Kazakhstan : le kobyz, l’ancienne viole des chamanes






Au cœur de l’Asie centrale, le Kazakhstan frappe par l’immensité de son territoire (2.717.300 km2) qui s’étend depuis les rivages de la mer Caspienne jusqu’aux frontières de l’Ouzbékistan et de la Chine. Les Kazakhs, dont l’ethnonyme signifie “libre”, ont construit leur identité aux XVe et XVIe siècles sur l’attachement au nomadisme et à la steppe. La musique traditionnelle kazakhe est la représentation sublimée de leur histoire, du mode de vie nomade et de ces espaces infinis, terres de chevauchées et de conquêtes fantastiques. Elle a accueilli l’imaginaire d’un peuple épris de liberté en
donnant une place privilégiée à l’improvisation et à la virtuosité. Née dans la steppe, la tradition musicale kazakhe plonge ses racines dans son héritage turco-mongol et partage avec l’ensemble des peuples türks et mongols : des instruments de musique, allant des cordophones aux tambours en passant par différents types de flûtes et de guimbardes, une pratique généralement liée aux activités quotidiennes et imprégnée de croyances chamaniques, et des genres musicaux. Chez les Kazakhs, même convertis à l’islam, la symbolique et les pratiques liées au chamanisme ont perduré. 


À l’origine de la musique : le kobyz

Le terme kobyz est un archétype linguistique qui se retrouve, sous une forme plus ou moins variée, chez la plupart des peuples turco-mongols pour désigner différents types d’instrument : la viole (morin-xuur mongole, xyl-xomus touva, kyl-kobyz kazakh et ouzbek), le luth (koms/xomys khakasse, komuz kirghize), la guimbarde (aman-xuur mongole, xomus touva, yakoute, komuz kirghize, shan-kobyz kazakhe) et, plus anciennement, le tambour (kobuz altaïen). Cette dimension générique du terme kobyz témoigne d’une conception de la musique qui transcende la forme de l’instrument et met en avant la pratique au sein de laquelle il s’inscrit. De fait, il est notoire que toutes les sociétés pastorales de tradition nomade ayant adopté cette terminologie sont ou étaient des sociétés chamanistes, et que le kobyz était l’apanage des chamanes.
Chez les Kazakhs, le kyl-kobyz (kyl signifiant litt. “crin de cheval” en référence aux cordes de l’instrument) est, avec le luth dombra, l’instrument qui a connu le développement le plus abouti dans le cadre de la musique traditionnelle.
Le mythe de création du premier instrument de musique kazakh – la viole kobyz – est lié à Korkyt Ata, l’ancêtre de tous les baksy (chamanes). Cette légende, très répandue chez les peuples türks, raconte l’invention de la musique, dont l’objet n’était pas de distraire mais de dépasser la mort. Elle a survécu dans la culture kazakhe jusqu’à aujourd’hui, ainsi que l’image sacrée accordée au kobyz.
Lorsque Korkyt eut vingt ans, un esprit vint le voir en rêve pour lui dire qu’il ne vivrait pas plus de 40 ans. Korkyt partit alors à la recherche de l’immortalité. Il enfourcha sa chamelle, Zhelmaïa (litt. “rapide comme le vent”), et se rendit vers le soleil levant. Il vit un jeune garçon aux yeux bleus qui, debout, creusait une tombe. Korkyt lui demanda ce qu’il faisait. Le garçon lui répondit qu’il creusait une tombe pour Korkyt. Ce dernier s’enfuit aussitôt et alla vers le soleil couchant. Un jeune homme agenouillé creusant une tombe l’y attendait. Il repartit vers le nord et aperçut alors un homme adulte aux yeux bleus mais dont les cheveux grisonnaient.
Ce dernier était dans la tombe jusqu’à la ceinture. Korkyt se rendit alors au sud mais là, dans une fosse, l’attendait un vieillard dont les yeux bleus lui étaient familiers.
Ainsi, aux quatre coins de la terre, la mort l’attendait et une tombe était prête à l’accueillir. Korkyt retourna donc chez lui et, sur les rives du Syr-Darya, fabriqua le premier kobyz. Pour ce faire, il sacrifia sa chamelle et tendit sa peau sur le nouvel instrument. Puis il déplia son tapis au-dessus du fleuve, s’assit et se mit à jouer jour et nuit. La musique, qui résonnait pour la première fois, charma toutes les créatures vivantes qui s’étaient rassemblés pour l’écouter. La mort vint à son tour mais, tant que la musique jouait, elle ne pouvait prendre Korkyt. Un jour, comme il posait son kobyz pour boire, la mort s’approcha de lui et le fit passer dans le monde des esprits.


