Les musiques traditionnelles d'Afrique et leurs instruments (Pierre Sallée)


Peuples de la forêt, des savanes, du Sahel, des montagnes, peuples animistes ou islamisés, ayant parfois adopté le christianisme, organisations sociales diversifiées à l'extrême, barrières linguistiques et dialectes innombrables, l'Afrique noire demeure un terrain privilégié pour l'anthropologie. L'émiettement ethnique qui caractérise la plupart de ses Etats contemporains, loin d'être un signe d'immaturité politique, doit être reconnu comme la marque d'une richesse culturelle encore vivace. De cette richesse, la musique reste peut-être le reflet le mieux conservé, tant il est vrai que le langage musical s'enracine au plus profond des sensibilités traditionnelles.

Pourtant, la sensibilité musicale occidentale s'attarde encore parfois à confondre les innombrables variétés dont est faite cette musique dans l'image exotique d'un continent résonnant de percussions déchaînées et reste sourde aux subtilités acoustiques tant recherchées par nombre d'oreilles africaines.

L'Occident s'était pourtant ouvert dès le début du siècle à la connaissance des arts plastiques du continent noir et en avait rapidement classé les styles. Ce retard dans la connaissance des « arts nègres » aura eu — du moins jusqu'à présent — l'avantage d'éviter pour la musique le malentendu qui consiste parfois à abstraire l'objet d'art africain des impératifs culturels qui l'avaient suscité et d'en faire le miroir de tendances esthétiques nouvelles sans que les sensibilités traditionnelles dont il émane ne fussent réellement connues .

Il ne s'agit pas pour autant d'en laisser la jouissance aux seuls spécialistes, ni de s'en tenir au strict point de vue fonctionnaliste que l'ethnologie s'imposa en un temps par pur souci de rigueur. Entre ces extrêmes, une voie humaniste est possible : la reconnaissance de l'authenticité différentielle des cultures se ressent de plus en plus comme une nécessité face à l'uniformisation de la civilisation internationale. En octobre 1977, lors du Symposium d'ethno-esthétique africaine, Jean Laude faisait à propos des arts plastiques cette réflexion que nous pouvons également appliquer à la musique : « Il est désormais temps de passer d'une conception relativiste à une approche relationnelle des phénomènes esthétiques. Traitant des arts de l'Afrique noire, nous avons à faire connaître de quel lieu nous parlons et en quel lieu nous opérons. L'anthropologie de l'art et l'histoire de l'art peuvent, en travaillant sur les mêmes corpus, enrichir sensiblement leurs problématiques respectives et conduire à une approche plus nuancée de ces corpus. Une histoire des conceptions occidentales permet de corriger les orientations définies face aux arts de l'Afrique noire : il est nécessaire de garder une exigence critique soutenue à l'égard des théories, en ne se dessertissant pas de l'histoire et du réseau relationnel dans lequel on opère ».

Comme toutes les autres, les musiques traditionnelles de l'Afrique ne vivent que par leurs interprètes, et ceux-ci, comme partout, peuvent être talentueux, géniaux ou médiocres. Mais ici, le compositeur au sens occidental du terme n'apparaît pas, et la catégorie sociale de musicien professionnel est loin d'être répandue, même si la notion de don musical est toujours reconnue (selon des modalités culturelles qui peuvent varier). La tradition est seule garante de conservation, exigeante mais non figée par quelque système de notation. Tradition de l'oralité, elle impose à ses destinateurs et destinataires des critères stylistiques et des modalités d'exécution dont la contrainte est consentie et jamais consciemment remise en cause. Il en est en fait des musiques de l'Afrique comme des langues naturelles : chaque musique est le bien commun du groupe qui la reconnaît comme sienne, même si des interdits concernant le sexe ou l'appartenance sociale en répartissent strictement l'exécution : institution sociale autant qu'art.

