Ramayana in Bali - Devis and Wonders 1974


Le RAMAYANA A BALI  
1974 - Les grands Gamelans disparus 
Legong, joged
Devils and Wonders in Bali - 1974 

“Les soupirs d’un instrument à vent prolongent des vibrations de cordes vocales avec un sens de l’identité tel qu’on ne sait si c’est la voix elle-même qui se prolonge ou le sens qui depuis les origines a absorbé la voix.” 
Antonin Artaud, Le Théâtre balinais, 1931 

“Le gamelan jouait ; un air doux et incertain alternait avec des notes vives, fortes et guerrières, que précipitaient les battements du tambour. Il aimait cette attente de la danse qui faisait courir de petits frissons sur sa peau.” 
Vicki Baum, Sang et volupté à Bali, 1937 

“L’orchestre qu’on appelle “gamelang”, comportait une quarantaine d’exécutants, accroupis devant les instruments (…), des lames d’acier vibrantes, des gongs de toutes sortes de tailles, alignés côte à côte et qui résonnent chacun selon une note unique, tout un ensemble très complexe et très riche qui suppose, au dire des musicologues, la connaissance avant la lettre des découvertes les plus hardies de la musique contemporaine en Europe.” 
Roger Vailland, Boroboudour, voyage à Bali, Java et autres îles, 1951 

“La gamelan balinais frappe de tous ses xylophones sur chaque fibre de notre sensibilité. C’est une “musique-expérience” qui fait appel à tout le corps : pas de sentiment, mais plutôt un contact, une symphonie sensuelle qui fait converger plusieurs cascades vers le même point.” 
Merry Ottin et Alban Bensa, Le sacré à Java et à Bali, 1969. 

“Sous le ciel devenu couleur d’encre claire, on ne distingue plus les visages des Balinais, émaciés, fondus dans la nuit. N’en reste plus que le blanc des yeux. Attente. Assis en rond. Petite musique stylisée du gamelan, discrets frétillements cuivrés à peine plus sonores que le vent dans les palmiers.”
Muriel Cerf, Le diable vert, 1975 

Démons et merveilles à Bali

Bali fait partie des Petites îles de la Sonde. Sa superficie de 5 635 km2 (soit les 2/3 de la Corse). Sa population est passée de 2 à 3 millions d’habitants en 40 ans. Bali, dont la capitale est Denpassar, est l’une des provinces de la République d’Indonésie. Le nom Indonésie vient du latin Indus, Inde, et du grec nesos, île : 17 500 îles dont 3000 habitées (le plus grand archipel du monde) avec 240 millions d’habitants (le 4e pays le plus peuplé du monde). L’Indonésie est le plus important pays à majorité musulmane. Bali présente l’originalité d’être la seule île indonésienne à être essentiellement hindouiste, avec plus de 20 000 temples. Si le tourisme, culturel ou sportif (le surf), est l’une des activités économiques les plus importantes pour l’Indonésie, elle le doit principalement à Bali pour qui c’est la principale ressource. Le tourisme international, qui a débuté à Bali dès les années 1920, s’est intensifié à la suite de l’Exposition coloniale de Paris en 1931. L’artisanat, influencé par l’Islam en Indonésie, est restreint du fait que les représentations humaines et animales y sont interdites par la religion. Sauf à Bali, où les arts se sont développés grâce à un héritage d’art bouddhique et d’art hindouiste mélangés, sans compter les influences animistes. Les dépliants touristiques vendent/vantent Bali, comme étant le dernier paradis terrestre. On peut le croire aisément quand on assiste aux couchers de soleil sur les plages ou quand on se promène sur les flancs des collines vertes étagées en rizières, entrelacées de palmeraies et de cours d’eau dans lesquels se baignent, encore parfois, des hommes et des femmes nus. Les merveilles de la nature sont en harmonie avec les divinités et les démons de l’île. Car Bali est à la fois Paradis et Enfer. La lutte est constante entre le Bien et le Mal. Les forces bénéfiques, les dieux protecteurs du panthéon hindouiste et des traditions animistes, siègent au sommet des volcans sacrés. Les forces maléfiques, les vampires, ses sorcières, sont réfugiés  au fond des mers. Pour réconcilier les deux extrêmes, les Balinais ont un calendrier des fêtes magiques et religieuses très chargé, et leurs offrandes sont destinées aux divinités bienfaisantes comme aux mauvais esprits ; l’équilibre cosmique est ainsi respecté, pour le respect de la nature comme pour le mental des humains. À Bali, les processions, les prières, les danses folkloriques ou classiques, toujours mythiques, les crémations comme les exorcismes sont soutenues par les vibrations sonores des gamelans. Ce sont des orchestres de xylophones en bambou, de métallophones, de gongs et autres tambours et percussions, agrémentés souvent d’une flûte et parfois de sortes de vièle (rebab) ou de cithare (kacapi). Sans oublier les voix au féminin et au masculin. Il y a trois grandes écoles de gamelans, ceux du pays Sunda (la partie occidentale de l’île de Java), le pays javanais lui-même (le centre et l’est) et, bien entendu, l’île de Bali. Claude Debussy avait écrit s’en être inspiré pour ses propres compositions. Francis Poulenc (Concerto pour deux pianos) a utilisé le gamelan. Steve Reich et Philip Glass ont été influencés par cette musique hypnotique, proche de la transe.
 