Le rituel chamanique

Le kobyz est l’attribut indispensable du baksy. Équivalent du tambour chamanique sibérien, il sert de réceptacle des esprits, de monture symbolique, de figuration de l’univers ou encore d’outil sonore imitatif. Sa musique éloigne les mauvais esprits, la maladie et la mort. Lors du rituel chamanique, il permet au baksy d’ouvrir une porte vers le monde des ancêtres ; celle-ci est matérialisée par un miroir placé à l’intérieur de la caisse de résonance. Le baksy, regardant le miroir tout en jouant, communique ainsi avec les aruakh (les esprits des anciens) et clame ses prédictions au son du kobyz, qui reproduit les cris d’animaux sauvages ou d’oiseaux. Ces derniers sont des motifs mélodiques récurrents dans les pièces instrumentales, car ils portent symboliquement l’âme des morts.
Lors de la cérémonie, chaque chamane interprète une mélodie, appelée saryn, qui lui est propre et rythme son voyage dans l’au-delà. Ces saryn sont construits selon un principe cyclique : la répétition d’un motif mélodique jusqu’à dix fois avant l’introduction du second qui n’est joué qu’une seule fois. L’enchaînement des deux motifs, selon ce principe, se reproduit ensuite tout au long du rituel.
Les baksy sont des personnages à part. Leurs comportements ne sont pas soumis aux règles humaines car ils appartiennent au monde des ancêtres et des esprits. Leur don, transmis à travers les générations, peut aussi s’inviter chez quelqu’un en rêve. La personne élue doit alors trouver un maître. L’apprentissage est long et totalement oral. Le disciple se doit d’observer son maître et de tout mémoriser. Lorsque son maître l’estime prêt, l’élève peut exécuter une partie du rituel. Ainsi, de manière progressive il apprendra à mener le rituel à son terme.
Les baksy sont sollicités pour retrouver des objets perdus, guérir des malades, faire des prédictions. Auparavant, chaque tribu avait son baksy et les plus puissants étaient célèbres dans toute la steppe, mais du fait de la répression dont ils furent victimes pendant la période soviétique, il en reste très peu aujourd’hui. Lors d’un rituel chamanique, un baksy pouvait jouer du kobyz pendant des heures. Le kobyz possède sa propre efficacité magique. Autrefois, nul Kazakh n’aurait osé en jouer s’il n’était pas chamane, car chacun de ses sons avait un pouvoir. De même, seul un baksy était supposé le fabriquer.
L’usage du kobyz renvoie à des conceptions issues d’un mode de vie pastoral et itinérant et selon lesquelles il existe un monde adjacent à celui des humains. Et si le sens profond des mélodies de kobyz s’est, avec le temps, évanoui ou dissimulé, leur transmission orale sur plusieurs générations a permis de préserver tout au moins l’écho d’une musique capable d’agir sur les esprits (pir).


Le kobyz : description de l’instrument

De par sa facture monoxyle, le kobyz kazakh fait partie des instruments les plus anciens de la civilisation turco-mongole. Taillés dans un bloc de noyer ou de bouleau, les plus vieux spécimens ont une forme qui, de profil, rappelle étonnamment celle de l’arc musical. Sa taille est très variable.
Aujourd’hui, il est le plus souvent de taille moyenne, entre 70 et 80 cm de long, mais autrefois les chamanes kazakhs préféraient les grands kobyz, appelés nar-kobyz en référence au chameau, nar, animal totémique.
La terminologie vernaculaire a préservé la représentation zoomorphique ancienne qui le considérait comme un corps vivant. Le cheviller est appelé “la tête” (bas), le manche “la poitrine” (keude) et la caisse “les jambes” (aïak). Le corps de l’instrument est donc constitué d’un cheviller rectangulaire, d’un manche lisse, sans frettes, et d’une caisse de résonance ouverte dont seule la partie inférieure est recouverte d’une peau de chameau. Cette dernière, faisant office de petite table d’harmonie, est reliée à la pointe inférieure par des lanières de cuir.
Le cheviller pouvait être orné de symboles chamaniques : des pendentifs métalliques, des cornes d’ovins, des ailes d’oiseaux, des feuilles y étaient ainsi suspendus, ajoutant ainsi à cette viole la fonction d’idiophone lorsque le baksy le secouait tout en frappant les cordes et la peau de son archet.
Les deux cordes sont constituées de 50 à 60 crins de cheval tressés et sont tendues à une certaine distance du manche de sorte que le musicien ne les enfonce jamais jusqu’à la touche. Diverses techniques de frottement et de pression sur les cordes offrent une large palette sonore et ornementale. Il en résulte un timbre grave au spectre large, une voix profonde et tranchante enrichie d’harmoniques subtils lorsque le poids de l’archet s’allège sur les cordes, un son d’une étrange beauté qui pénètre les âmes des vivants et appelle celles des morts.