Cependant, comme le notait Gilbert Rouget (1960 : 216) : « Dans la diversification des styles et des genres musicaux, l'histoire a joué un grand rôle. L'Afrique ne s'est pas peuplée d'un seul coup, mais par vagues successives. Il s'est ensuivi de grands brassages de peuples. Des influences extérieures se sont exercées, véhiculées par l'Islam notamment. De pays en pays, enfin, climat, sol et végétation changent à tel point que les différences qui en résultent dans les manières de vivre ont eu nécessairement un écho dans la musique

Chacun de ces styles — dont l'aire de diffusion ne coïncide pas obligatoirement avec les frontières ethniques ni même linguistiques — peut être décrit en termes d'analyse musicale par des traits dont la pertinence aura été soumise à des mesures quantitatives ; mais si certains de ces traits peuvent paraître manifestes : profils mélodiques, textures polyphoniques, choix en matière de timbre, etc., d'autres sont sous-jacents, et seule la démarche ethnologique peut en permettre l'approche : structure des échelles, systèmes orthmiques. procédés polyphoniques, théories musicales indigènes éventuelles, etc.

Devant cette complexe immensité de l'Afrique, nous nous proposerons quelques lignes directrices propres à en faciliter l'approche ; ces axes de classification seront ethniques, géographiques, sociaux, voire psychologiques.

Le peuplement initial de l'Afrique semble avoir été celui d'hommes de petite taille et de race différente de celle de ses habitants actuels. Les Pygmées, auxquels il faut peut-être rattacher les Bochimans, en sont probablement les reliquats. Les Pygmées ou négrilles forment de petits groupes isolés répartis dans la ceinture de forêt équatoriale, encore mal connue des Bantous, qui recouvre les zones frontalières du Gabon, du Cameroun, de la Centrafrique, du Congo et du Zaïre, et parfaitement adaptés à ce milieu naturel. Aux confins de l'Afrique australe, les Bochimans errent à présent dans le plus total dénuement dans les régions inhospitalières du désert de Kalahari (Botswana et Zimbabwe). Bien que séparés par des milliers de kilomètres, Pygmées et Bochimans possèdent des musiques aux similitudes frappantes (2) et se distinguent des autres populations d'Afrique par l'utilisation de la technique du jodel et le rejet presque total de syllabes à signification linguistique dans leur manière de chanter. Ils ont peu ou pas d'instruments de musique (les Pygmées empruntent leurs tambours aux populations noires voisines) ; par contre, leur musique chorale, très développée, offre quelques-unes des polyphonies les plus somptueuses que l'histoire de la musique nous ait léguées. Ces polyphonies sont conduites de manière essentiellement contrapunctique, par superposition d'ostinatos décalés, un peu à la manière des « boucles » mélodico-rythmiques de la musique « répétitive ». Chez les Pygmées, les voix jaillissent l'une après l'autre, se répondant en imitation à la quinte, à l'unisson, à l'octave, selon des procédés analogues à celui de la fugue ou du canon ; les larges disjonctions d'intervalles mélodiques résultant de la brisure vocalique propre au jodel et les rencontres harmoniques des parties sont régies par un système pentatonique (Sallée 1981).

Pour la classification des styles de la musique africaine, on peut retenir la première grande dichotomie proposée par Gilbert Rouget (1960 : 216) qui distingue « deux sensibilités musicales, l'une s'exprimant dans ce que l'on pourrait appeler la musique de la forêt, l'autre dans ce que l'on pourrait appeler la musique de la savane, ou bien marquant la séparation entre une musique purement nègre et une musique ayant subi directement ou indirectement l'influence de l'Islam La ligne de partage suit très approximativement le l0è degré de latitude nord et s'estompe en Afrique orientale où les apports chamitiques, arabes, indiens se sont combinés aux migrations bantoues à diverses époques.

