débats philosophiques, sous forme de joutes oratoires, tradition séculaire, est ombragée par des arbres anciens. Les pèlerins déposent des offrandes, écharpes, talismans et beurre de yak sur une grande pierre vénérée pour y avoir reçu des cieux la forme treize fois écrites de la voyelle « A », alors que le maître Tsong Khapa rédigeait son commentaire sur le classique de Nagarjuna, « la Voie du Milieu ». C’est dans ce cadre que les moines sont interrogés et répondent philosophiquement à toutes sortes de questions. Les études durent vingt ans minimum, et commencent vers les sept ans avec la lecture, l’écriture et la mémorisation de textes. L’examen final a lieu en public, et c’est la foule des moines (3000 en 1959) qui posent les questions mais ce sont deux professeurs qui jugent les candidats, deux par deux étudiants. À chaque question qu’il pose, le lettré se frappe lui-même dans la paume. Les interrogations de cet enregistrement sont, en vrac, « Comment arriverons-nous à méditer tout en gardant l’énergie pour obtenir l’expérience de l’esprit ? », « Comment et pourquoi peut-on voir, sentir, percevoir ? », « Comment se connecter l’esprit, dans le cœur et non dans le cerveau pour obtenir la vision ou l’odorat ? », « Où suis-je, dans l’esprit ou dans le corps ? », « Où est l’esprit ? Où est moi ? », « Comment se détacher de son égo ? ». Des explications diverses sont données comme réponses : « Le fœtus, dans le ventre de sa mère, est d’abord un cœur qui devient l’esprit.Le corps est un récipient de l’esprit ». « Si l’on est en colère, il faut se détacher, s’éloigner d’un sentiment qui n’est pas soi tout en acceptant ces sentiments qui ne font pas partie de notre personnalité » est une réponse à la question : « Il y a du lait dans le café, ensemble ils se mélangent, comment les séparer ? »
Production-réalisation : François Jouffa.
Enregistrements in situ au Tibet, en juin et juillet 2010, au Nagra IV-S, avec bandes magnétiques RMG International, et deux micros Sennheiser MKH 416T.
Photos : Sylvie Jouffa au Nikon D90 (sauf pour la chapelle du monastère de Ganden interdite aux femmes où François Jouffa a utilisé un Lumix Panasonic DMC-LXI plus discret).
Textes en français et en anglais : Susie Jouffa.
Montage et prémastering : Alexis Frenkel, Sudio Art & Son, Paris, 2011.
Editorialisation : Augustin Bondoux pour Groupe Frémeaux Colombini.
Droits : Frémeaux & Associés.
Remerciements :
Merci à Annie Vorac (la Maison de la Chine, Paris), Lopsang Tenzyn (guide-interprète anglo-tibétain de Lhassa) et Ky Sang (chauffeur-porteur). Merci à Katia Buffetrille (tibétologue à l’École pratique des hautes études, Paris) pour ses conseils. Merci pour sa disponibilité, quand il est à Paris, au guéshé Dakpa (qui étudia au monastère de Ganden de 1982 à 1989) et merci aussi au Centre Kalachakra parisien pour son accueil.
Merci, et surtout reconnaissance infinie, au cardiologue chinois du service des urgences de l’hôpital de Shigatsé...
*** Du même auteur : Tibet - Le Jokhang de Lhassa, prières et chants de travail. CD Frémeaux & Associés, 2011. FA5 312.