Les kuï

Le kuï kazakh est une pièce instrumentale. Il dure en moyenne deux à quatre minutes. Chaque kuï explore une seule image musicale et un seul état. Tous les thèmes, même les plus dynamiques, le galop d’un cheval par exemple, sont exprimés non pas comme des processus mais comme des états. Le motif du kuï se présente dans une perfection déjà atteinte, qui ne nécessite pas de développement. L’instant se prolonge pour devenir éternité. La musique crée ainsi un champ émotionnel qui enveloppe les auditeurs.
La composition des kuï au kobyz est modelée sur celle des saryn, mais le saryn n’en est qu’une composante car le kuï comprend d’autres motifs mélodiques. La majorité des kuï attribués à Korkyt sont en fait des saryn retravaillés. Chaque kuï s’achève sur une même cadence répétée qui renvoie à une formule rituelle, liée aux cercles que décrit le baksy à la fin du rituel. D’une façon plus générale, le caractère rituel des kuï explique leur structure basée sur la répétition, tant au niveau des motifs mélodiques que de la forme globale. Parmi les thèmes les plus répandus, relevons les zhoktau (“pleurs”) présents dans tous les kuï de Korkyt, le zar (“chagrin”), le qonyr (“élégie méditative”) mais aussi des thèmes plus gais, généralement joués dans le registre aigu.
Le répertoire du kobyz se réfère à deux traditions instrumentales : celle des baksy et celle des zhyrau (chanteur épique). De la première ont été préservés quelques saryn, une dizaine de kuï attribués à Korkyt et plusieurs pièces composées au XIXe et XXe siècles. Elle se caractérise par un enchaînement de motifs mélodiques conclus par des accords de quarte. Les kuï épiques, appartenant à la seconde tradition, tels que Qazan, Qambar, Mylnyq-Zarlyq, se présentent comme la narration musicale d’un épisode d’une épopée et ont donc un caractère illustratif prononcé. L’expression musicale reproduit le style vocal du zhyrau, avec la répétition du thème ponctué par des accords de quinte.
Tous ces kuï connaissent un grand nombre de variantes et chaque interprète en restitue une version personnelle. La qualité d’un musicien et la saveur des kuï résident donc dans l’équilibre entre la fidélité de l’interprétation et l’apport personnel de l’instrumentiste.


