Concerto pour la main gauche (Arbie Orenstein)


NB : les chiffres entre parenthèses indiquent la page sur la partition d'orchestre suivi du numéro du système puis de la mesure.

Concerto pour la main gauche (piano et orchestre, 1929- 30)

Le Concerto pour piano pour la main gauche est le travail le plus dramatique de Ravel, alliant lyrisme expansif, effets de jazz tourmentées, un scherzo ludique, et la conduite des rythmes marche, qui sont tous rassemblés en un seul mouvement de dimensions modestes. Un autographe du Concerto a un commentaire par le compositeur, "musae mixtatiae" (muses mixtes), suggérant ainsi une juxtaposition délibérée de styles différents, évidente dans L'enfant et les sortilèges et moins évidente dans les deux concertos pour piano. L'écriture pour le clavier est extrêmement difficile, dérivant en fait de Franz Liszt et de la virtuosité transcendantale trouvée dans Gaspard de la nuit.

L'introduction inhabituellement sombre présente deux thèmes, un pointé (1/2, contrebasson, partition d'orchestre miniature) et l'autre dérivé de jazz, avec des notes "bleues" et syncopes (2/2/2, cors). Toute l'introduction est construite sur une note pédale de Mi comme un point d’orgue, ayant comme un rôle de dominante, dont la résolution vers la note La se fait à l'entrée du soliste (10/2), et enfin à la tonique de ré majeur un peu plus tard (11/3/1-2).
Le préambule pour le piano est remarquablement plein dans sa texture et particulièrement héroïque et grandiose en largeur. Un tutti orchestral organisé par familles d'instruments (cf. pp. 13-19), conduit à un thème lyrique contrastant (21/5 - 22/1/1), bientôt suivi par une section sonnant comme une marche rapide, dont le thème d’ouverture est une série d’accords parfaits descendants (31/2) rappelant des passages analogues dans le premier mouvement de la Sonate pour violon et piano. Dans cette section se trouve une mélodie dansante, jouée spiccato (= rebondit) pour le piano soliste, ainsi que de nombreux accords avec des tierces majeures et mineures typiques de l'idiome du jazz.
Le scherzo ludique qui suit évoque l'observation de Francis Poulenc que les compositeurs français sont capables d'écrire une musique profonde, mais lorsqu’ils le font, "c’est fait avec cette légèreté d'esprit sans laquelle la vie serait insoutenable". La mélodie dans cette brève section est partagée par le piccolo et la harpe (49/1/1), avec le piano jouant des passages comme une harpe (en longs arpèges fluides). La section de développement commence par la thème jazz d’ouverture en ut mineur, d'abord soutenu tonalement (avec de nombreux accords contenant des tierces majeures et mineures, 52/2/4), mais bientôt présentés dans passages bitonaux (cf. 57/3 et 61/3). Deux autres présentations du thème apparaissent en octaves diminuées (cf. 64/1/1-2 et 66/4). Cet épisode étonnamment implacable exploite la caisse claire et le wood-block, couplé avec des références à d'autres matériaux joins au thème jazz (cf. 59/1, trombone et piano ; 62/2/5, trompettes en sourdine et piccolo ; 6411 / 2, violons et piano, 66/4, violons et trompettes). Une reprise libre du thème de marche et du scherzo (cf. la modification dans l'orchestration et l’harmonie, 16/4 et 49/1/1) conduit à un retraitement partiel du passage initial pour le soliste (cf. 81/3 et 11/6/2 - 12/1/1), suivie par la cadence.
Dans le cadre de la réexposition des thèmes d'ouverture, un passage est construit avec une voix supérieure et une voix inférieure avec accompagnement au milieu (90/4), qui, bien sûr, est joué par une seule main ! Un retour des thèmes de jazz dans l'orchestre conduit à une conclusion radicale en ré majeur.

Le Concerto pour piano pour la main gauche a donné lieu à un certain nombre d’interprétations psychologiques, parmi elles la prémonition du compositeur de son affliction mentale émergente ou un commentaire sur la tragédie et l'inutilité de la guerre mondiale. Il semble plutôt être l'aboutissement de la préoccupation, de longue date, de Ravel, pourrait-on dire obsession, avec la notion de mort. De la Ballade de la Reine morte d'aimer, Chanson du rouet, les Grands Vents venus d'outremer, et Le Gibet, en passant par Soupir, Trois Beaux Oiseaux du Paradis, Ronsard à son âme, et Aoua ! , le motif de la mort revient avec insistance dans l'œuvre du compositeur.
La conclusion tourmentée de La Valse et le Concerto pour la main gauche ne sont que des manifestations supplémentaires de ce phénomène. Que l’on accepte ou non ces interprétations psychologiques, il est évident que ce Concerto marque l'une des plus belles réussites de Ravel. Le Concerto pour piano en Sol Majeur quant à lui revient au goût plus caractéristique du compositeur pour un humour brillant et un lyrisme élégant.

in Ravel: Man and Musician, Arbie Orenstein.
Traduction : @nikkojazz