Pour découvrir le cœur de Bali, et comprendre l’âme de ses habitants, il suffit de suivre l’itinéraire musical qui mène d’un ensemble de gamelan à un autre, et d’avoir l’oreille disponible à être charmé sinon ensorcelé. La musique est à Bali ce que la méditation est à la religion. Elle participe à chaque événement social (naissance, limage des dents des jeunes gens, mariage, crémation-enterrement, etc.) ou religieux ou théâtral. Le tout se fondant en une même magie quotidienne. Chacune des communautés d’un village (les bandjars) possède son ensemble orchestral. L’aura des vibrations et les énergies se dégagent en musique de toutes les occasions rituelles pour fêter l’irrationnel. Les meilleurs musiciens et danseurs du village sont cooptés par leurs pairs et en faire partie est un honneur qui comporte beaucoup de devoirs. Le chef artistique (il y a aussi un chef administratif élu) est à la fois le compositeur des musiques et le professeur de musique et de danse pour l’ensemble des membres du «gong». En compensation du temps passé en répétitions, réunions officielles, déplacements et leçons particulières aux artistes les plus jeunes, le village lui prête gratuitement des rizières. Tous les membres de l’orchestre sont des amateurs, pour la plupart cultivateurs. Ils forment, eux-mêmes, leurs enfants à divers arts, en dehors de la musique, comme la peinture, la sculpture sur bois (à Mas) et sur pierre, l’argenterie (à Celuk) ou les arts textiles (à Ubud, technique javanaise). L’ensemble instrumental traditionnel, le fameux gamelan - qu’on appelle en fait gong besar, c’est-à-dire le grand orchestre - comprend  29 instruments, chacun utilisé par un musicien, à l’exception du barangan qui est joué par quatre musiciens. Il se compose ainsi : 
- 1 ensemble de 4 gongs (considéré comme un seul instrument) : de tailles et de sonorités différentes, frappés selon un rythme lent par un seul musicien entouré de ses percussions.
- 18 gangce : métallophones dont les lames de bronze sont suspendues au-dessus de tubes en bambou servant de résonateurs. Il y a sept types de gangce ayant six, sept ou dix lames accordées selon la gamme pentatonique balinaise. Les cinq notes, ding, dong, deng, dung, dang, correspondent à nos mi, fa dièse, sol dièse, si et do dièse. Le musicien frappe avec rapidité les lames au moyen d’un marteau en bois tenu de la main droite, tandis qu’il amortit les lames de la main gauche.
- 1 gecek : instrument à percussion constitué de quatre petites cymbales fixées sur un petit banc et frappées par deux autres cymbales identiques dans les mains du musicien.
- 2 kendang : tambours tenus horizontalement et frappés, sur les deux faces, avec la main ou un petit maillet. Le plus gros des tambours, qui est considéré comme le mâle, est aux mains du chef d’orchestre. Lorsqu’un gamelan accompagne une danse, un dialogue s’installe entre le joueur de tambour et les danseurs qui mènent le rythme de leur chorégraphie.
- 4 suling : flûtes en bambou, deux sopranes et deux ténors apportant six notes chacune.
- 2 bancs à cloches : le barangan (4 musiciens) et le trompong qui est joué en solo dans certains morceaux. Chacun de ces bancs portent 12 cloches (le trompong peut en avoir 13) dites reon.
- 1 petuk : cloche de bronze semblable au reon, mais fixée seule sur un petit banc et frappée de façon régulière pour  donner le tempo.
Autre formation possible, l’angklung bambu : formé d’un cadre de bambou dans lequel deux tubes de bambous encochés peuvent se balancer et heurter la base du cadre pour produire leurs notes. On peut rencontrer des ensembles de 12 instruments angklung bambu jouant chacun simultanément deux notes à l’octave.  

