Comment porter la musique sur le papier


Il ne suffit plus de posséder une clef de sol pour avoir un accès direct aux vastes espaces sonores du XXe siècle. Commentaire sur trois partitions qui procèdent de manières différentes de porter la musique sur du papier

Au clair de la lune, un livre sur les genoux, les enfants apprennent à décrypter les marques ineffaçables des signes que les grands ont inventés pour conserver sur du papier écriture ce qui ne s’imprimait plus dans les mémoires.
Les hommes ont asservi leur mémoire à celle des livres. La marche du renouvellement des façons
d’être et de faire allait prendre de la vitesse au fil des performances et de la généralisation des procédures de conservation. C’est ainsi, par la formidable place prise par l’écriture dans les pratiques musicales occidentales, que la musique s’est inscrite dans des processus de reconstruction permanente des objets qu’elle met en œuvre.
Pour saisir comment, pas à pas, la partition musicale s’est déplacée jusqu’au centre des répertoires musicaux, il faut rappeler l’événement qui a achevé d’assurer sa toute-puissance : le tempérament égal. Quand, à la fin du XVIIIe siècle, les musiciens ont adopté le partage de l’octave en 12 demi-tons strictement égaux, il devenait possible d’écrire dans toutes les tonalités. Ecrire mais, simultanément, renoncer au confort acoustique que procurent les instruments accordés au tempérament inégal. Les compositeurs, prenant le pas sur les exécutants, ont résolu de se contenter d’intervalles moins agréables à entendre mais offrant la possibilité d’écrire de la musique dans les tonalités jusque-là interdites. Le compositeur devenait le personnage central de la vie musicale et
la partition l’objet qui contenait toutes ses volontés. Si toute la musique n’était pas inscrite sur le papier, laissant au musicien le devoir de l’interpréter, il n’en restait pas moins que l’essentiel était là sur les lignes de la portée. Sur le papier, les signes avaient plus que la valeur du symbole : ils étaient, en puissance, la musique elle-même. De là des effets induits qui nous sont familiers : parmi tant d’autres, le clavier bien tempéré de J.-S. Bach est mathématisable (! ?), autant dire que la musique accédait à l’éternité, à l’universel. Le silence total exigible dans les salles de concert est l’aveu, sans un mot, de l’humanité prosaïque de nos corps sous surveillance, laissant aux cerveaux l’écoute de la musique (il y a quelque temps, à Covent Garden, on a distribué des pastilles de menthe en même temps que les programmes !). Faut-il pour autant en déduire que la musique en se sacralisant s’était inhumanisée ?
Peut-être. Elle participait, pour le moins, à un mouvement général qui cherchait à établir une lecture unique et définitive des objets et des concepts. Ce mouvement général, tout puissant à la fin du XIXe siècle, allait s’échouer dans les premières années du siècle suivant.

« La musique du XXe siècle est discontinue et non contradictoire. Partant de là, il n’y a pas une manière d’écrire de la musique mais des manières d’écrire de la musique »

Un rêve qui avait hanté les nuits de tous les mathématiciens du XIXe siècle allait s’éteindre en 1930 : cette année-là, Kurt Gödel rédigeait le théorème de l’incomplétude, démontrant que tout système logique n’a pas les moyens d’affirmer qu’il est vrai. A dater de ce jour, les mathématiciens ne pouvaient plus songer à quitter la terre des hommes.
Dans le même temps encore, les physiciens qui, en toute bonne foi, avaient pensé que la connaissance du monde matériel serait menée à son terme, ont été amenés à y renoncer puisque la mécanique quantique, jamais démentie à ce jour, venait d’écrire à sa manière des événements qui échappaient à la mécanique classique. L’une et l’autre aujourd’hui cohabitent et savent qu’elles ne peuvent plus prétendre occuper la totalité du territoire.
Des signes avant-coureurs de l’émergence non plus d’une manière mais des manières avec lesquelles il est possible de lire le monde étaient perceptibles dès le XIXe siècle quand Gauss, Lobatchevski et Bolyai ont initié les premiers pas des géométries non euclidiennes.
Ce détour sur des territoires éloignés des salles de concert n’en permet pas moins de saisir plus tranquillement le monde musical du XXe siècle et de ne plus chercher, de gré ou de force, à lui faire
dire ce qu’il ne peut pas dire. Ce détour permet de montrer que, dès le premier quart du siècle qui vient de s’achever, il est possible de percevoir les termes d’une cohérence profonde entre les territoires et que cette cohérence est, pour une part, attachée aux mots discontinuité et non-contradiction. En examinant les partitions musicales du XXe siècle, apparaissent des disparités importantes qu’il serait vain de vouloir réduire : la musique du XXe siècle est discontinue et non contradictoire. Partant de là, il n’y a pas une manière d’écrire de la musique mais des manières d’écrire de la musique. Ce n’est plus, comme avant-hier, le temps où, en filigrane, se percevait une ligne jamais définitive mais toujours présente qui traçait le cheminement quasi linéaire des événements. En musique, comme dans tous les domaines de l’activité humaine, c’est la juxtaposition
des langages qui rend raison de la vie musicale.
Le mélomane n’a plus à chercher où est le chemin qu’il doit suivre pour « rester dans le coup ».
Le mélomane sera alternativement quantique ou classique, sériel ou aléatoire, salsa ou Ircam : il sera au centre où se croisent les flux ininterrompus des musiques du monde ; à ce centre, il n’est plus
loisible d’être tranquille en cherchant, au sol, un fil d’Ariane qui s’est rompu. La musique contemporaine est une cousine consentante des autres disciplines : elle est multiforme, nombreuse, sincère et proliférante.

