Musique tadjike du Badakhshan



La Musique des Tadjiks 

Les Tadjiks sont un peuple de souche indo-iranienne répartis au Tadjikistan, au Nord de l'Afghanistan, ainsi qu'à Boukhârâ et Samarkande en Ouzbekistan. Une petite enclave de 33 000 Tadjiks (groupe Salikur) vit au Xinjiang (Chine). dans le prolongement de la chaine du Pamir, à environ 3500 m d'altitude, tout près des frontières du Pakistan, de l'Afghanistan et du Tadjikistan. 

Le Tadjikistan, qui était autrefois contrôlé par les émirs de Boukhârâ, fut à partir de 1929 une des républiques socialistes d'U.R.S.S., puis déclara son indépendance en 1991. Ses 143 100 km2, où vivent près de 6 millions d'habitants, comptent 93 % de reliefs montagneux. Malgré la difficulté extrême de communication, malgré l'existence de minorités linguistiques et ethniques (Ouzbek, Lakay, Kirghizes), la culture tadjike, et notamment le folklore, présente une belle unité. Elle s'étend d'ailleurs au-delà du fleuve Panj qui délimite la frontière sud avec l'Afghanistan. 

Du point de vue musical, on peut diviser le Tadjikistan en deux zones bien distinctes malgré certains éléments communs : le Nord (Panjkent, Khojend et Ferghana), où l'on pratique un genre proche du Shahshmaqâm boukharien et partagé avec les Ouzbeks, et le reste du pays où les modes, les rythmes et les instruments sont tout différents, et se retrouvent grosso modo au nord de l'Afghanistan. Au sein de cette zone, on peut distinguer deux grandes familles : celle du Badakhshân proprement dit (non pas la province administrative, mais la région géographique), et celle des autres régions, notamment Karâtegin (et sa capitale Kulâb), ainsi que Darwâz (Qala-i Khum), deux importants foyers musicaux.

La musique du Badakhshân 

Les Tadjiks du Badakhshân, de Tashkorgân ainsi que leurs voisins les Hunza sont d'obédience ismaélienne ; ils se désignent comme adeptes des Panjtan "les Cinq" (la Sainte Famille islamique). L'ismaélisme est à l'origine une doctrine ésotérique shi'ite imâmite qui eut en son temps un profond impact sur la mystique islamique orientale. Le descendant des imâms ismaéliens, qui est, en droit, le chef spirituel de cette communauté, n'est autre que l'Aghâ Khân. Le particularisme religieux des Badakhshânais, ainsi peut-être que leur situation géographique protégée de l'agitation du reste du monde a sans doute contribué à la préservation de pratiques et de formes musicales archaïques et hautement originales. Un des traits spécifiques de la musique tadjike est par exemple l'emploi du chromatisme qu'on ne trouve nulle par ailleurs en Orient sous cette forme (excepté chez les Ahl-e haqq du Kurdistan, également adeptes de l'ésotérisme imamite). Un autre trait remarquable est que la religion n'entrave aucunement les pratiques musicales et, au contraire, les encourage, notamment à l'occasion des veillées funèbres et des fêtes religieuses, et privilégie certains instruments comme le tanbur

La musique du Badakhshân se distingue des autres musiques des montagnes par ses instruments spécifiques : prédominance du grand luth setâr et de luths à table en peau, rabâb et tanbur, et absence du petit luth à deux cordes (dombra). Certains rythmes également sont particuliers et réputés difficiles à imiter pour les non-natifs. Enfin l'atmosphère est un peu différente : on y aime les pièces lentes, longues, nostalgiques et méditatives. Les Tadjiks du Badakhshân se distinguent aussi de leurs voisins par la qualité de leurs danses. On peut danser sur presque toutes les chansons, mais on distingue les danses en solo, en couple, en ensembles, danses masquées, pantomimes, etc., sur des rythmes asymétriques marqués par les tambourins et le rabâb.


Les Formes

Les Tadjiks du Badakhshân et du Xinjiang, parlent des dialectes pamiriens (shoghnâni, wakhi) ; au Tadjikistan, ils connaissent le persan classique et parlent une de ses variétés, le tadjik, tandis qu'au Xinjiang où ils apprennent en priorité le chinois et l'ouïgour, seul les vieux, les religieux et les lettrés connaissent cette langue, qui demeure la langue liturgique et poétique par excellence. On chante toujours les poètes de Shirâz : Sa'adi et Hâfez, ainsi que Jâmi ou Bidel. 