Durée du CD : 65’12

A. Le Ramayana

Le Ramayana qui conte les aventures d’un prince exilé, errant, a souvent été comparé à l’Odyssée d’Homère qui s’en est forcément inspiré. La plus vieille version connue du Ramayana est attribuée au sage Valmiki qui l’aurait écrite au Xe siècle avant notre ère. La version actuelle se compose de 2 400 vers répartis en 500 chants. Bible des Hindous, cette épopée mystique et morale est plus qu’une légende. Rama symbolise l’idéal des vertus masculines : force, endurance et honneur. Sita, son épouse, est l’idéal de la beauté, de la fidélité et de l’amour marital. Lakshmana, le frère de Rama, personnifie le courage et la loyauté. Quant à Ravana, le roi-démon et son armée de géants, ils représentent la cruauté, la luxure, la haine et la trahison. L’opposition entre les héros et leurs ennemis ne saurait être plus évidente.  Bali, l’île où chaque rite a pour sujet la lutte immortelle entre les forces du bien et les forces du mal, est la terre promise d’un Ramayana quotidien. Rama, Sita et les autres, sans oublier Hanuman, le fidèle et malin général de l’armée des singes, sont présents à chaque détour de rizières et de temples : sculptures, peintures, danses, tragi-comédies, marionnettes du théâtre d’ombres Wayang Kulit, etc. Cet enregistrement de l’ensemble orchestral Semara Budava a eu lieu, en octobre 1974,  à Kuta, au bord de la mer, devant un petit temple éclairé par un faible spot. Les visages mobiles des comédiens expriment, tour à tour, le dédain, l’orgueil ou la pitié. Les coups d’œil sont magnétiques. L’improvisation est totale dans la troupe des animaux : ainsi le brave oiseau Jatayu bat des ailes selon ses désirs, et l’armée des singes offre une touche de comique avec leurs galipettes désor­données. La chorégraphie est à la mesure des sentiments des personnages. Le monstre Ravana et ses aides avancent à grandes enjambées arrogantes et prétentieuses, alors que les danseuses qui tiennent les nobles rôles masculins de Rama et Lakshmana et féminin de Sita, évoluent à petits pas distingués, en dodelinant de la coiffe. Les coudes, les poignets et les doigts des danseuses se plient avec une beauté fascinante. Comme pour retenir, dans l’humidité de l’air chaud, les notes obsédantes des métallophones.

1 – Enlèvement de Sita. 5’18
La princesse Sita, seule dans la forêt de l’exil, est enlevée par Ravana, roi des monstres à plusieurs têtes, qui s’était camouflé en ermite pour lui mendier un bol d’eau.

2 – Duel entre Ravana et Jatayu. 9’56
Kidnappée, emmenée de force dans les airs vers Lanka, la princesse Sita hurle et pleure. Le grand oiseau Jatayu tente d’attaquer Ravana mais, battu et grièvement blessé, il vient s’écraser par terre.

3 – Préparation aux batailles. 16’38
Rama était parti naïvement, à la demande de Sita, à la poursuite d’un daim en or. En fait, c’était la sorcière Maricha, sœur de Ravana, qui s’était transformée ainsi pour l’éloigner et tenter de le séduire. Il fut rejoint par Lakshmana accouru à son secours, et qui avait laissé Sita seule, croyant que Rama était en danger. Les deux frères reviennent à temps pour recueillir les dernières paroles de Jatayu qui leur raconte la mauvaise fortune de Sita. Rama demande alors à Hanuman, le général des singes, de partir à la recherche de Sita et de la retrouver. Il lui confie sa bague pour qu’il la montre et la laisse à sa bien-aimée. Ainsi, elle sera prévenue qu’ils sont tous sur le pied de guerre pour aller la reconquérir.  

B. Le spectacle du Legong 

Ce spectacle de la danse du Legong, ici enregistré le 21 octobre 1974 après 20 heures, sur la scène de l’Indraprastra Satge à Kuta, était destiné à renflouer la caisse de l’école primaire. L’entrée coûtait alors 600 roupies. A l’origine, le Legong était la danse mythique des nymphes divines, aux mouvements gracieux d’une quintessence de féminité. Cette chorégraphie, toute en symboles, pure de tout sujet depuis le XIIIe siècle, suit les rebondissements nombreux d’une histoire d’amour indonésienne très romanesque. Elle s’en échappe, parfois, pour devenir une danse abstraite, bien que toujours empreinte de séduction.