En Afrique de l'Ouest, au nord de cette ligne, divers petits peuples se sont retranchés dans des îlots montagneux pour se soustraire à l'extension de l'Islam : ce sont les Dogon du Mali, Kabiyé du Nord-Togo, Kirdi (c'est-à-dire « païens du Nord-Cameroun, Tamberma du Nord-Bénin (ex-Dahomey), etc. Maîtrisant une technique de l'agriculture originale, l'art de la forge et de la poterie, pratiquant des religions animistes d'une grande richesse symbolique qui donnent signification aux arts plastiques et sous-tendent la hiérarchie sociale de type initiatique, ces « païens» isolés en zone islamisée témoignent vraisemblablement d'une très ancienne civilisation pré-islamique. Chez les Kabiyé on trouve un instrument qui évoque la préhistoire : le lithophone, constitué de cinq pierres plates de basalte naturellement sonnantes et non taillées, disposées en étoile sur un lit de paille. Les lithophones sont associés à des rites agraires et ne sont sortis qu'à la période de la récolte du mil, faisant résonner la montagne de cent carillons. La prédominance des flûtes et sifflets de toutes formes et de toutes matières dont l'usage musical se double d'une fonction de signalisation paralinguistique, ainsi que l'utilisation percutée d'objets usuels (doigtiers pour le tir à l'arc, par exemple) est une des caractéristiques de l'organologie de cette civilisation (3).

Les traits marquants de la musique « purement nègre» ont été souvent notés : émission naturelle de la voix surtout chez les femmes qui ont très souvent un timbre de mezzo, des possibilités et une aisance que leur envierait l'école de chant italienne ; tendance marquée à la polyphonie autant chorale qu'instrumentale et aux superpositions polyrythmiques. La polyphonie chorale s'y établit souvent par le biais de formes responsoriales qui prévalent dans les chants quotidiens aussi bien que dans les grands ensembles, par tuilage du répons sur le verset, ou traitement harmonico-contrapunctique d'un répons collectif à un verset en soliste ; ou encore par superposition contrapunctique d'ostinatos mélodiques (influence pygmée ?). L'organologie est très riche et marquée d'une invention acoustique et d'un goût pour les raffinements de timbres étonnants. Ce goût s'étend aux sons étranges souvent associés aux masques et aux forces du monde sauvage qu'ils symbolisent (4). L'organologie du monde bantou (un vaste ensemble de populations aux cultures différenciées mais rassemblées par des langues d'origine commune, recouvrant la presque totalité de l'Afrique équatoriale et australe) est particulièrement originale ; elle a créé des tambours de toutes formes, des instruments à cordes et à lamelles pincées dont on ne trouve d'équivalent nulle part ailleurs dans le monde : pluriarcs, harpe-cithares et cithare-radeaux et surtout la sanza, ce lamellophone miniature au timbre intime et transparent de clavecin céleste, embué d'un grésillement obtenu par adjonction de sonnailles diverses. Les instruments à vent, par contre, sont rares ou absents, mis à part les trompes.

Une région correspondant au territoire de la Centrafrique ainsi que du nord du Congo et du Gabon, et poussant ses ramifications jusqu'en Ouganda, est particulièrement intéressante musicalement. Ici s'établissent des transitions entre les anciennes civilisations africaines et celles, plus jeunes, des Bantous d'une part, la musique d'origine pygmée et la musique « purement nègre» d'autre part. On trouve ici des ensembles de sifflets et de trompes (5) de toutes factures vers le nord, mais également vers le sud de fort belles harpes évoquant l'Egypte ancienne (rien ne prouve d'ailleurs que les harpes égyptiennes n'aient pu être inspirées de modèles africains). La polyphonie tant vocale qu'instrumentale combine la forme responsoriale au procédé de superpositions d'ostinatos par entrées successives (peut-être d'origine pygmée), ainsi que les couleurs de timbres propres à la musique noire et pygmée. Bien qu'ici le musicien professionnel ne soit pas une réalité sociale, on trouve au sud de cette aire, sur le territoire du Gabon, des bardes chantant d'interminables récits épiques dont l'inspiration est analogue à celle de la poésie homérique. Ces bardes s'accompagnent d'une harpe-cithare végétale d'un type tout à fait particulier appelée mvet (6).

La musique des savanes et du Sahel, plus ou moins soumise à une esthétique d'origine islamique, se caractérise par un goût marqué pour la nasalisation des timbres vocaux et instrumentaux (vièles et hautbois) ; l'émission vocale est souvent forcée, surtout chez les professionnels comme nous le verrons, et la polyphonie vocale en est quasiment absente. L'organologie doit à l'Afrique blanche et au monde arabe les longues trompettes de métal, les timbales, la ghaïta (hautbois), la vièle et le luth, mais les instruments polyphoniques appartiennent en propre à l'Afrique noire : harpes, harpe-luths, et surtout les xylophones qui firent l'admiration des premiers voyageurs et conquérants arabo-berbères (7).

