Géorgie - Chants de travail, chants religieux



L'écoute attentive des musiques de tradition orale nous conduit à une reconnaissance des éléments qui les fondent et des indices de pérennité qui s’y révèlent ; reconnaissance dont l'exercice développe, en profondeur, ce qui est inné en chacun de nous, et continue de correspondre aux exigences réelles d’un monde en évolution. Venue de commune lignée, elle s'étend à des époques infiniment lointaines les unes des autres et relève d’un ordre, dont notre monde occidental contemporain n’a gardé que des traces.

Toute forme d’art non détachée du réel - empreinte d’une continuelle présence et qui participe d’un ensemble - en rend témoignage. En elle, chaque mouvement connaît un tempo, un rythme, dont les relations substantielles s’étendent jusqu'à l’inaudible - peut-être perceptible pour qui apprend à les recevoir avec l'oreille du cœur (1).

Peu ou prou reliées à ce continuum, les musiques orales en soutiennent l’activité à l’aide de locutions bénéfiques, accordées à « l’infinité des tempéraments individuels ». C’est que «la perpétuelle élaboration des mêmes substances» s’observe «aussi bien dans la masse que dans chacune des particules du “corps social”».

Dans les sociétés où la musique est investie d’une haute fonction, les aèdes dignes de la transmettre sont capables de respecter les principes de systèmes musicaux parfois remarquablement subtils, où se fait jour une imprévisible création, indépendante de «l’effort humain accumulé sur les points de résistance de la matière» et qui est de cet ordre de finesse où le travail se fait oublier, du même ordre de perfection que le chant des sources. Cette obéissance au rythme de lois tacites est, certes, différente d’une survivance de périodes évoluées ; elle alimente un art en perpétuel renouvellement et n’a de commune mesure avec le folklore actuellement adapté à des normes occidentales qui en ont dévié le sens.

L’oralité met en jeu des coordonnées humaines également insoupçonnées de notre «art savant» et elle nous incite à renouveler la notion même que nous en avons. Lors d’une transmission pure, elle cerne de l’intérieur le contenu du message musical et le laisse, parfois, transparaître en idéographie, car il est connu que les gestes, les sons et les couleurs, s’accordent en leur mobilité à des lois de même veine. L’idéographie naît alors d'un sens aigu du réel et introduit un ordre, dont la découverte est liée à l’éveil de chaque être humain capable d'en entendre les résonances, la cohésion - de temps immémorial étendues à de vastes territoires, mais insaisissables comme cet être anonyme qu’est le peuple dont le regard est pareil à l'aube.

C’est donc une écoute de plus en plus affinée qui nous permet d’atteindre, «au-delà même de l’idée », comme de la science et de l’art, ce qui est orienté vers un appel autre qu’ancestral et rejoint une filiation homogène, indéfiniment présente et qui échappe à tous traditionnalismes, à l’intérieur de laquelle s’ordonnent des réseaux précis, où les diverses modalités de transmission trouvent ample voie. L’un de ces réseaux, reconnu grâce aux découvertes archéologiques, aux données linguistiques, historiques, mais plus encore aux témoignages de tradition orale, est celui du Monde méditerranéen, où l'Europe s’unit à l’Asie et à l’Afrique.

Lors d'une grande migration (environ VIè millénaire avant J.-C.), un groupe humain hautement civilisé, venu du Nord vers le Caucase, aurait essaimé vers l’Egypte et les bords de la Méditerranée, jusque dans les pays qui devinrent par la suite la Grèce, l’Italie, l'Espagne et le Sud de la France. Ce groupe recevra plus tard le nom d’Asianique. Il est généralement admis que les Géorgiens en seraient issus.

