Bernd Aloïs Zimmermann (1919-1970), le pluralisme stylistique


Biographie

Il est né en 1918 : il est donc un peu plus vieux que les jeunes compositeurs avant-gardiste de la génération 1925 tels que Xenakis (1922), Boulez (1925), Berio (1925), Ligeti (1923), Stockhausen (1928). Il est déjà arrivé à une certaine maturité au moment du sérialisme d’après la deuxième guerre mondiale (il avait presque 30 ans). Il se suicide en 1970 quelques mois après la création de son œuvre intitulée Requiem für einen jungen Dichter (Requiem pour un jeune poète).

On peut répartir son activité créatrice en 3 périodes :
  • Jusqu’en 1952 : période expressionniste.
  • De 1952 à 1960 : période sérielle durant laquelle il pratique un sérialisme très strict.
  • A partir de 1960 : il va s’affranchir de ce sérialisme rigoureux (mais il fera appel à la série de temps en temps mais de manière plus souple). Il développe une nouvelle conception stylistique qu’il appelle « pluralisme stylistique » (il juxtapose des éléments de styles extrêmement différents, des citations de différents auteurs : il recourt au jazz, au rock... à la popular music et épisodiquement dans Les Soldats il fait appel à une petite chanson populaire... de la folk-music). La musique populaire n’est qu’une des multiples références auxquelles il fait appel.

Son pluralisme stylistique consiste en superposition ou succession de styles très différents et il juxtapose comme ça des couches sonores différentes, souvent opposées à l’extrême par le style et l’époque. Il fait appel à une technique de collage et de montage influencées par la littérature contemporaine (cf. Ulysse de Joyce) ou les collages de la peinture surréaliste.

Requiem pour un jeune poète (1969)

C’est la dernière œuvre que Zimmermann ait composée. Il l’a intitulée « lingual » : contraction de lingua (la langue) et ritual (le rite). Ce terme « lingual » signifie donc « rituel de langue ». Effectivement, il n’y a pas que de la musique : il y aussi des textes parlés.
Les effectifs sont pléthoriques : 3 choeurs, un jazz band, un orchestre symphonique, 2 récitants, 2 chanteurs (une soprano et un baryton) et 8 haut-parleurs qui diffusent soit des enregistrements de textes historiques ou bien de la musique enregistrée. Parmi les textes cités on trouve : James Joyce, Ezra Pound, Albert Camus et Ludwig Wittgenstein et des petits fragments du pape Jean XXIII, Joseph Goebbels, Adolf Hitler, Neville Chamberlain, Imre Nagy, Mao Zedong.

« Donna nobis pacem » du Requiem pour un jeune poète (1969) de Zimmermann



Le choeur chante donna nobis pacem (= donne nous la paix). Les haut-parleurs diffusent des textes lus : de Goebbels de 1943, un texte de l’apocalypse, il y a également la voix de Staline, de Churchill, la voix d’un officier allemand (du 20 juillet 1944), et un texte d’un philosophe allemand (Konrad Bayleur). En outre, Zimmermann cite la 9ème symphonie de Beethoven (car le texte de Schiller est cité aussi), et, juste après les Beatles.

Le but de Zimmermann dans ce requiem a été de restituer à la fois par les textes et les musiques employés, tout le demi-siècle (même les 60 ans) qui venait de s’écouler. Ce fut une période historique où il s’est passé des choses épouvantables. Cette période historique fut aussi celle de sa vie personnelle : c’est une manière de donner à entendre, parfois de manière superposée (donc pas forcément très audible), l’histoire de ce demi-siècle. Cela prend une résonance particulière lorsqu’on connaît le contexte personnel de Zimmermann qui allait se suicider quelques mois après. Il a écrit au chef d’orchestre qui a fait la création : « il y a des exécutions qui doivent avoir lieu même dans les pires conditions parce que l’époque de leur exécution est d’une importance fondamentale pour l’existence spirituelle du compositeur. C’est le cas maintenant. Je l’écris parce que tout dépend de cela… » : c’est une déclaration tout à fait objective. Il avait sans doute déjà le projet de mettre fin à ses jours : non pas par désespoir mais parce qu’il avait résolu dans cette œuvre la totalité à la fois de son expérience personnelle et historique. C’est une sorte de testament qu’il a composé.
L’idée de Zimmermann, dans ces superpositions de plans sonores, est de traduire ce que, en littérature, Joyce a traduit dans le fameux monologue de Moly dans Ulysse c’est-à-dire de traduire le flux de conscience (tout ce qui nous passe par la tête à un moment donné, y compris lorsqu’il nous passe plusieurs choses par la tête) : c’est le bruit de fond du fonctionnement de notre esprit.

« Requiem 2 » du Requiem pour un jeune poète (1969) de Zimmermann
Zimmermann juxtapose jazz et texte parlé (de Maïakovsky) (à 36'00" dans la vidéo).