Selon les maîtres, il y a 6 types de musique :

  • d'assemblée (majlis), avec rabâb, setâr et daf. On y danse en groupe, hommes et femmes ensemble, ou encore en couple, ou tout seul. 
  • Tchap suz (ney et dâyre), chant et danse, y compris chansons d'amour. 
  • tanbak suz (ney et dâyre). 
  • buzkale bâzi (en faisant paître les troupeaux). 
  • volvolakik (avec troupeaux de chevaux). 
  • junjigar (idem) 
  • qasâ'id (lamentations funéraires, peine, chants religieux shi'ites dramatiques), accompagné du bilarzekom (ou balandikom) instrument religieux par excellence. 


Un septième genre comprend les compositions modernes sur lesquelles on peut également danser. Il existe aussi des danses masquées, ou imitant un cavalier (dites argomok). 

Parmi les chansons, on distingue les genres falak et les robâ'i (quatrains en persan). Dans le genre falak, on distingue quatre catégories : falak proprement dit, bolbokil (en persan ou tadjik du Wakhân), arkatilok, tilomjun

Chez les Tadjiks du Xinjiang, les pièces sont très courtes, souvent monothématiques, de tempo plus rapide, avec une forte prédilection pour les rythmes à 7 temps. C'est pour cette raison qu'on a choisi de donner dans ce disque des extraits brefs mais nombreux, plutôt que quelques exemples très répétitifs.

Du côté du Badakhshân tadjik, on distingue notamment les genres : lala'ik et dodo'ik (berceuses, souvent jouées en suite après un falak), dardilik (exprimant la peine), monâjât (supplique), rubâ'iât et dobeyti (poèmes de 4 et 2 vers), ghazal (sonnet), maddâh (chant religieux), nasihat (genre moral), maqâm ou navâzesh (instrumental), sitâyesh (ode de louange, sur des vers mokhammas), bi parvâ falak, dilak, sartarashân, danses rapâ, du pigeon, de l'aigle, du sabre, etc. 


Les instruments 

Le rabâb est l'instrument emblématique du Badakhshân. On en trouve des formes voisines au Tibet et chez les Ouïgour du Xinjiang. Il est taillé dans un seul bloc d'abricotier et sa table d'harmonie est constituée d'une épaisse peau de cheval qui lui donne un timbre voilé caractéristique. Ses cordes en nylon (ou soie), frappées par un plectre en bois sont au nombre de trois dont deux doubles, plus une quatrième jouée à vide, soit 6 cordes accordées la-la3, mi-mi3, si2 + mi4. Dans l'accompagnement du chant, il joue surtout un rôle rythmique. 

Le tanbur est une sorte de gros rabâb taillé dans un tronc de mûrier ; il se différencie du rabâb par sa sonorité plus grave, son accord plus complexe et les mouvements de la main droite qui sont l'inverse de ceux du rabâb. Il est considéré comme plus grave et plus solennel. Il comporte 7 cordes plus une huitième jouée à vide, doublant la plus aiguë. 

Le ghijak (ou jighak, le criard) est une vièle à archet dont la caisse est un bidon métallique rectangulaire de récupération, traversé d'un manche en bois tourné monté de trois cordes métalliques. 

Le dâyre est un tambourin sur cadre circulaire, de dimension moyenne de 45 cm. Il est beaucoup joué par les femmes qui ont l'exclusivité d'un répertoire polyrythmique spécifique. 

Le ney est une flûte à bec en bois tourné ou en os d'aigle (dans l'est du Badakhshân).

Le setâr est un autre instrument typique du Badakhshân, qu'on retrouve également en Afghanistan et dans le nord du Pakistan, et qui est probablement à l'origine du sitâr indien. C'est un grand luth à manche long, dont la caisse est taillée dans un tronc de mûrier, parfois d'un seul bloc avec le manche qui est creux, pour obtenir un son plus puissant. Autrefois le setâr avait trois cordes (d'où son nom), puis les cordes furent doublées ou triplées. Il y a environ quarante ans, trois autres cordes furent ajoutées comme bourdon. Cette variété à 9 cordes (ou parfois 10 ou 12) est de plus en plus répandue au Tadjikistan, tandis que l'ancienne forme subsiste du côté chinois. Le setâr avait autrefois 13 frettes dont une mobile (pour jouer les genres les dardilik, lala'ik, etc.). On pouvait y jouer seulement les airs anciens. M. Tavalaev a ajouté des frettes manquantes, de sorte que l'instrument comporte maintenant 26 frettes (donnant une gamme chromatique) et couvre trois octaves. La corde principale est accordée en La, l'accord des autres variant selon les pièces jouées. 
Toutefois on constate à l'enregistrement que l'ancien setâr, toujours joué, comporte des intervalles non chromatiques de 3/4 de tons, fait extrêmement rare en Asie Centrale.

Un luthier.