La culture musicale de la Mauritanie doit être rattachée à l'Afrique blanche : les complexes procédés modaux de ses griots relèvent d'une théorisation de la musique d'origine arabe. Les griots et griottes maures distinguent cependant une « voie noire», une « voie blanche » et même une « voie tachetée » dans leurs interprétations, et ils utilisent des harpes et des luths apparentés à ceux du Sénégal et du Mali (8).

Quant à l'Afrique orientale, nous l'avons noté plus haut, la situation y est complexe : des pasteurs aristocratiques de grande taille coexistent avec des Bantous agriculteurs ; les influences arabes et indiennes sont nettes près des côtes. La présence de lyres en Ethiopie, au Kenya, en Tanzanie, en Ouganda et dans une partie du Soudan évoque le monde méditerranéen antique plus que celle des harpes par ailleurs répandues en Afrique. On trouve au Burundi, célèbre pour ses grands tambours, des cithare-cuvettes d'un type tout à fait particulier (9). Notons enfin chez une ethnie de l'intérieur de l'Ethiopie, les Dorzé, des traces de jodel dans la musique vocale paysanne (les Pygmées d'Hérodote ?) (10).

La polyphonie, on l'a vu, est la principale constante de la musique purement africaine. Cette polyphonie a ses consonances privilégiées : la tierce dans certaines ethnies, la quarte dans d'autres ; on a pu dresser la carte de répartition des quartes et tierces en Afrique (Jones 1959 : 231). Un exemple particulièrement frappant de pratique diaphonique par quartes parallèles peut être fourni par les Dan de Côte-d'Ivoirell ; les Baoulé du même Etat chantent par contre exclusivement par tierces parallèles. Un autre fait saillant de la musique africaine est la complexité et l'intérêt du rythme — encore faudrait-il s'entendre sur le terme de rythme qui recouvre des réalités tellement diverses et contradictoires qu'il en devient vide de sens.

La polyrythmie africaine doit s'entendre plutôt comme une polymétrie de cycles autonomes superposés à l'intérieur de périodes qui totalisent souvent douze à vingt-quatre unités minimales de durée. Cette polymétrie n'exclut pas la pertinence de points de rencontre des différents cycles marqués généralement par un frappement de main ou la percussion d'un objet de métal, de bois, d'un hochet, d'une cloche, etc. ; la place de ces « temps forts » surprend toujours l'oreille occidentale qui a tendance à percevoir d'illusoires syncopes. De cette polyrythmie ou polymétrie se dégage une impression de temporalité multi-dimensionnelle d'où procède l'une des forces cathartiques les plus évidentes de la musique africaine (Sallée 1978).

On notera l'ubiquité, en Afrique, d'une formule rythmique tellement typique que le musicologue A.M. Jones (1959 : 210) a proposé de l'appeler African 'signature-tune'. Elle consiste en douze unités minimales de temps réparties en durées de 2 + 2 + 3 + 2 + 3, formant boucle, pouvant se superposer à elle-même par augmentation, diminution, permutation, et bien entendu à d'autres formules.

Une seconde grande dichotomie peut nous aider à l'approche des musiques de l'Afrique : celle qui distingue les sociétés fortement hiérarchisées des sociétés de type segmentaire.

Entre le Xe et le X VIF siècle se sont érigés en Afrique de l'Ouest divers puissants royaumes, aussi bien dans la zone sahélienne, avec des apports berbères et islamiques, que vers les côtes de la forêt guinéenne. Bien au-delà, en Afrique centrale, les grands royaumes bantous du Kongo et du Monomotapa, érigés vers le XIVe siècle, se sont fait connaître dès le XVIè siècle par l'intermédiaire des Portugais qui y avaient importé la civilisation chrétienne.

Joueur d'arc musical mugongo lors d'une cérémonie du bwiti.
Mitsogho, Gabon (photo : Pierre Sallée).

