Musique pour 18 musiciens (1974-76) de Steve Reich






Music for 18 Musicians, appelée également 18, est une œuvre musicale de Steve Reich composée entre mai 1974 et avril 1976 pour un ensemble concertant de 18 musiciens. Cette œuvre est à la fois considérée comme l'une des pièces maîtresses du compositeur notamment de sa période dite de « minimalisme mature » mais également une œuvre essentielle de la musique contemporaine, en particulier de la musique minimaliste. Music for 18 Musicians a connu un succès très important, qui a fait connaître Steve Reich internationalement. Le disque du label ECM sorti en 1978 s’est vendu à plus de 10 000 exemplaires !

A l'écoute de Music for 18 musicians (et des musiques minimalistes en général), comment l'auditeur ne peut s'ennuyer au bout d'une heure... ?
Cette musique enferme une certaine spiritualité, une aura s'en dégage et nous transporte, nous fait voyager...  une sorte de spleen où l'on s'interroge sans cesse et sur tout ce qui nous entoure mais aussi sur nous-même ! C'est au fond le reflet de notre monde en perpétuelle évolution avec des variations infinitésimales qui nous mène finalement à l'hypnose, à la méditation et qui n'aboutit à rien (si ce n'est qu'une relaxation de l'esprit).
Cette musique a vraiment des vertus "magiques", des pouvoirs fascinants sur l'esprit qui de toutes évidences sont à utiliser en musicothérapie. Nous savons tous que toutes les musiques sacrées ont la particularité de distendre le temps et l’espace et de faire passer le cerveau en « onde alpha ». C’est pourquoi elles sont propices non seulement à l’éveil spirituel mais aussi à la relaxation et à la réduction des douleurs. Peut-être qu'il en va de même pour la musique minimaliste.
De plus cette musique est teinté d'un certain exotisme : il faut dire que le vibraphone, les marimbas ou les propriétés de résonance du piano et même la polyrythmie, la modalité (si on peut parler de modalité !) suggère cet exotisme.

C'est le mystère de cette grande oeuvre qui hypnotise littéralement son auditeur au bout de quelques minutes. Les changements subtils de textures, de rythmes, sont une image de la vie. Le principe même de la "pulsation" initiale qui sous-tend toute l'oeuvre n'est-il pas à l'image de la vie ?

D'un grand dynamisme, la partition représente l'apogée de la phase minimaliste en musique. Sur la base d'une "pulsion" donnée au début de l'oeuvre et maintenue de bout en bout, se déroulent une suite de 11 sections ou des modifications subtiles du rythme, de la mélodie et de l'harmonie maintiennent l'auditeur en état de transe virtuelle malgré un aspect extérieur peut être un peu statique au départ. L'effet n'est pas très different de celle du "Boléro" de Ravel même si l'oeuvre de Reich dure entre 55 et 70 minutes selon les interprétations et la quantité de répétition des interprètes (qui ont quelque latitude la-dessus).

Cette pièce de Reich est fortement inspirée de la cosmogonie orientale qui perçoit l'écoulement du temps comme un phénomène cyclique (perpétuel recommencement) plutôt que comme un phénomène linéaire (avec un début et une fin) comme l'univers judeo-chretien occidental. Et de fait, l'oeuvre semble surgir de nulle part pour adopter la pulsion de la vie et s'éteindre tout aussi imperceptiblement à la fin de la 11è section. En fait, l'oeuvre est terminée et on a l'impression qu'elle se poursuit encore tellement l'hypnotisme de la partition emporte l'auditeur.

Avec cette oeuvre, le minimalisme a atteint sa limite en tant que genre musical. Il a été impossible aux compositeurs subséquents de cette école de produire un chef d'oeuvre équivalent ; et, en réalité, on imagine mal comment il serait possible de pousser plus loin les possibilités expressives de cette technique de composition.


Remarques du compositeur

Les premières esquisses de Music for 18 Musicians datent de mai 1974 et la pièce a été achevée en mars 1976. Même si la pulsation constante et l'énergie rythmique rappellent plusieurs de mes oeuvres précédentes, l'instrumentation, l'harmonie et la structure sont nouvelles.

L'instrumentation de Music for 18 Musicians est nouvelle par le nombre et la formation instrumentale : violon, violoncelle, deux clarinettes jouant aussi la clarinette basse, quatre voix de femmes, quatre pianos, trois marimbas, deux xylophones et un vibraphone (sans moteur). Tous les instruments sont acoustiques. Le recours à l'électronique est limité au microphone pour les voix et certains instruments
On trouve davantage de mouvement harmonique dans les cinq premières minutes de Music for 18 Musicians que dans toutes les autres oeuvres que j'ai écrites jusqu'à ce jour. Bien que la progression d'un accord à l'autre ne soit souvent qu'un changement de position, un renversement, ou le relatif mineur ou majeur de l'accord précédent (tout en restant en général dans l'armure de trois dièses), le mouvement harmonique joue, néanmoins, dans le cadre de ces limites, un rôle plus important dans cette oeuvre que dans toute autre de mes compositions.

