Beethoven vu par Berlioz - La symphonie en Ut mineur (wikisource)



SYMPHONIE EN UT MINEUR


La plus célèbre de toutes, sans contredit, est aussi la première, selon nous, dans laquelle Beethoven ait donné carrière à sa vaste imagination, sans prendre pour guide ou pour appui une pensée étrangère. Dans les première, seconde et quatrième symphonies, il a plus ou moins agrandi des formes déjà connues, en les poétisant de tout ce que sa vigoureuse jeunesse pouvait y ajouter d’inspirations brillantes ou passionnées ; dans la troisième (l’héroïque), la forme tend à s’élargir, il est vrai, et la pensée s’élève à une grande hauteur ; mais on ne saurait y méconnaître cependant l’influence d’un de ces poètes divins auxquels, dès longtemps, le grand artiste avait élevé un temple dans son cœur. Beethoven, fidèle au précepte d’Horace :

    « Nocturnâ versate manu, versate diurnâ, »

lisait habituellement Homère, et dans sa magnifique épopée musicale, qu’on a dit à tort ou à raison inspirée par un héros moderne, les souvenirs de l’antique Iliade jouent un rôle admirablement beau, mais non moins évident.

La symphonie en ut mineur, au contraire, nous paraît émaner directement et uniquement du génie de Beethoven ; c’est sa pensée intime qu’il y va développer ; ses douleurs secrètes, ses colères concentrées, ses rêveries pleines d’un accablement si triste, ses visions nocturnes, ses élans d’enthousiasme en fourniront le sujet ; et les formes de la mélodie, de l’harmonie, du rythme et de l’instrumentation s’y montreront aussi essentiellement individuelles et neuves que douées de puissance et de noblesse.

1er mouvement

Le premier morceau est consacré à la peinture des sentiments désordonnés qui bouleversent une grande âme en proie au désespoir ; non ce désespoir concentré, calme, qui emprunte les apparences de la résignation ; non pas cette douleur sombre et muette de Roméo apprenant la mort de Juliette, mais bien la fureur terrible d’Othello recevant de la bouche d’Iago les calomnies empoisonnées qui le persuadent du crime de Desdémona. C’est tantôt un délire frénétique qui éclate en cris effrayants ; tantôt un abattement excessif qui n’a que des accents de regret et se prend en pitié lui-même. Écoutez ces hoquets de l’orchestre, ces accords dialogués entre les instruments à vent et les instruments à cordes, qui vont et viennent en s’affaiblissant toujours, comme la respiration pénible d’un mourant, puis font place à une phrase pleine de violence, où l’orchestre semble se relever, ranimé par un éclair de fureur ; voyez cette masse frémissante hésiter un instant et se précipiter ensuite tout entière, divisée en deux unissons ardents comme deux ruisseaux de lave ; et dites si ce style passionné n’est pas en dehors et au-dessus de tout ce qu’on avait produit auparavant en musique instrumentale.

On trouve dans ce morceau un exemple frappant de l’effet produit par le redoublement excessif des parties dans certaines circonstances, et de l’aspect sauvage de l’accord de quarte sur la seconde note du ton, autrement dit, du second renversement de l’accord de la dominante. On le rencontre fréquemment sans préparation ni résolution, et une fois même sans la note sensible et sur un point d’orgue, le ré se trouvant au grave dans tous les instruments à cordes, pendant que le sol dissone tout seul à l’aigu dans quelques parties d’instruments à vent.

2è mouvement

L’adagio présente quelques rapports de caractère avec l’allegretto en la mineur de la septième symphonie, et celui en mi bémol de la quatrième. Il tient également de la gravité mélancolique du premier, et de la grâce touchante du second. Le thème proposé d’abord par les violoncelles et les altos unis, avec un simple accompagnement de contre-basses pizzicato, est suivi d’une phrase des instruments à vent, qui revient constamment la même, et dans le même ton, d’un bout à l’autre du morceau, quelles que soient les modifications subies successivement par le premier thème. Cette persistance de la même phrase à se représenter toujours dans sa simplicité si profondément triste, produit peu à peu sur l’âme de l’auditeur une impression qu’on ne saurait décrire, et qui est certainement la plus vive de cette nature que nous ayons éprouvée. Parmi les effets harmoniques les plus osés de cette élégie sublime nous citerons : 1º la tenue des flûtes et des clarinettes à l’aigu, sur la dominante mi bémol, pendant que les instruments à cordes s’agitent dans le grave en passant par l’accord de sixte ré bémol, fa, si bémol, dont la tenue supérieure ne fait point partie ; 2º la phrase incidente exécutée par une flûte, un hautbois et deux clarinettes, qui se meuvent en mouvement contraire, de manière à produire de temps en temps des dissonances de seconde non préparées entre le sol, note sensible, et le fa sixte majeure de la bémol. Ce troisième renversement de l’accord de septième de sensible est prohibé, tout comme la pédale haute que nous venons de citer, par la plupart des théoriciens, et n’en produit pas moins un effet délicieux. Il y a encore à la dernière rentrée du premier thème un canon à l’unisson à une mesure de distance, entre les violons et les flûtes, les clarinettes et les bassons, qui donnerait à la mélodie ainsi traitée un nouvel intérêt, s’il était possible d’entendre l’imitation des instruments à vent ; malheureusement l’orchestre entier joue fort dans le même moment et la rend presque insaisissable.