On conçoit aisément que, par sa position géographique et par l’ancienneté de sa culture, la Géorgie ait, en maintes périodes de son histoire, « constitué un chaînon de liaison tout naturel entre les grandes civilisations de l’Asie antérieure et celles de l’Europe gréco-slave » et formé un épicentre où tous les courants particuliers de la poésie, du chant - de l'art - « se sont harmonieusement fondus ». Le peuple géorgien en assume la transmission et connaît encore le chemin de ces «oasis de beauté et de paix que les civilisations, à de rares moments de l’histoire, sont capables de faire surgir du désert». En lui, subsiste une réalité sans âge. Entourée d’éléments homophoniques, la Géorgie est une «île polyphonique» et l’on peut, de ce point de vue, la partager en est et en ouest. Ces deux types fondamentaux, nettement distincts l’un de l’autre, se subdivisent eux-mêmes en dialectes musicaux apparentés mais divers et donnent naissance à des structures «très proches encore de leur source» dont la transmission est originale : formation du ou des chœurs (antiphonie) : rôle des voix (chacune ayant une dénomination) : chants a cappella, accompagnés de battements de mains (réservés, selon leur fonction, aux seuls hommes ou aux femmes) ; dynasties de musiciens (familiales, d’affinités).

Amplement répandu dans l’ancienne Géorgie, le culte astral est, de nos jours, sous-jacent à la tradition orale. Le christianisme même, qui avait pénétré en Géorgie occidentale dès le 1er siècle, mais ne devint religion d’Etat qu’au IVe siècle (prédications de Sainte-Nino), devra, pour se développer, «adapter les textes liturgiques aux chants populaires d’époques antérieures», car le peuple géorgien, «accoutumé et très attaché aux chants polyphoniques pré-chrétiens intégrés à sa vie, ne put s’en séparer pour s’adapter aux chants introduits par Byzance». Ainsi, la Géorgie prendra part à l’élaboration de la civilisation byzantine, tout en assurant sa propre culture.

A l’époque de la reine Tamar (XIIe-XIIIe siècles), la civilisation géorgienne atteint un très haut niveau de développement. La musique instrumentale était répandue ; les odes et les poèmes, chantés avec accompagnement d'instruments. Aujourd’hui, les chants des solistes accompagnés s’entendent en est et en ouest de la Géorgie, mais la tradition la plus pure est a cappella (on remarque toutefois dans certains chants de danse l’intervention de battements de mains ou d’instruments à percussion).

Etant donné la place originale occupée par la Géorgie, il était souhaitable d’ouvrir une perspective d’ensemble sur les formes spécifiques de sa tradition musicale la plus authentique, où l’on découvre, à la suite des aèdes, la coïncidence de «vibrations prodigieusement justes et subtiles», qui nous réaccordent à notre propre lignée.

Les chants de travail, par leur intonation et l’influence de celle-ci sur le développement mélodico-rythmique, ont un caractère rituel, à la fois orienté par une activation sous-jacente et soutenu par l’enchaînement d’actes immédiats ; ils atteignent alors une exceptionnelle densité. Chacun y médite sur les formes éphémères de ce monde, ou se prépare à « traverser le champ en labourant avec vaillance » et en ne « s'arrêtant devant aucun obstacle ». Cette manière péremptoire est l’un des traits du peuple géorgien ; elle prend appui sur des phonèmes et sur une lignée poétique laissant transparaître la vivacité et la sagesse d’aèdes inconnus.

1 - Ourmouli - Chant de conducteur d’Ouremi.

L'Ouremi est un char à deux roues attelé de bœufs ou de buffles qui sert à transporter les marchandises et que l’on conduit le plus souvent de nuit. Ce chant de méditation a été improvisé sur un schème ancien par D. Rousitachvili (village de Samtavisi, région de Kaspi en Kartli, le 8 septembre 1967), et enregistré à l'intérieur de l’église de Samtavisi (1030), avec l’assentiment des Prs Chalva Aslanichvili et Grigol Tchkhikvadze et de l’ethnomusicologue VladimerAkhobadze, grâce auxquels j'ai réalisé ma mission. Il m’est agréable de leur exprimer ici ma gratitude.

Comme d’autres églises géorgiennes, Samtavisi fut construite par des Maîtres d'Oeuvre, détenteurs d’une véritable «science des vibrations» où s’établit une concordance «entre la voix et l’être tout entier».

2 - Orovela.