Les musiciens 

Dans le sud du Tadjikistan, le personnage central de la vie musicale est le barde, hâfez. Dans les montagnes du Pamir, comme dans toute l'Asie Intérieure, depuis des millénaires, ces troubadours transmettent par leurs chants la sagesse, les mythes, les idées religieuses et mystiques, établissent l'histoire profane et sacrée, déclinent les généalogies, célèbrent l'amour et la nature. Leur mission est d'abord d'instruire et d'édifier le peuple, de marquer les grands événements et accessoirement de conduire les festivités. Avant l'écriture, il composaient d'immenses textes qu'ils confiaient à leur mémoire extraordinaire. Leur nom de hâtez ("celui qui sait par cœur", "qui préserve") n'est pas usurpé : certains bardes ont dicté plus de cent mille vers ! Ces artistes désintéressés n'ont jamais fait de concessions au modernisme et représentent la tradition des bardes du Pamir dans toute son authenticité. Au sein du système socioéconomique archaïque reposant sur la solidarité, la musique, le chant et la danse jouent un rôle essentiel pour l'identité culturelle. Aussi les bardes du Badakhshân, contrairement à ceux d'autres régions, ne sont généralement pas à proprement parler des professionnels, malgré leur qualification. De plus, la musique étant un bien culturel accessible à tous, nombreux sont ceux qui jouent d'un instrument, et plus encore, ceux qui dansent et chantent bien. Ils se regroupent parfois en petits ensembles et avec le soutien de modestes centres culturels, ils s'attachent à préserver ou retrouver les traditions anciennes et animent bénévolement les fêtes et les noces, cadre d'expression musicale par excellence. C'est le cas des ensembles de Rôshân et de Khârog présentés ici. 

La troupe de Khârog est dirigée par le jeune Khodâpanâh Berdov, qui joue également le setâr. Ses principaux membres parmi les musiciens sont : Shâh-Mohammad Dustov (ghijak), Mahingul NazarShâheva (chant), Alam-namâ Rustamova (chant et dâyre), Ashrafmâh Yusufbekova (chant), Karakhân Karakhânov (tanbur). 

La troupe de Rôshân, qui comporte également des artistes de Bartang et de sa vallée, est dirigée par Mosavar Minakov (ghijak, chant). un artiste renommé dans le pays, qui s'est attaché à préserver, et parfois à exhumer, les formes traditionnelles, sans aucune concession à la modernité. Son action et ses activités musicales ont été récompensées par diverses distinctions officielles. La troupe à laquelle il communique son enthousiasme comprend de nombreux musiciens, chanteurs et danseurs de Rôshân et de la vallée de Bartang, pour la plupart amateurs. Les principaux sont ici : Khojânov (setâr), Mahmadov (rabâb afghan et chant), Azizbekov (rabâb du Pamir et chant), lzadkhânov (tanbur et chant), Shaykh Jalilov (ney). D'autres musiciens et chanteurs s'y joignent, jouant de la guimbarde (labtchang), du tanbur, de l'accordéon, etc. 

Mamad-Atâ Tavalaev est le grand maître du setâr au Tadjikistan. Il a œuvré pour améliorer et modifier l'instrument afin de lui permettre de jouer les mélodies des pays voisins. "Depuis 1951 (il avait 16 ans), dit-il, j'ai fait revivre le setâr, j'ai beaucoup travaillé cet instrument pour que notre sang ne disparaisse pas".

Kaladar Rahmatbekov, né en 1933 à Roshân, est un maitre du tanbur et du setâr.

Tawâr Soltân-Qâlebov est né en 1907. Lui-même descendant de hâtez, il exerce les fonctions de khalife dans les rites ismaéliens, ce qui correspond au rang de mollâ ou prêtre. (Chez les ismaéliens, les officiants doivent être chanteurs et musiciens). Il fut le plus fameux hâfez de son époque, et son fils Sâheb-nazar Tawârov, né en 1935, a également hérité de la fonction et du talent de ces aïeux. Tous deux vivent dans le hameau de Sardem, dans la vallée de Gunt, à environ 3 000 m d'altitude.

Chupân Bey est un agriculteur de Tashkorgan qui joue le setâr à la manière ancienne, et dans les intervalles anciens, et qui est considéré dans la région comme le meilleur expert de cet instrument et de son répertoire.

Kanchi Bek est un éleveur de la région de Tashkorgan, qui joue du ghijak et du ney, en dehors de toute institution, accompagné de sa femme ou de l'un de ses huit enfants.

La troupe de chant et danse (Ge wu tuan) de Tashkorgan est dirigée par Mr Samin. Elle regroupe des instrumentistes, chanteurs, danseurs, hommes et femmes, ainsi que des compositeurs-interprètes tadjiks qui, suivant les consignes du conservatoire de Pékin, arrangent ou créent de nouvelles formes. Seules les formes et les instruments anciens ont été reproduits dans ce disque.

Jean DURING