L'univers féodal des royaumes islamisés du Sahel (royaume du Ghana, qui se trouvait entre le Sénégal et le Niger, royaumes du Mali et des Songhaï) a laissé ses traces dans la musique. On voit apparaître la catégorie sociale du « griot», musicien professionnel mais également hérault, mémoire collective, grand dispensateur de louanges et connaisseur de généalogie, maîtrisant l'art du verbe sous toutes ses formes, méprisé, craint et enfermé souvent dans une caste qu'il partage avec l'artisan, le forgeron et la potière. Certains s'accompagnent du luth, du tambour d'aisselle ou de la vièle ou sont virtuoses de la grande trompette de métal, de la ghaïta, des timbales ... D'autres jouent sur des instruments polyphoniques : xylophone, harpe-luth à dix-neuf cordes (soron) ou à vingt-et-une cordes (kora). Le jeu de xylophone des griots malinké (gens du Mali) mérite qu'on s'y attarde : les instruments sont accordés selon une échelle divisant l'octave en sept intervalles sensiblement égaux (Rouget 1969) et concertent par trois pour exécuter une musique polyphonique et polyrythmique qui accompagne parfois des chants de femmes à l'unisson. Il existe également des femmes griots, cantatrices parfois célèbres comme l'était à une certaine époque Kondé Kouyaté dont la voix atteignait les limites de la puissance et du suraigu dans des solos à l'ornementation très fouillée (12).

Musique de cour, pourrait-on dire, par opposition à une musique paysanne pratiquée en dehors des centres politiques traditionnels et qui s'associe aux activités quotidiennes : travaux des champs, berceuses, chants et rituels de chasse, etc. Cette dernière, surtout vocale, utilise tout de même certains types de harpe et fait survivre des formes et modalités d'exécution pré-islamiques (13).

Dans le golfe de Guinée, les royaumes de la zone forestière (Ashanti, Dahomey, Yoruba, Bénin), célèbres pour leurs arts du bronze et de l'ivoire et pour leurs religions (le culte des orisha-vodun exporté au Brésil) « ont développé une musique chorale qui se distingue, lorsque le chant touche à un sujet sacré, par un exceptionnel parti pris d'homophonie et par la construction très particulière de la mélodie, d'une longueur inhabituelle en Afrique» (Rouget 1960 : 216). Cette mélodie procède par larges intervalles utilisant une échelle pentaphone à demi-tons. A noter également dans les cérémonies la présence de cloches simples ou doubles de dimensions parfois énormes (certaines sont de véritables instruments de culte en dehors de toute utilisation sonore) (14).

L'histoire du royaume du Kongo pose un problème particulier. Lorsque les navigateurs portugais découvrent à la fin du Xve siècle l'embouchure du Zaïre, le royaume était à son apogée ; un roi quasiment divinisé résidait dans sa capitale (San Salvador de l'actuel Angola), descendant d'une aristocratie de conquérants bantous qui avaient colonisé administrativement et culturellement une grande partie de l'Afrique centrale (en gros du Kwanza au sud, à l'Ogooué au nord, sur la côte, et environ jusqu'au Kwango à l'intérieur des terres). Les différentes cours du royaume et de ses satellites possédaient des orchestres de trompes d'ivoire et des cloches qui servaient à la pompe princière mais également aux signalisations guerrières (Pigafetta et Lopes 1963) (15). Mais l'instrument de musique aristocratique par excellence était un pluriarc à cinq cordes (accordé en pentatonique), utilisé encore de nos jours par les Batéké de la région de Brazzaville (Sallée 1978). L'aristocratie congolaise fut rapidement christianisée : il y eut des rois « très chrétiens » à l'image des souverains ibériques, et un prince congolais fut sacré évêque à Rome en 1518. La capitale eut au XVIe siècle une cathédrale « ... avec vingt-huit chanoines et leurs chapelains, avec un maître de chapelle et des chantres, un orgue, des cloches et tous les objets du culte » (Pigafetta et Lopez 1963 : 102). L'influence musicale portugaise et catholique se ressent encore, mais curieusement elle est remontée plus au nord sur les côtes du Gabon où certaines grandes polyphonies chorales de femmes initiées à des cultes animistes évoquent vaguement les techniques ecclésiastiques anciennes d'improvisation en « faux-bourdon» (en convergence d'ailleurs avec une tendance naturelle de la musique « purement nègre» à jouer des possibilités harmoniques de la résonance naturelle) (Sallée 1978).