S’autorisant, ici, une sélection partielle et partiale dans la masse considérable des partitions de musique contemporaine, nous prendrons trois exemples, manifestement non miscibles entre eux : Time and Motion Study II (1973), pour violoncelle seul de Brian Ferneyhough, Polla ta dhina, pour orchestre et chœur d’enfants (1962) de Ianis Xenakis et Inter Nos II (1992) de Fátima Miranda.




Polla ta dhina, pour orchestre et chœur d’enfants (1962) de Ianis Xenakis.
Extrait du livre de Xenakis : Musique Architecture, Casterman, 1976



Celle de Brian Ferneyhough est dans le droit fil d’une écriture qui s’apparenterait à celle de J.-S.
Bach et de Schönberg, demandant, de surcroît, de la part de l’interprète une connaissance approfondie de son instrument. « Les exigences auprès de l’interprète sont dans tous les cas extrêmes, dépassant souvent les bornes de ce qui est supposé possible » (Brian Ferneyough, 1981).


Inter Nos II (1992), partition manuscrite par Fátima Miranda. Son prochain disque, Arte Sonado, paraîtra en juillet chez El Europeo (Madrid) avec un livret de 150 pages comportant des reproductions de partitions.

C’est dire que la partition contiendrait, potentiellement, plus de musique que ne saurait en restituer le violoncelliste. Le papier, empli des signes conventionnels de l’écriture, est, en puissance, plus musical que ce que peut en restituer un musicien.
Le graphique de Ianis Xenakis est une partition avant la partition, une écriture inaccessible au musicien pour lequel il faut, dans une langue qui lui est connue, transcrire le texte original. Ce qui est premier dans la pensée de Xenakis, « c’est le besoin de considérer la musique comme un vaste réservoir de moyens nouveaux, dans lesquels la connaissance des lois de la pensée et les créations structurées de pensée peuvent trouver un médium de matérialisation absolument nouveau» (Ianis
Xenakis, Musiques Formelles, 1963). Ce graphique pourrait être considéré comme une forme moderne de la musique des sphères de la Grèce antique, donnant à voir la musica mundana que
l’on n’entend pas et qu’il faut transcrire sous la forme de la musica humana et instrumentalis pour que le musicien puisse lire et faire entendre.
C’est entre ciel et terre que se regarde la partition de Fátima Miranda. Elle participe de la volonté de concentrer sur une image tout ou partie des marques mémorisées des gestes du corps et des voix entendues. Ces marques procèdent, simultanément, de l’individuation d’une volonté qui s’affiche, du retour à une écriture première, celle des neumes, comme aide-mémoire de l’exécutant, des volutes de l’écriture musicale des moines du Tibet et, peut-être surtout, de la négation d’une hiérarchie mettant le musicien au service de la volonté d’un compositeur via une écriture.
Cette partition doit-elle être considérée comme telle ? Ne vaut-il pas mieux la considérer comme un objet qui ne prend tout son sens que lorsqu’il est vu comme une image qui se juxtapose au geste et à la voix au moment même où se déroulent les gestes et la voix de Fátima Miranda ? Il ne s’agirait plus ici de transmettre mais de vivre un événement artistique.
Ces trois partitions procèdent, à l’évidence, de manières différentes de porter la musique sur du papier. En ouvrant au hasard les pages des médias qui contiennent l’histoire de la musique du XXe siècle, nous aurions rencontré d’autres événements, d’autres musiques, de nouvelles partitions et tant d’autres manières d’écrire, de lire et d’écouter et nous aurions mesuré combien il ne suffit plus de posséder une clef de sol pour avoir un accès direct aux vastes espaces sonores du siècle qui vient de fermer ses portes.


source : Jean-Claude Trichard in L’Actualité Poitou-Charentes – N° 49
Jean-Claude Trichard est ingénieur d’études en musicologie à l’Université de Poitiers.