Cet autre chant de méditation est également improvisé à partir d’un schème précis et la souplesse de son ornementation, infléchie en amples phrases, comme celle d'Ourmouli, revêt des traits qui l'en distinguent. Le développement musical, mélodique et rythmique, est ordonné selon le texte poétique de ces chants. Tandis que les chants de travail sont généralement assumés par les hommes, Orovela peut être chanté par les femmes, comme il l'est ici par T. Lékichvili (Qvareli, en Kakhétie, le 14 septembre 1967). Le nom d’Orovela aurait un lien avec les noms pré-chrétiens des dieux du travail.

3 - Namgalo (O faucille) - chant de moisson.

4 - Herio da Hopouna - chant du vanneur.

Solo et chœur d’hommes à l’unisson, en «ostinato». Solo : L. Boutchoukouri ; Chœur : l/. Kaïkhosro, G. et I/. Tétounachvili, /. Emilianovi, £ Zérékidze, A. Sourachvili, B. Samaghachvili, I. Béridze (village de Tirdznis, région de Gori en Kartli, le 7 septembre 1967). Le texte poétique n’a d’autre rôle que de susciter et de maintenir l’attention des travailleurs. On ne sait si ce texte est plus ou moins ancien que le chant lui-même. Dans Hério da Hopouna et d’autres Nadouri, la primauté d’ondes syllabiques soutient le chant, et oriente le cours.

5 - Bitjebo, Vtokhnot Siminda (Hommes, binons le maïs) - Nadouri (chant d’Artel).

Chœur d'hommes en polyphonie.

1er chœur : I/. Dachniani, K. Mechvéliani, P. Mourtskhvéladze, T. Gvichiani, K. Tvaradze ; 2e chœur : S. Kviriachvili, M. Akhvlédiani, N. Kviriachvili, N. Karséladze, R. Kviriachvili (Daba, région de Tsagueri en Letchkhoumi, le 23 juillet 1967).

Les tafouris’entendent en est et en ouest de la Géorgie. A l’Ouest, ils revêtent des formes plus élaborées au cours de développements polyphoniques précis où s’enchaînent diverses phases de travail. Certains Nadouri de Letchkoumi et de Gourie suivent une progression d’ondes syllabiques très dense. Le chant est toujours entonné par «l’appelant», qui mène le travail, et

suivi du chœur, réparti en deux groupes qui se relaient ou fusionnent. Depuis les temps anciens, les voix ont, chacune, une dénomination correspondant à leurs traits individuels.

6 - Nadouri - Chœur d’hommes en polyphonie.

1 er chœur/voix aiguës : Mtzqébéli : C. Goguiberidze-, Krimantjouli-Gamqivani. (2) : G. Kikvadze voix graves : Bani : 0. Kikvadze. T. Kekelidze.

2e chœur/voix aiguës : IZ Mikeladze, A. Baramidze / voix graves : D. Baramidze, C. Kikvadze. I/. Baramidze (village de Zémo Sourébi, région deTchokhataouri en Gourie, le 15 juillet 1969). Ce chant, tout entier soutenu par une onde syllabique, ne s’entend qu'au village de montagne où nous l’avons recueilli. Il a la solennité d’une incantation et correspond bien au caractère grave des hommes qui l’ont transmis.

- Trois Nadouri Atjares :

7 - Kali Viqav Aznaouri (J'étais une Damoiselle) - Djikoura ;


8 - Charchandelsa Naqanevsa (Sur les terres en jachère) - Sadjavakhoura ;


9 - Mtas Khokhobi Aprinela (De la montagne, le faisan déploie ses ailes).

Chœur d’hommes en polyphonie.

1er chœur/voix aiguës : Tzqéba-Damtzqébi : H. Romanadze', Gamqivani : R. Katamadze / voix de transition : Chemkhmobari : D. Romanadze, K. Romanadze ! voix graves : Bani : O. Romanadze, R. Lazichvili.

2e chœur / voix aiguës : M. Katamadze, K. Takidze / voix de transition : H. Datounachvili, R. Hadjichvili/ voix graves : /. Goguitidze, M. Ananidze (village de Tzqavroka. région de Koubouleti en Atjara, le 11 juillet 1967).