Monologue pour 2 pianos (1964)

Début du pluralisme stylistique. Il y a différentes références stylistiques : Messiaen, Boulez, Bach, Debussy…



Dans quel but esthétique ou perceptuel Zimmermann fait appel à ce principe de ruptures permanentes ? La notion de style n’a plus aucune validité : la référence, pour lui, est la « réalité musicale ». Dans un article de Zimmermann intitulé Intervalle et temps (Intervall und Zeit : Aufsätze und Schriften zum Werk, Mainz, 1974), il dit :

« Dans mon oeuvre, le concept de réalité musicale a, dès le début, toujours occupé la première place […]. Le concept actuel de style n’a en revanche plus sa place. Il nous aurait fallu avoir le courage de reconnaître que face à la réalité musicale le style est un anachronisme »

Ce qu’il appel la réalité musicale c’est la coexistence de cet environnement stylistique multiple.
On a fréquemment comparé Zimmermann à Mahler dans son refus d’établir une hiérarchie entre les différents genres musicaux auxquels il fait référence : il y a du jazz, des chorals de Bach, du grégorien, parfois des chansons populaires (dans Les Soldats). Ce que Zimmermann revendique c’est un véritable anachronisme musical : c’est-à-dire qu’il prend une musique pour sa force intrinsèque et non pour sa signification historique. Il met ainsi sur le même plan la musique triviale et la musique savante de son époque (musique sérielle) et du coup on observe une dimension grotesque comparable chez ces deux auteurs. La grosse différence par rapport à Mahler c’est que ce n’est pas intégré à un travail thématique : il s’agit de citations assez fragmentées, avec un aspect plus kaléidoscopique.
Par exemple, l’emploi du jazz relève d’un tel anachronisme : pour lui le jazz est une musique dionysiaque (il parle d’une « ivresse fascinante »).

Die Soldaten (1965)

Dans son opéra Die Soldaten (Les Soldats, écrit entre 1955 et 1960, créé en 1965), il y a une scène de café où il y a une danseuse andalouse qui danse sur une musique de jazz alors que l’action se situe au 18ème siècle : cela donne une impression de force érotique assez phénoménale.
Orchestre également pléthorique avec 3 niveaux scéniques.


Dans cet opéra, il y a un passage qui superpose une musique populaire (au sens folklorique du terme) qui est une chanson populaire intitulée Rosel de Hennegau et un choral de la Passion selon Saint Matthieu de Bach (Ich bin’s, ich sollte büssen). Ce passage correspond à la superposition des trois scènes suivantes :
  • Marie, une jeune fille, qui est avec un séducteur.
  • La grand-mère de Marie, qui chante une chanson sur la jeune fille abusée.
  • Le fiancé de cette jeune fille se plaint à sa mère que sa fiancée ne s’intéresse plus beaucoup à lui.

L’intégration est mieux réussie que dans son Requiem. C’est une écriture extrêmement dense. On sent aussi l’influence de l’école de Vienne (notamment de Lulu de Berg et Wozzeck). L’idée de cette multiplicité de références a, dans ce cas, une signification symbolique : il y a un maillage de relations entre les différentes scènes. Dans ce cas, il y a 3 plans scéniques et sonores : Marie (qui finira abandonnée de tous et même pas reconnue par son propre père), la grand-mère (qui chante la chanson populaire) et le fiancé (choral de Bach et nécessité d’expiation...). Il y a un lien thématique.
C’est une idée qui est développée de manière générale par Zimmermann et selon laquelle l’existence humaine est en quelque sorte prise dans un maillage de relations et d’expériences sonores. Un maillage extrêmement complexe. Dans son article Intervalle et temps, il dit :

« Il est indéniable que nous vivons en parfaite harmonie avec une très grande diversité de biens culturels créés aux époques les plus diverses, que nous existons simultanément à de nombreux niveaux de temps et de vécu dont la plupart ne semble pouvoir être déduit l’un de l’autre, sans qu’il soit non plus possible d’établir des liens entre eux, et pourtant nous nous sentons, disons-le, en sécurité à l’intérieur de ce filet tissé d’innombrables fils enchevêtrés. Aussi semble t’il que par un phénomène particulier de notre existence nous soyons en mesure de vivre en permanence cette incroyable diversité, à la vivre avec tous les changements qui peuvent intervenir parce que ce sont toujours des fils différents qui pour une fraction de seconde entrent en contact »

Il a donc essayer de transcrire cette idée « d’expériences multiples de l’existence humaine » sur le plan sonore. Un événement sonore est présenté dans un processus à la fois de réminiscence et d’implication future : ce qui, sur le plan dramatique, a un intérêt assez évident.
Ce qui est intéressant dans la démarche de Zimmermann (sur le plan général) par rapport au monde sériel d’où il vient : c’est qu’il y a un ancrage temporel extrêmement fort par ce système de réminiscence et de référence multiple. C’est une manière de s’opposer très radicalement à la perception, à l’écoute de la musique sérielle qui voulait être perçue, comprise et appréciée dans le seul présent de son énonciation (il n’y a aucun phénomène de répétition, de référence, aucun processus de mémorisation dans la musique sérielle). L’emploi de la référence populaire dans ce cas chez Zimmermann entre, avec l’emploi d’autres références, dans ce processus d’inscription dans un bain culturel, un bain de références culturelles multiples.