4 – Tabuh. 6’15 
Instrumental d’ouverture. 

5 – Baris. 3’42
Baris signifie “rangée”. Car, à l’origine, c’était une danse de guerriers, en ligne, se préparant moralement et physiquement au combat. Le Baris glorifie le courage et le triomphe. La relation intime qui existe entre le danseur et l’orchestre des gongs du gamelan, est si puissante qu’on ne distingue plus lequel accompagne ou dirige l’autre. Les gestes, tout d’abord lents et étudiés du danseur, muent en un tourbillon de mouvements saccadés, d’une précision parfaite, dans un déchaînement de fortes passions. Cette émotion spectaculaire est apte à faire fuir l’ennemi.

6 – Oleg Tambulilingan. 4’06
Cette chorégraphie est incluse dans le spectacle du Legong depuis le début des années 1950. “Tambulilingan” signifie “abeille”. La jeune fille entre sur scène la première, les doigts frémissants à l’image des ailes d’une abeille virevoltant d’un côté de la scène à l’autre, d’une fleur à l’autre, au rythme du gamelan. Arrive le bourdon dont les mouvements avivent les sentiments contradictoires de la femme. S’enchaînent sur son visage, à la  cadence de ses petits pas, la séduction coquine comme la retenue de la pure innocence. Le couple se cherche, s’unit, se sépare et se retrouve, dans un assaut d’œillades et de coquetteries, de frôlements érotiques.

7 – Raja Pala. 2’05
Cette danse raconte l’histoire du chasseur Raja Pala qui découvrit le lieu secret Dedari où se baignaient nues les 7 vierges célestes ailées. Il subtilisa la blouse magique (une de ses ailes) de l’une d’elle, Sulasih, qui ne put retourner au ciel. Il l’a supplia de lui faire un enfant. Ce sera Durma, un fils, qu’ils élèveront durant 7 années. Puis, elle récupéra son aile manquante et retourna au ciel, alors que Raja Pala devint un saint homme.

8 – Tari Tenun. 1’53
On perçoit distinctement, en arrière plan, la son aigu des chauves-souris qui se regroupent par milliers dans les arbres, au-dessus des artistes et des spectateurs.

9 – Panji Semirang. 4’58
C’est la danse du grand conquérant, du super héros, toute en force et en grâce. La relation entre le danseur et le gamelan est intense. Celle aussi entre les mouvements agiles ondulés des bras d’une part, et l’irréalité du roulement des yeux dans leurs orbites d’autre part, le tout donnant un pouvoir magnétique aux expressions du visage du guerrier se préparant à la bataille.

10 – Tabuh – Tari Nelayan –  Mergapati – Joged. 9’45
Ces titres s’enchaînent : l’ouverture (Tabuh), la danse du pêcheur (Tari Nelayan), la danse du lion (Mergapati) et la danse folklorique (Joged). Pour ce dernier morceau, on entend le grantang bumbung, un ensemble de quatre xylophones à lames de bambou utilisé surtout lors du Joged, danse au cours de laquelle une danseuse, après une introduction en soliste, pleine de séduction, vient chercher un homme dans le public pour l’inviter à se joindre à elle sur scène. Cette distraction est très populaire dans les fêtes balinaises du nord de l’île. Parfois, l’invité met l’assistance en joie par son inexpérience alors que sa partenaire est la meilleure danseuse du village. Lorsqu’elle juge que la mascarade a assez duré, elle le renvoie à sa place et en choisit un autre d’un coup d’éventail, volontaire, directif mais charmeur.

Production-réalisation : François JOUFFA (1974 et 2010).
Enregistrements à Bali en octobre 1974, au Nagra III mono sur bandes magnétiques Agfa-Gevaert offertes par la radio Europe n°1.
Textes : François JOUFFA (1975 et 2010) d’après des notes sur le terrain de Sylvie MEYER (1974).
Photos : François JOUFFA (1974), Sylvie JOUFFA (1977), Susie JOUFFA (2005). Photo de couverture : Didier Duval (1975).
Montage et premastering : Alexis FRENKEL, Studio Art & Son, Paris (2010).
Directeurs artistiques : Benjamin GOLDENSTEIN et Alexis JOUFFA (2010).