Certains Nadouri atjares, connus de nos jours sous différents noms, relèvent «d’un seul et même chant, portant peut-être depuis les temps anciens le nom de Djikoura» (3) {Kali viqav aznaouri). L’on sait que les chants de Gourie et ceux d’Atjara ont une place à part au cœur même de la musique orale géorgienne. Le caractère symphonique des Nadouri atjares s’ajuste au ilvn.imc.me du travail, dont la régulation obéit, par traits distincts, à une constante activation.

Les travailleurs atteignent alors à une cohésion sans cesse renouvelée et leur dialogue rejoint les grands thèmes d’immensité propres au Monde oral ; l’un d'eux propose une sentence peu avant le point suspensif où les appels alternés se résolvent en unisson et scellent le travail accompli sur la «Terre Mère», mais ouvrent un autre champ, illimité, dont le silence prolonge indéfiniment les résonances.

(1) Expression géorgienne et du monde de l'oralité.

(2) La première voùcgamqivani : l'appelante, ou krimantjouli, "voix iréelle d'un registre très élevé", se chante en fausset guttural ; elle utilise des figures mélodico-rythmiques iodlées. Le krimantjouli est considéré comme un grand art musical. Les chanteurs qui le transmettent "sont honorés et l'on vénère leur mémoire".

(3) IZ. texte d'Y. Grimaud in : Bedi Kartlisa (cit. précédemment).

En hommage à Monsieur Joseph Gogolachvili.

Yvette Grimaud Paris, 1977-78

Est-il vœu immatériel dont l'écho ne soit transmis par quelque affinité d’écoute, au seuil où l'aube en recueille les neiges...

Les chants légués par certains aèdes du monde oral jalonnent une voie de découverte où l’éthos de pures traditions s’étend aux divers registres humains et les assemble. Ainsi, la transmission de l’aède, accordée au fil des lois tacites, est-elle perçue lors d’une semblable filiation, où s’élabore patiemment une fine texture - autre que celle de nos accoutumances, révélant une cinétique nouvelle.

Le langage oral le plus incommunicable évolue par coïncidence entre le message, lancé par l’aède et recueilli par l’écoutant. Alors, «il se crée une sorte de transparence» où «l’œil du cœur peut voir l’or dans le plomb ou le cristal dans la montagne», et l’oreille entendre la motion inconnue - insaisissable musique, aussi ténue que le «fil de soie» reliant le ciel à la terre, où l’aède véridique atteint à une «fine compréhension de vie» mais ne se distingue des autres que par la sobre présence qui ennoblit ses gestes les plus simples - puisée à même l’arcane du chant où l’humble gravité s’éclaire et la religion intérieure «s’épanouit loin de tout cérémonial, en floraison dans les profondeurs de l'âme».

- Or, le vocable de l'hymne, «antérieur au soleil et plus ancien que le ciel», délie la langue tacite, et «le nombre léger» en secrète les neiges.

Par révérence, l’aède honore la semblable parcelle émanée d'énergie solaire - tels les montagnards svanes et khevsours, qui célèbrent le Soleil dévolu à leur lignée (1). Mais cette lignée-là rejoint une motivation des plus subtile, elle est conçue comme un trait distinctif où tout entre en résonance avec la modulation sous-jacente, recueillie et transmise à l’aide d'une dialectique aiguë, indépendante de notions, éclairant de manière diffuse la progression d'hymne et celle de chorégraphie, au gré d'une même évolution (2).

A jamais reçue mais oubliée, cette Alliance suit une voie médiane ; tout en nuances, elle s’étend à qui en éprouve l’indicible géométrie. L'aède en trace les méandres, nées du milieu où se propage le filigrane secret et l'entrelac évolue indéfiniment. Il accueille la silencieuse motion, en prolonge l'écho, éveille en qui le perçoit un ordonnancement ignoré où s'épanouit l'acte juste, prend appui l’épure indépendante de locutions - orée d’innombrables chants, où l’aède ne donne et ne reçoit autrement que par Ce qui le déprend de toute limite...