Le chant accompagné au kobyz

La vie de tout Kazakh est imprégnée par le chant. Abaï (1845-1904), un des plus importants poètes et penseurs kazakhs modernes, disait : La chanson vous ouvre les portes du monde / la chanson accompagne l’âme dans son dernier repos, avec tristesse / la chanson est l’éternelle alliée des joies terrestres / Ainsi, prenez soin d’elle, estimez-la, aimez-la !
La chanson traditionnelle kazakhe comprend plusieurs répertoires : chants rituels, chansons lyriques, chants historiques et “chansons simples” (qara ölen).
Il existe deux écoles régionales : celle du Kazakhstan occidental et celle d’Arka, région de steppe au cœur du pays, située entre Karaganda et Semipalatinsk. La tradition d’Arka est celle qui a eu le plus d’influence sur l’art vocal kazakh et elle a gagné les régions voisines. Elle se caractérise par la beauté de ses mélodies et une grande virtuosité vocale.
Interprété par des chanteurs professionnels, appelés seri, le répertoire d’Arka comprend des chants traditionnels ainsi que des chansons d’auteurs des XIXe et XXe siècles principalement. Ce sont généralement des chants strophiques composés de quatrains d’octosyllabes. Les thèmes poétiques, généralement lyriques, décrivent la vie de la jeunesse kazakhe ou la beauté des steppes. Les chanteurs
les plus appréciés, ceux qui “touchent le cœur et l’âme”, ont une voix puissante au timbre riche et au registre large. Mais d’autres qualités sont requises comme l’improvisation, un sens esthétique et le goût de la poésie.
L’improvisation vocale est confiée à des gens dans la force de l’âge, les akyn (chanteurs improvisateurs). Inspirés par les ancêtres (aruakh), ils représentaient autrefois leur tribu, alors qu’aujourd’hui ils portent les couleurs de leur région. Leur répertoire comprend des maximes ou pensées, à caractère philosophique et moral (tolghau), des critiques sur les défauts des Kazakhs où la corruption, la cupidité et l’injustice tenaient une large part. Dans le style récitatif, les akyn interprètent aussi des terme, qui étaient autrefois des extraits d’épopées, avant de recouvrir un sens plus large qui englobe aujourd’hui les tolghau.
Qara ölen (litt. chanson simple) est un genre très populaire, qui peut être chanté par tous, professionnels et amateurs, et à tout moment.
Ces chansons permettent à chacun d’exprimer ce qu’il a sur le cœur. Essentiellement lyriques, elles parlent de la vie quotidienne des nomades. De longueur variable, habituellement construites sur des quatrains de vers de 11 syllabes, elles sont souvent improvisées à partir de couplets connus.


Le kobyz depuis le XIXe siècle

Durant la période soviétique, les baksy ont subi de plein fouet la répression. Nombre d’entre eux ont été exécutés emportant leur science avec eux. La pratique chamanique a disparu ou est devenue clandestine, empêchant la transmission d’une génération à l’autre. Il en est résulté un appauvrissement du répertoire, qui ne se compose plus aujourd’hui que d’un peu plus d’une vingtaine de kuï. Pour certains d’entre eux, les circonstances d’exécution et leur signification ont été oubliées, et seule la mélodie a survécu.
La plupart de ces kuï ont été transmis par Ykhlas Dukenov (1843-1916). Reconnu comme le plus grand kobyziste kazakh, il fut aussi un compositeur prolixe. Bien que descendant d’une lignée de baksy sur trois générations, Ykhlas ne s’est jamais considéré comme un chamane. Il forgea un style original, fondé sur l’héritage de son père, et transposa cette musique du sacré au profane. Les motifs musicaux et les thèmes furent préservés, mais il leur donna une plus grande souplesse dans la forme et le rythme. Il mit au point de nouvelles techniques de jeu, développant l’art du kobyz qui atteignit alors sa plénitude. Son empreinte est sensible sur l’ensemble de la tradition du kobyz. Plus de dix kuï d’Ykhlas sont encore connus et tous ceux de Korkyt ont été retranscrits par lui.
Au cours du XXe siècle, deux musiciens d’exception ont perpétué l’héritage de Ykhlas Dukenov. Il s’agit de Zhappas Kalambaev (1909-1970) et de Daulet Myktybaev (1905-1976).
Zhappas Kalambaev, joueur de dombra et de kobyz, reçut l’enseignement de maîtres du Karatau, sa région natale au sud du Kazakhstan, dont Ykhlas était également originaire. Elève notamment de Sugir (1882-1961), célèbre dombriste et compositeur, il retranscrit pour le kobyz les kuï d’Ykhlas et de Korkyt que son maître jouait à la dombra.
À partir des années trente, il participa au conservatoire national kazakh à la “reconstruction” du kobyz, dont la caisse de résonance fut alors entièrement recouverte à l’instar du violon. Cette “européanisation” de l’instrument fut très largement répandue du temps de l’URSS, mais disparaît progressivement depuis 1991.
Daulet Myktybaev, né dans la région d’Akmola (centre du Kazakhstan), a été formé par le propre fils d’Ykhlas, qui avait conservé précieusement en mémoire les pièces transmises par son père. Myktybaev voyagea beaucoup à travers le Kazakhstan pour collecter des kuï auprès de vieux chamanes et kobyzistes. Il passa les six dernières années de sa vie à enseigner au conservatoire.