Une dernière distinction, et non des moindres, consisterait à opposer les musiques domestiques ou intimes aux musiques collectives ou extérieures ; autrement dit, la face cachée et la face apparente de la musique. Autant la première peut être ténue, délicate, parfois même fragile. autant la seconde peut être exubérante, enthousiasmante, parfois violente. La première n'est connue — encore qu'imparfaitement — que des ethnomusicologues de terrain, du fait même de son intimité. Comment décrire cette infinité de chants accompagnant les activités quotidiennes (chez les femmes notamment), de jeux et d'expériences sonores dénotant une ingéniosité acoustique toujours étonnante, de pleurs ou lamentations musicalement modulés, d'improvisations vocales ou instrumentales solitaires 16. La sanza (ou mbira) est l'instrument typique de l'intimité ; personnalisé (chaque sanza est construite selon la fantaisie de son propriétaire, et son clavier adapté à ses doigts), cet instrument est le compagnon privilégié de la solitude (17).

Notons enfin qu'en Afrique, même lorsque les pratiques musicales ne sont pas régies par les catégories sociales, elles le sont toujours par le sexe, la musique instrumentale étant très généralement plutôt l'apanage des hommes, la musique vocale, des femmes.

Le but de cet exposé, inévitablement limité, est de prendre quelques instruments de musique comme points de repère pour une première approche des musiques de l'Afrique et des connotations culturelles qui y sont attachées. André Schaeffner écrivait (1968 : 303) : « Muets, les instruments présentent en effet une double importance. Ce sont d'abord des signes: leur matière, leur forme extérieure, le fait aussi qu'ils 'renferment' des sons — ou pourraient en renfermer (instruments votifs) — sont liés à un ensemble de croyances, d'habitudes et de besoins humains, qu'ils traduisent éloquemment. Ils se placent à l'entrecroisement de techniques, d'arts de rites... En second lieu les instruments sont un des matériaux essentiels à une histoire générale de la musique ».

L'instrument de musique africain mène du corps qu'il prolonge, aux outils de culture les plus complexes auxquels l'art plastique donnera parfois l'apparence de statues parlantes. Les techniques les plus diverses et les plus ingénieuses d'utilisation de ce que la nature offre de possibilités de résonance jalonnent le parcours. Prenons quelques exemples.

Le battement de mains — « instrument primordial » — peut, comme c'est le cas d'un jeu musical des femmes d'Afrique équatoriale, s'exercer dans l'eau : ce jeu consiste à plonger alternativement les deux bras dans l'eau d'un barrage de pêche ou d'un endroit de baignade de manière que se forme une poche d'air dans laquelle s'établit la résonance de la percussion de la paume de la main mise en creux pour attaquer la surface ; un rythme de timbres variés s'établit ainsi... Pourquoi serait-il inconvenant que les hommes adultes s'adonnent à ce jeu ? C'est là toute une représentation du monde sur laquelle l'anthropologue sera amené à s'interroger...

Autre exemple : la technique de l'arc musical, instrument assez répandu en Afrique, entretient avec le corps, les croyances et les activités humaines les rapports les plus intimes. Sur un arc de bois est tendue une corde formée d'une lamelle de rotin sur laquelle on frappe au moyen d'une badine souple tenue de la main droite. Une touche de bois calée entre les doigts de la main gauche permet de raccourcir périodiquement la longueur vibrante de la corde de manière à obtenir deux sons fondamentaux. La corde passant devant les lèvres entrouvertes de l'instrumentiste, c'est la cavité buccale faisant office de caisse de résonance qui sélectionne, par de muettes articulations, les divers sons harmoniques, de manière à réaliser une ou plusieurs lignes mélodiques polyphoniquement superposées dans les diverses strates de la résonance (18).

Le jeu de l'arc musical est lié, chez certaines population centrafricaines, à des rites de chasse. Il ne faudrait pas croire pour autant à une identité de l'instrument de musique et de l'instrument de chasse, mais tout au plus, dans ce cas précis, à une analogie de forme et peut-être à une homologie magique de fonction.