Intime solitude, où «les âmes les plus limpides sont aussi les plus libres de jouer», le chœur immémorial grave les poudroiements d'or innombrables, mais ne laisse trace que rarement ouïe.

- S’entr'ouvre la nuée où les «modulations les plus imperceptibles» filtrent en une langue de médiation - «langue des dieux», «des croix», «langue des anges» ou «des oiseaux» (3), réservée au chamane et au prêtre mais immanente à la poésie du peuple géorgien, qui l’assume intentionnellement.

Déjà les Celtibères révéraient l’impondérable Présence en dansant, «à la pleine lune, devant la porte de leurs maisons» Autre témoignage nous est donné de certaines «régions sacrées» de l’ancien Caucase et de l'Asie Mineure, où le culte était «célébré par un homme, le plus respecté, à la tête de la Hiéra Chôra, vaste et peuplée, et à la tête des Hiérodules». Il est dit que les Theophorètes de Cappadoce prophétisaient, tandis que les Hiérodules «se distinguaient» généralement «des fonctions religieuses» (4).

Or, les adeptes d’un Christianisme originel laisseront transparaître l’immobile motion ; la «langue secrète», venue de l'Etre hyperboréen (5), leur deviendra familière ; ils suivront, eux aussi, la voie non tracée conduisant à «la Demeure des hymnes».

C'est que la réalité profonde «inaugure un temps nouveau», connaturel à des hommes «intimement liés et nourris» à une source où l’impondérable assemble et dénoue les schèmes éphémères, l’aube d'innombrables liturgies rejoint un Grand pays pur. Alors tissé de Fin Silence, le filigrane de l'hymne essaime ; il nappe l’Espace où l’aède recueille la haute-lice...

- Oubliant son propre nom, l’aède atteint «la paroi translucide», découvre le sommet où les douze régions de l’octave délient les plus purs amen ; il chante un «monde transmué», de courbe inouïe - arc ou pierre d'angle de lointaine mémoire, où la flèche traverse les Saintes Constellations sans jamais s’arrêter, tandis que l'Archer passe, insaisissable comme la buée céleste, et ne donne lice dénouée par le fil de l'arc, hormis le bruissement «de plumes et d’ailes» où l’unisson se résoud en immatérielle louange.

La nuée de l’hymne ( Tjreli) essaime en plus d’une tradition - jusqu’aux mille fleurs du monde occidental ; elle s’élève, telle un végétal obéissant à la fine motion d’une liturgie inconnue, tissée de silence, que certains ont ouïe en ce monde même, «à tel point que la cloison opaque étaient devenue pour eux transparence».

Svanétie

10 - Lile - Hymne au Soleil ou à la Divinité Suprême.

L'aède mutiple chante la «cité céleste» aux «douze portes» ; sa louange s’étend aux Archétypes et, par montées graduelles d’intonation à l’Etre suprême, dont il sollicite la bénédiction (6).

11 - Djgriag - Hymne à Saint Georges.

Djgriag, le Saint Georges svane, est solidaire de la «multiplicité de l’étendue». Il oriente l’homme vers les sommets. Le culte qui l’honore est volontairement «en marge» du déroulement habituel de la religion ; il a l’alpage pour sanctuaire.

12 - Zari Balskvemo-Ouri - Lamentation de Balskvémo (haute Svanétie).

Zari (cloche) accompagne celui qui ne laisse trace de décréation, où nulle voie autre que celle de pur silence ne l’a conduit. L’hymne, autrefois dédié au patriarche qui prenait sur lui de ne pas survivre au plus jeune de sa lignée, était en cette seule circonstance chanté par ses proches (hommes âgés). L’on rendait hommage à un tel homme - nul ne se lamentait lors de ses funérailles. Zari, maintenant assumé par des professionnels (7), est tout entier soutenu par une onde vocalique, donnant par transparence écho de l’hymne, à jamais retrouvé par qui pénètre dans l’apaisement.