Sur le plan rythmique, deux types de temps fondamentalement différents agissent simultanément dans Music for 18 Musicians. Le premier est caractérisé par une pulsation régulière présente tout au long de l'oeuvre aux pianos et aux instruments à mailloches. Le second est rythmé par la respiration humaine aux voix et aux instruments à vent. Les sections initiale et finale dans leur totalité, ainsi que certaines parties de toutes les sections intermédiaires, contiennent des pulsations aux voix et aux instruments à vent. Ils inspirent profondément et chantent ou jouent des pulsations sur des notes données aussi longtemps que leur souffle leur permet de tenir ces sons sans fatigue. La respiration détermine la durée des sons pulsés. La combinaison d'expirations successives, déferlant graduellement comme des vagues contre le rythme constant des pianos et des percussions, est quelque chose que je n'avais pas entendu auparavant et que j'aimerais approfondir.

La structure de Music for 18 Musicians est fondée sur un cycle de onze accords joués au tout début de l'oeuvre et répétés à la fin. Tous les instruments et toutes les voix jouent ou chantent des notes pulsées appartenant à chaque accord. Les instruments qui, comme les cordes, ne sont pas dépendants de la respiration suivent cependant la montée et la descente du souffle en se conformant aux respirations de la clarinette basse. Chaque accord est tenu pendant la durée de deux souffles et le suivant est introduit graduellement, et ainsi de suite, jusqu'à ce que tous les onze aient été joués, puis l'ensemble revient au premier accord. Le premier accord pulsé est alors tenu par deux pianos et deux marimbas. Pendant la durée de cet accord pulsé, cing minutes environ, un petit morceau se construit au dessus. Quand cette pièce est terminée, il se produit un changement soudain vers le second accord et un second petit morceau, ou seconde petite section, se développe. Cela signifie que chaque accord pour lequel il avait fallut quinze à vingt secondes dans la section initiale s'étale maintenant pour devenir l'arrière-plan harmonique pulsé d'une pièce de cinq minutes. Ce traitement rappelle celui du cantus firmus dans l'organum du XIIe siècle chez Pérotin dans lequel une seule note peut s'étirer pendant plusieurs minutes et servir de centre harmonique à une section de l'organum. Le cycle initial de onze accords de Music for 18 Musicians est un genre de cantus pulsé pour l'ensemble de l'oeuvre.

Au dessus de chaque accord pulsé se développe un petit morceau (deux pour le troisième accord). Ces morceaux ou sections sont structurés soit par une forme en arche (ABCDCBA), soit par un processus musical évolutif tel que la substitution progressive des silences par des battements. Des éléments qui apparaissent dans une section peuvent se retrouver dans une autre, mais leur contexte, harmonie et instrumentation aura changé. Les pulsations des pianos et des marimbas aux sections I et II, par exemple, passent aux marimbas et au xylophone à la section IIIA puis aux xylophones et aux maracas aux sections VI et VII. Les harmonies pulsées dans le grave du piano à la section IIIA sont reprises à la section VI, en accompagnement d'une mélodie différente jouée par des instruments différents. Le procédé qui consiste à produire un canon ou relation de phase entre deux xylophones et deux pianos, que l'on rencontre pour la première fois à la section II, se retrouve à la section IX, mais il contribue à l'élaboration d'un nouveau «pattern» d'ensemble dans un contexte harmonique différent. Le rapport entre les différentes sections pourrait être comparé aux ressemblances entre les membres d'une même famille. Ils ont certaines caractéristiques en commun, d'autres sont individuelles.

Le lien rythmique entre l'harmonie et la mélodie est l'un des facteurs principaux de changement ou de développement dans plusieurs sections de cette pièce. Plus précisément : un motif mélodique peut être répété indéfiniment, à l'instant où il se superpose à une succession de deux ou quatre accords qui commence d'abord sur un certain temps du motif et ensuite sur un autre, on aura l'impression d'entendre un décalage de l'accent à la mélodie. Ce jeu qui consiste à modifier le rythme de la progression harmonique face à un motif mélodique constant est l'une des techniques de base de cette oeuvre et je ne l'avais jamais utilisée auparavant. En décalant l'accent, on parvient à varier ce qui en fait reste inchangé.
Les changements d'une section à l'autre, ainsi que les changements au sein de chacune des sections, sont initiés par le vibraphone dont les motifs, joués une seule fois, servent à signaler le passage à la mesure suivante, un peu comme dans le gamelan balinais où un joueur de tambour lance un signal auditif pour les changements de motifs ou comme dans la musique de l'Afrique occidentale où c'est le rôle du maître tambour. Ce procédé s'oppose aux signes de têtes visuels utilisés dans mes oeuvres antérieures pour préparer les changements, ainsi qu'à l'habitude dans la pratique musicale occidentale de faire diriger les grands ensembles par un chef d'orchestre qui ne joue pas. Les signaux sonores font alors partie de la musique et permettent aux musiciens de continuer à s'écouter.

- Steve Reich
(1976)