Chez les populations de la forêt du nord du Gabon, l'arc musical sert plutôt à des jeux didactiques de devinettes : le quêteur improvise des strophes chantées, par lesquelles il se propose de découvrir un proverbe pensé par le joueur d'arc. Ce dernier module son accompagnement instrumental d'inflexions à sens positif ou négatif. Le quêteur pose ses questions de la manière suivante : « Il y a deux dieux, celui du ciel et celui de la terre ; chez lequel des deux se trouve la pensée à découvrir ? ... Est-ce au ciel ? » L'arc « répondra» : « Non par exemple. « C'est donc sur la terre que je devrai mener mes recherches» ... Et de poursuivre : « Sur terre, il y a deux dieux, celui de la brousse et celui du village », etc. Un paradigme de choix dichotomique s'établit ainsi, l'arc indiquant la voie à suivre. Parfois les questions s'accompagnent de réflexions à caractère spéculatif, comme : « les animaux ont des poils ou des sabots, les poissons et serpents sont lisses, les hommes ont des noms » ... A travers ces jeux, en effet, apparaît toute une classification de l'univers, et une dialectique de la nature et de la culture.


Joueur de harpe ngombi lors d'une cérémonie du bwiti.
Mitsogho, Gabon (photo : Pierre Sallée).

L'arc musical est souvent considéré dans la pensée religieuse de ces mêmes populations comme l'ancêtre des générateurs de sons : les initiés voient dans sa corde tendue l'image symbolique du cordon ombilical cosmique le long duquel sont descendus les ancêtres. La double série de sons harmoniques émis par le jeu de l'arc est constitutive d'un système d'échelle que l'on retrouve dans l'accord d'une harpe anthropomorphe. Les mythes affirment la filiation de l'arc à cette harpe au travers d'une symbolique biogénétique qui voit dans la harpe un corps féminin fécondé par la vibration de la corde unique de l'arc, principe mâle, et dans son manche, la courbure du bois de l'arc, image de la colonne vertébrale. La présence de ces deux instruments dans les complexes rituels de la confrérie du Bwété des populations du Gabon est largement commentée dans ce sens au cours de longs récits initiatiques proposant une théorie du monde qui donne la vibration d'une corde (celle de l'arc initialement) comme image acoustique du tressaillement vital primordial (19).

Tous les instruments, à quelque degré que ce soit, sont des corps humains culturalisés ; il y a des tambours « mâles» et des tambours <<femelles», des cordes « mâles » et « femelles », etc. Les instruments les plus ornés et élaborés plastiquement le prouvent éloquemment. Ainsi les instruments parlent-ils ; et il y a là bien plus qu'une métaphore, car si leur langage est avant tout esthétique, les formules musicales qu'ils sont chargés d'émettre entretiennent avec la langue des rapports plus ou moins explicites ; parfois même l'instrument peut suppléer au code linguistique dans sa fonction cognitive : c'est le cas, en particulier, de ces tambours de bois à lèvres de la Centrafrique, du Cameroun, du Gabon et du Zaïre, destinés à transmettre rythmiquement et mélodiquement des messages.

Tout ce qui vit et résonne dans la nature doit se soumettre, semble-t-il en Afrique, au modèle anthropomorphe : musique profondément humaine et proche du corps. Cela explique peut-être que les objets sonores qu'elle nous propose — et qu'il serait vain de ramener à de purs paramètres acoustiques, hormis à des fins d'analyse — demeurent si riches de truculence, d'émotivité, d'angoisse, de vitalité, mais ont aussi parfois un étrange pouvoir qui incite à la mélancolie ou à la méditation contemplative.


Notes :

* Reproduit avec l'aimable autorisation du Musée d'art et d'histoire de Metz.

1. Curieusement en Europe, Stravinski qui, dans le « Sacre du Printemps», voulait faire « russe» et « primitif», s'est approché des conceptions polyphoniques et polyrythmiques des musiques d'Afrique qu'il ne connaissait pas ; mais le génie a ses lois que la logique ne connaît pas ... Quant au Nouveau Monde, la vitalité et la force d'adaptation de la musique africaine y a fait ses preuves.