- Solo et chœur d’hommes en polyphonie. Les participants, au nombre de quinze, ne furent, selon leur vœu, pas nommés. (Campagne de Mestia, le 19 juillet 1967)*.

Gourie

13 - Mertskhalo Mchveniero (O rayonnante hirondelle).

Hymne chanté sur un texte pré-liturgique de Galoba (v. note 3).

14 - Siqvaroulis Tzqalobit (Grâce de l'Amour).

Dzlispiri (hirmos 170) (8) ; «strophe** poétique brodant le cantique du C.3 d’Habacuc, très souvent appliqué à la passion du Christ (également à l’office du matin)».

15 - Aghdgomasa Chensa (Pour Ta Résurrection).

Ibakoy ou okhitay (tropaire) de Pâques.

16 - Meoupeo Zetsatao (O Souverain des deux).

Dasadébéli (stichère) de la Pentecôte.

17 - Isaïa Mkhiarouli (La Joie d’Isaïe).

Dzlispiri(hirmos 261) ; à l’origine, «strophe poétique brodant le cantique Magnificat à l'office du matin». - Chœur d’hommes en polyphonie (artel) (9).

1 ° chœur - voix aiguës : C. Makharadze (Mtzqebeli : appelant), G. Makharadze ; v. médiane : D. Makharadze (Maghali bani : haute basse) ; v. graves : D. et Z. Imedaïchvili.

2° chœur - voix aiguës : C. Tokhadze, V. Djachi ; v. médiane : A. Makharadze ; v. grave : /. Gabounia. (Monastère des Mères, campagne de Djiketi, le 16 juillet 1967). La mère prieure, âgée, nous dit-on, de plus de cent années, et d’autres moniales, ne chantaient plus. Au terme de toute une vie, elles accomplissaient chacune, par silence, une hymne sobre, préhensible du dedans. Autre trame sonore nous fut donnée par les travailleurs d'artel du village de Vani, après

que nous ayons gravi ensemble la pente escarpée menant au Monastère, ce jusqu’à la cour intérieure où l’on nous conduisit. Celle-ci était entourée, comme nimbée de cellules, indépendantes et légèrement surélevées ; y aboutissaient quelques marches polies par le temps. Chaque cellule, différente par nuances comme l’est un chant, portait empreinte d’ermitage ; l’ensemble traçait un arc de cercle face à l’entrée du sanctuaire.

Alilo (Alléluia). Hymne de la Nativité. Devant la «paroi translucide», au seuil d’un monde où commence une musique toute subtile, dont on nous dit qu’elle «enveloppe le cœur», l’invocation devient louange, elle reflète l’ampliation des «Sept Voyelles», iaeoôué (10), mues par élan de la consonne I

18 - Alilo de Letjkhoumi

Chœur d’hommes en polyphonie. 1° chœur : V. Dachniani (s. récitant), K. Meclweiiani, P. Mourtskhveladze, T. Gvichiani, K. Tvaradze ; 2° chœur : S. Kviriachvili, M. Akhvlediani, N. et R. Kviriachvili, N. Karseladze. (Village de Tchkouteli, région de Tsageri, le 23 juillet 1967).

19 - Alilo de Mingrélie

Voix d’hommes en quatuor: V. Salia(s. récitant), K. Kvirkvia, K. eti. Belkaniebi. (Tzalendjikha, le 29 juillet 1967).

20 - Alilo de Kakhétie

Chœur d’hommes en polyphonie. 1e chœur : I/. Alkhazichvili (s. récitant), /. Moughalachvili, G. Zardiachvili, C. laganachvili ; 2° chœur : S. Moughalachvili, I. et S. zardiachvili, Z. Bérikachvili. (Bourg de Gourdjaani, le 16 septembre 1967).

Kartli

21 - Tjona.

Chant rituel pour la veille de Pâques, où l’on recueille des œufs teintés de nuances, tandis que les gens, réunis, échangent des vœux. Voix à’hommes en trio : Z. Zakarachvili (s. récitant), T. Tekhachvili, A. Somkhichvili. (Village de Kvemo Djala, région de Kaspi, le 8 septembre 1967).

