Album – Souffles des steppes (Henri Tournier)




En Mongolie, la place de la nature est prépondérante dans la vie quotidienne des nomades. Ils entretiennent une relation avec cette entité habitée d’esprits, exprimée notamment à travers la musique. Les pratiques vocales et instrumentales incarnent toutes à leur façon cet entourage fait de steppes, de montagnes, de déserts, de toundras, de forêts, de grands lacs dans lesquels se déploie une faune riche et variée, au sol comme dans les airs. Les paysages mongols, grandioses, ne sont pas silencieux. Au contraire : c’est la démarche d’un cheval, d’un chameau, l’écoulement d’une rivière, le souffle du vent, le grondement de la montagne, le cris d’un loup, un chant d’oiseau, ou encore le contours mélodique des tableaux naturels que les musiciens traditionnels aiment jouer. Le contexte du nomadisme a permis de développer l’art de la voix, décliné à travers diverses techniques vocales. La plus singulière est le khöömii, ou chant diphonique mongol. Celui ou celle qui diphone, le khöömiich, réalise simultanément un bourdon vocal par dessus lequel une mélodie d’harmoniques se déploie par la modulation de la cavité buccale avec les lèvres ou la langue, laissant s’échapper de nombreuses autres résonances. Il existe deux styles fondamentalement différents, le style aigu, appelé souvent khöömii sifflé (isgeree khöömii) et le style grave appelé khöömii profond (kharkhiraa). Entre eux découle une multitude de techniques à vocation ornementale, rythmique ou variant la couleur de la voix. Dans le khöömii, cet art du timbre vocal, les diphoneurs se plaisent à sculpter le son de leur voix en laissant entendre des superpositions de fréquences variables selon le degré de pression exercé sur la gorge, le mode de modulation choisi et la place laissée aux différents résonateurs. Ainsi ce ne sont pas seulement deux sons superposés que l’on perçoit, mais bien d’autres. Par analogie, le khöömii incarne une conception verticale du monde des Mongols circulant entre le souterrain, le terrestre et le céleste. Pour chanter du texte, les diphoneurs ont recourt au style profond kharkhiraa ou au shakhmal khooloi, une voix pressée proche du timbre du bourdon vocal recherché dans le style aigu du khöömii. Parmi les répertoires chantés se trouvent le chant long (urtyn duu) et le chant court (bogino duu). Le premier est non mesuré, mélismatique et la poésie des chants est ornementée subtilement avec glissandi, trémulation laryngée, ou encore le passage rapide d’une voix de poitrine à une voix de fausset ; les textes ont une dimension didactique importante et peuvent évoquer des questions existentielles de la vie, l’univers. Le second est mesuré, rythmique, et comporte peu d’ornements ; les textes sont des sujets liés à l’amour, la vie nomade et parfois des satires. Si l’art vocal mongol est surtout exécuté a cappella, il s’accompagne aussi d’instruments légers, d’une lutherie développée selon les besoins du nomadisme. La vièle cheval morin khuur est le plus emblématique et son jeu virtuose laisse la place à des pièces solistes souvent liées aux démarches des animaux. Le luth tovshuur quant à lui reste plus modeste, et vient en soutien au chant.

Johanni Curtet



Cet enregistrement découle de la rencontre amorcée pour mon CD « Souffles du monde » : les deux pièces créées avec Enkhjargal dit « Epi » ont suscité des échanges passionnants, prolonger ces échanges est apparu comme une nécessité. L’enjeu était de se faire rencontrer nos deux univers musicaux et culturels, de mettre en miroir des compositions originales avec des pièces du répertoire traditionnel de Mongolie revisitées, une large palette des techniques de chant traditionnel - dont le chant diphonique - avec les sonorités des différentes flûtes. Les musiciens réunis au sein du Souffles quartet ont une passion commune pour l’improvisation, qu’ils pratiquent avec un esprit d’ouverture sur les Musiques du Monde, allié à un ancrage fort dans leur culture d’origine. Johan Renard, violoniste, et Thierry Gomar, percussionniste, du fait de leurs formations multiples, ont été les partenaires idéaux pour partager cette odyssée. L’humour décalé est une des clefs de l’échange, chacune des rencontres à l’occasion des concerts se passe sous le signe des joutes verbales et d’une grande complicité. Je considère et vis la musique comme un art abstrait par essence. La musique n’exprime qu’elle-même, mais paradoxalement, c’est en nourrissant son imaginaire de contes, de légendes, d’histoires, de mythes, d’émotions, de sentiments, de saveurs, de couleurs, de parfums, que le musicien provoque l’imaginaire de son auditeur. Les pièces du répertoire de Souffles Quartet et leurs descriptions sont le reflet de cette vision paradoxale de la musique.

Henri Tournier