2. Musique Bochiman et musique Pygmée. Musée de l'Homme LD9 ; et Pygmées et Bochimans, disque 33 t. CBS 80212.

3. Togo : Musique Kabiyé. Disque 33 t. OCORA 558640.

4. Côte-d'Ivoire : Masques Dan. Disque 33 t. OCR 52.

5. Musique Banda. Centrafrique. Disque 33 t. Vogue LD 500765.

6. Gabon : Chantres du quotidien, chantres de l'épopée. Disque 33 t. OCORA 558515.

7. La répartition des xylophones en Afrique pose un intéressant problème ; la carte a pu en être dressée (Boone 1936: carte IV), qui révèle deux vastes zones de diffusion : la premières remonte des côtes sud du Mozambique en face de Madagascar vers le centre de l'Afrique jusqu'en Angola ; la seconde, plus au nord, part également de la côte orientale, puis contourne la grande forêt au nord de l'Equateur (avec une importante ramification en direction du Gabon) pour s'étendre en Afrique occidentale jusqu'au Sénégal. Certains ont pensé voir dans la configuration de cette aire de diffusion l'indice d'une origine indonésienne de l'instrument (Jones 1964). Quoiqu'il en soit, des douments anciens sur l'histoire du royaume de Kongo laissent penser à une création antérieure à la colonisation bantu de l'Afrique centrale.

8. Musique Maure. République islamique de Mauritanie. Disque 33 t. OCR 28.

9. Burundi. Musiques traditionnelles. Disque 33 t. OCORA 558511.

10. Ethiopie : Polyphonies des Dorzé. Disque 33 t. CNRS-Musée de l'Homme. Le Chant du Monde LDX 74646.

Il ne Music of the Dan (Ivory Coast). Disque 33 t. UNESCO BM 30 L 2301 ; Ivory Coast : Baule Vocal Music. EMI Collection UNESCO C 064-17842.

12. Musique d'Afrique occidentale. Disque 33 t. Musée de l'Homme, Vogue LDM 30 116 ; Musique Malinké. Guinée. Disque 33 t. Vogue LDM 30 113.

13. ibid.

14. Dahomey : Musique des Princes. Disque 33 t. Contrepoint MC 20.093.

15. Musique Kongo. Disque 33 t. OCR 35.

16. Anthologie de la musique africaine Moyen-Congo-Gabon. 3 disques 33 t. Ducretet Thomson 320 c 126-8.

17. Gabon : Chantres du quotidien, chantres de l'épopée. Disque 33 t. OCORA 558515.

18. Gabon : Musique des Mitsogho et des Bateke. Disque 33 t. Musée de l'Homme OCR 84 ; Disumba, Liturgie musicale des Mitsogho, film 16 mm, noir et blanc, sonore, réalisation P. Sallée, SERDDAV, 1976.

19 ibid.



Bibliographie :

BOONE Olga
1936 « Les xylophones du Congo Belge». Annales du Musée du Congo Belge (Tervuren) 3(2) : 71-144 (Ethnographic Series III).

JONES A.M.
1959 Africa and Indonesia. The evidence of the xylophone and Other musical and cultural factors. Leiden : Brill.

1964 Studies in African music. Vol. l. London : Oxford University Press.


PIGAFETTA Filippo et LOPES Duarte
1963 Description du royaume de Congo et des contrées environnantes. Traduite de l'italien et annotée par Willy BAL. Louvain/Paris : Nauwelaerts.

ROUGET Gilbert
1960 « La musique d'Afrique noire». In : Histoire de la musique I. Encyclopédie de la Pléiade. Paris : Gallimard, pp. 215-237.

ROUGET Gilbert, avec la collaboration de Jean SCHWARZ
1969 « Sur les xylophones équiheptaphoniques des Malinké». Revue de musicologie LV(I) : 47-77.

SALLÉE Pierre
1978 Deux études sur la musique du Gabon. Paris : ORSTOM, 86 p.

1981 « Ethnomusicologie et représentations de la musique — Jodel et procédé contrapunctique des Pygmées ». Le Courrier du CNRS H.S. du NO 42 : 9.


SCHAEFFNER André
1968 Origine des instruments de musique. Paris/La Haye : Mouton (rééd.).