Or, le symbolisme des œufs nuancés évoque la queste de longue haleine menant à la découverte d’immortalité, où affleure l'innombrable louange et se résorbent les nuées d’Embryon d’or.

Khevsourétie

22 - Cloche du Sanctuaire de Goudani (11).

Tintée par le Medzare, la cloche de Goudani précède généralement l’oracle du Kadag (Cha¬mane), lors d’une cérémonie étendue à la Khevsourétie toute entière ; elle honore la paix environnante, par résonance qui «se répand en ondes multiples», où les plus hauts harmoni¬ques, recueillis par l’être aperceptif, découvrent l’au-delà de prière qui est Elévation. N. Tziklaouri a bien voulu nous faire entendre la sonorité cristalline de cet appel, dans la solitude, ô combien sereine, du Haut lieu de Goudani (le 2 septembre 1967).

Pchavie

23 - Djvari Tzinasa (Devant la Divinité).

Chanté par les amis de l’épouse, à l'entrée dans la maison de l’époux. Solo en antiphonie (12) et chœur d’hommes à l’unisson en ostinato, que suspend l’acclamation Gaoumardjos ! (Vive !), d’obédience rituelle. - Mtkméli (solistes récitants) : M. Makhaouri, D. Mgeliachvili. Chœur : A. Khoutsouraouli, G. Sesiachvili, L. et K. Naqeouri. (Village de Magharo, région de Doucheti, le 4 septembre 1967). L’ancienne maison géorgienne (Darbazi) «préfigure le tem¬ple» ; elle est une arche de résonance «à l’image de l’homme».

24 - Maqrouli.
Chant nuptial, s’entend lorsque les amis du fiancé viennent à cheval et emmènent la fiancée de la maison de son père dans celle de son époux.

25 - Maqrouli de Ratja (Chant de garçon d’honneur).

Chœur d’hommes en polyphonie. 1 ° chœur : D. Saghinadze (s. récitant), /. Bendeliani, P. et E. Kopaliani, D. et N. Kopaliani ; 2° chœur : M. Bendeliani, 4. et R. Kopaliani, M. et C. Kopaliani, K. Kopaliani. (Village de Kveda Tsageri, région de Tsagerie, le 23 juillet 1967).

26 - Dedoplis Maqrouli de Gourie

(Chant rituel en l’honneur de la jeune mariée que l’on compare à une reine).

Dans les Psaumes, «la reine est parée de l’or pur» (Ps. XLIV, 10). Cet or évoque l’harmonie de la cité céleste. - Chœur d’hommes en polyphonie, ponctué de battements de mains. 1° chœur : voix aiguës - 1/. Vachalomidze (Mtzqebeli), N. Osepachvili (Krimantjouli) (13) ; v. médiane - T. Arochidze (Maghali Bani) ; v. graves - D. Erkomaychvili (14), G. Arochidze (Bani); 2° chœur : v. aiguës - /. Sikharoulidze, G. Mjavanadze ; v. médiane - M. Arochidze ; v. graves - A. Tchavleychvili, C. Tjkouaseli. (Makharadze, le 12 juillet 1967). (***).


(1) «Le culte des “soleils" est lié au culte des ancêtres». (G. Charachidze, Le système religieux de la Géorgie païenne. Paris, Maspero, 1968).

(2) Il est dit que les hommes d'antan communiquaient à l'aide de «sons immatériels». Mais un voile opaque recouvrit peu à peu l'humaine transparence, tandis que l'homme attendait une médiation, lui dédiait un hymne, recueilli en ses plus lointaines harmoniques, trouvant écho dans la cohésion de cérémoniels où les hommes vivent la création présente dans son authenticité. Or «les montagnards géorgiens établissent une distinction des plus subtile entre choses du même genre et leur passage graduel d'une nuance à l’autre».

(3) «C'est toujours sous une forme ailée» que les messages du Ciel (Khati) se font connaître. - Les écrits géorgiens nous apprennent encore que le chant hymnique Galoba, décelable avant même le Vile siècle (textes hanmeti), fut attribué au chant religieux seulement après le XIle siècle. Dans l'oralité, le rossignol «galobs» (chante) et le merle commence son «galoba» au début du printemps.