3è mouvement

Le scherzo est une étrange composition dont les premières mesures, qui n’ont rien de terrible cependant, causent cette émotion inexplicable qu’on éprouve sous le regard magnétique de certains individus. Tout y est mystérieux et sombre ; les jeux d’instrumentation, d’un aspect plus ou moins sinistre, semblent se rattacher à l’ordre d’idées qui créa la fameuse scène du Bloksberg, dans le Faust de Goethe. Les nuances du piano et du mezzo forte y dominent. Le milieu (le trio) est occupé par un trait de basses, exécuté de toute la force des archets, dont la lourde rudesse fait trembler sur leurs pieds les pupitres de l’orchestre et ressemble assez aux ébats d’un éléphant en gaieté….. Mais le monstre s’éloigne, et le bruit de sa folle course se perd graduellement. Le motif du scherzo reparaît en pizzicato ; le silence s’établit peu à peu, on n’entend plus que quelques notes légèrement pincées par les violons et les petits gloussements étranges que produisent les bassons donnant le la bémol aigu, froissé de très-près par le sol octave du son fondamental de l’accord de neuvième dominante mineure ; puis, rompant la cadence, les instruments à cordes prennent doucement avec l’archet l’accord de la bémol et s’endorment sur cette tenue. Les timbales seules entretiennent le rythme en frappant avec des baguettes couvertes d’éponge de légers coups qui se dessinent sourdement sur la stagnation générale du reste de l’orchestre. Ces notes de timbales sont des ut ; le ton du morceau est celui d’ut mineur ; mais l’accord de la bémol, longtemps soutenu par les autres instruments, semble introduire une tonalité différente ; de son côté le martellement isolé des timbales sur l’ut tend à conserver le sentiment du ton primitif. L’oreille hésite… on ne sait où va aboutir ce mystère d’harmonie… quand les sourdes pulsations des timbales augmentant peu à peu d’intensité arrivent avec les violons qui ont repris part au mouvement et changé l’harmonie, à l’accord de septième dominante, sol, si, ré, fa, au milieu duquel les timbales roulent obstinément leur ut tonique ; tout l’orchestre, aidé des trombones qui n’ont point encore paru, éclate alors dans le mode majeur sur un thème de marche triomphale, et le finale commence. On sait l’effet de ce coup de foudre, il est inutile d’en entretenir le lecteur.

4è mouvement

La critique a essayé pourtant d’atténuer le mérite de l’auteur en affirmant qu’il n’avait employé qu’un procédé vulgaire, l’éclat du mode majeur succédant avec pompe à l’obscurité d’un pianissimo mineur ; que le thème triomphal manquait d’originalité, et que l’intérêt allait en diminuant jusqu’à la fin, au lieu de suivre la progression contraire. Nous lui répondrons : a-t-il fallu moins de génie pour créer une œuvre pareille, parce que le passage du piano au forte, et celui du mineur au majeur, étaient des moyens déjà connus ?… Combien d’autres compositeurs n’ont-ils pas voulu mettre en jeu le même ressort ; et en quoi le résultat qu’ils ont obtenu se peut-il comparer au gigantesque chant de victoire dans lequel l’âme du poète musicien, libre désormais des entraves et des souffrances terrestres, semble s’élancer rayonnante vers les cieux ?… Les quatre premières mesures du thème ne sont pas, il est vrai, d’une grande originalité ; mais les formes de la fanfare sont naturellement bornées, et nous ne croyons pas qu’il soit possible d’en trouver de nouvelles sans sortir tout à fait du caractère simple, grandiose et pompeux qui lui est propre. Aussi Beethoven n’a-t-il voulu pour le début de son finale qu’une entrée de fanfare, et il retrouve bien vite dans tout le reste du morceau et même dans la suite de la phrase principale, cette élévation et cette nouveauté de style qui ne l’abandonnent jamais. Quant au reproche de n’avoir pas augmenté l’intérêt jusqu’au dénouement, voici ce qu’on pourrait dire : la musique ne saurait, dans l’état où nous la connaissons du moins, produire un effet plus violent que celui de cette transition du scherzo à la marche triomphale ; il était donc impossible de l’augmenter en avançant.

Se soutenir à une pareille hauteur est déjà un prodigieux effort ; malgré l’ampleur des développements auxquels il s’est livré, Beethoven cependant a pu le faire. Mais cette égalité même, entre le commencement et la fin, suffit pour faire supposer une décroissance, à cause de la secousse terrible que reçoivent au début les organes des auditeurs, et qui, élevant à son plus violent paroxysme l’émotion nerveuse, la rend d’autant plus difficile l’instant d’après. Dans une longue file de colonnes de la même hauteur, une illusion d’optique fait paraître plus petites les plus éloignées. Peut-être notre faible organisation s’accommoderait-elle mieux d’une péroraison plus laconique semblable au : Notre général vous rappelle, de Gluck ; l’auditoire ainsi n’aurait pas le temps de se refroidir, et la symphonie finirait avant que la fatigue l’ait mis dans l’impossibilité d’avancer encore sur les pas de l’auteur. Toutefois, cette observation ne porte, pour ainsi dire, que sur la mise en scène de l’ouvrage, et n’empêche pas que ce finale ne soit en lui-même d’une magnificence et d’une richesse auprès desquelles bien peu de morceaux pourraient paraître sans en être écrasés.