(4) Strabon (XI, IV, 7 ; XII, II, 3) (voir G. Charachidze, op. cit.).

(5) L'Hyperboréen «atteint une complétude et une harmonie telles», qu 'il est «sans négativité ni ombre» ; il «n'est ni de l’Orient ni de l'Occident». Le Monde chrétien en célèbre le Passage (la Pâque) «le premier dimanche suivant la pleine lune de l’équinoxe de printemps». Or, la Géorgie fut évangélisée dès le 1er siècle, mais ce n’est qu'au IVe siècle que la religion chrétienne devint officielle (prédications de Sainte Nino). Elle ne s'étendra qu 'en adaptant les textes de la nouvelle liturgie aux chants polyphoniques, de lente élaboration, qui soutenaient le peuple géorgien en tous ses actes, le reliaient à un continuum. (Voir Géorgie - Chants de travail, enregistrements recueillis et commentés par Y. Grimaud, OCORA, 558513. Paris 1976 ; Musique vocale géorgienne, mBedi Kartlisa, t.XXXV. Paris, CNRS, 1977, complément au disque, adressé sur demande et à titre gracieux par le Pr K. Salia, 8, rue Berlioz, 75116 Paris).

Nombre d'hymnes fut noté à l'aide d'une sémiographie musicale antérieure au Ville siècle et qui serait «issue de l'ancien système grec», mais aurait «évolué indépendamment au début de notre ère». Les moines géorgiens en assumèrent les termes, la calligraphie, où le langage oral devait transparaître. Leur écriture, allusive à l'égal de bien d’autres, née d’un sens aigu du réel, a recouvré, peut-être, l'arcane du chant, dont il est clair qu’ils devaient transmettre oralement l'épure.

(6) Y. Grimaud, Symboles d’un chant svane. In Bedi Kartlisa, t. XXXVI. Paris, C.N.R.S., 1978.

(7) V. Akhobadze, Recueil de chants populaires svanes de Géorgie. Tbilisi, 1957.

* Nous avons recueilli ces chants grâce à l'obligeance de M.P. Dadvani. Qu'il en soit remercié.

(8) Les textes liturgiques de l’église géorgienne des IXe-Xe siècles éclairent les «premières sources» de l’hymnographie byzantine fi/. Bedi Kartlisa, t. XXXVI. Paris 1978 articles de H. MétrévélietdeDomB. Outtier). Les références liturgiques chrétiennes sont dues à Dom B. Outtier, auquel nous exprimons notre reconnaissance.

* * Ce terme (strophe) signifiait originellement l'évolution circulaire du chœur.

(9) Dans l'ensemble, ces polyphonies sont assumées par des travailleurs d’artel.

(10) DrJ.C. Mardrus, Le Livre de la Vérité de Parole. Paris, Bibl. Eudiaque, 1932.

(11) Pchaves et Khevsours donnent à la croix, au sanctuaire et à la divinité qui l’habite, le même nom de Khati.

(12) L'antiphonie est alternance du double-chœur, mais encore, partage d'une mélodie entre deux solistes. Or, la tradition orale, préalable aux manuscrits religieux, permit aux auteurs géorgiens de démontrer que l'ordonnancement des voix où la basse «se joignait au récitant pour l'accompagner», fut observée dans les chants de l'église géorgienne du Xle siècle.

(13) V. Géorgie - Chants de travail (cit. plus haut).

(14) La connaissance profonde que Mr D. Erkomaychvili a de sa propre tradition orale, héritée d’une longue et remarquable dynastie de chanteurs, et la bonté dont il fait preuve, lui valent d’être écouté avec révérence, non seulement par les siens, mais par tous ceux qui l'approchent.

(••*) La traduction française de ces Chants religieux, dueàDom B. Outtier et à G. Charachidze, est publiée in Bedi Kartlisa, t. XXXVII. Paris, 1979.