Trallalero Genovese




A propos du trallalero


Pour les habitants de la Ligurie, amoureux de leur tradition musicale, le trallalero est un mot magique, un symbole, une façon de se reconnaître et de s'affirmer en tant que communauté à l'intérieur et à l'extérieur de la ville. Celte façon de chanter à plusieurs voix ne date pas d'aujourd'hui et elle a fait connaître hors d'Italie le "sound" de Gênes, les accents Cl le parler de ses habitants ; des accents qui jouent d'ailleurs un rôle essentiel dans le style des chanteurs : en argot on appelle çà a daeta, c'est la façon de donner le début de la mélodie avec les mots seuls. Lorsque, au début du siècle, les Liguriens émigrent en Amérique, du Sud surtout, ils emmènent avec eux, dans les paquebots, les 78 tours aujourd'hui si recherchés par les amateurs. Les Gênois sont installés en grand nombre en Argentine et ceci ne sera pas sans conséquence sur la chanson gênoise qui traitera du thème des émigrant, sur les accents d'un tango sentimentaliste (voir le célèbre "Se ghe penso" (1)
A quelle date les Gênois ont-ils commencé à chanter le trallalero ? Les premiers témoignages directs fournis par les chanteurs nous ramènent à la moitié du XIXème siècle, certain, d'entre eux, aujourd'hui décédés, ayant connu dans leur jeunesse d'autres chanteurs de cette époque (2). Une bannière, de celles qui étaient données aux vainqueurs des concours de chant est représentée sur une photo de la squadra de "Portoria" datée de 1910. Les premiers enregistrements discographiques datent de 1928 et étaient réalisés à Milan par deux squadre la "Genova Molassana" el la "San Martino d’Albaro" (3). La presse de la ville commence à s'intéresser aux squadre aux alentours de 1920, d'abord par l'annonce des concours de chant, puis par des reportages plus détaillés et des articles concernant certaines squadre. Néanmoins, les témoignages directs ou écrits ne nous permettent guère de revenir en arrière et il semble qu'il faille se résigner à la fatidique "nuit des temps". ennemie de toute enquête sérieuse...
Il n'en demeure pas moins que le trallalero est toujours bien vivant et qu'il constitue, en Europe, un exemple éclatant d'une tradition de chant polyphonique urbain. S'il présente des analogies avec les différents styles de chant de l'aire méditerranéenne, il diffère beaucoup, de part les paroles des chansons et leurs caractéristiques vocales des chants de l'arrière-pays ligurien. Pour cette raison il n'est de trallalero que celui chanté à Gênes, ou comme à Gênes.


ll est probable que le trallalero se soit développé dans la ville et sa banlieue, à partir de chants ruraux enrichis ensuite dans le contexte d'une concentration de population plus importante. Venus des squadre de la campagne et de la côte, les chanteurs se rendent à la ville (pour, par exemple. y faire leur service militaire ou à cause de leur profession : muletiers, charretiers... ) el c'est ainsi qu'on voit naître, à côté des groupes qui chantent dans le style local, des squadre appelées à la "gênoise", Plus tard, le dépeuplement en montagne entraîne la disparition des squadre rurales, néanmoins, celles-ci continuent d'exister à Gênes où l'apport des chanteurs d'origine campagnarde (venus parfois du sud du Piémont) et de leurs fils, nés en ville, sera déterminant.
Le trallalero est un chant typiquement terrien, les chants qui ont trait à la mer n'existent pas dans le répertoire traditionnel et ont été créés par des auteurs-compositeurs, ils ont d'ailleurs une allure touristique". C'est probablement, à l'origine, un chant de table et, aujourd'hui encore, les chanteurs lors de répétitions ou de rencontres spontanées, chantent debouts autour d'une table garnie de verres et de bouteilles : ceci peut expliquer la permanence d'une disposition en cercle, même en concert, qui assure, entre autre, le contact visuel très utile pour anticiper les intentions vocales des différents membres de la squadra.


Le fausset, timbre qui caractérise le trallalero a sans doute pris son importance dans les bistrots, habituellement peu fréquentés par les femmes : cette impulsion à pousser vers le haut l'ensemble des voix masculines a d'ailleurs créé un joli contraste de couleur avec les voix du baryton et des basses.
Le bel canto popolare (comme était aussi appelé le trallalero) exige des compagnonnages durables : quand les squadre étaient nombreuses, elles reflétaient l'expression même des différents quartiers de la ville.
Pour former une bonne squadra, iI faut disposer de quatre solistes et de basses de différents timbres. Il s'agit donc d'un type de chant très spécialisé, d'où la difficulté pour le groupe de survivre dans le temps et son obligation parfois de se lancer dans des "sauvetages périlleux" en remplaçant au pied levé des voix qui ne sont plus disponibles pour le concert.


Haute-contre (contrœto), ténor (primmo), baryton (controbasso), guitare (6) (chitara) et les basses composent la squadra, le nombre de chanteurs est compris entre sept, au minimum, et une quinzaine, au maximum. Il existait auparavant des squadre avec un nombre plus grand de participants, caractérisées par leur goût pour le chant choral et par l'emploi constant des bassi cantabili qui ont surtout une fonction rythmique, au dessus des bassi profondi.


Dans les airs traditionnels, le texte est chanté par le haute-contre, le ténor el le baryton qui introduit des "jeux" rythmiques en donnant. pour ainsi dire la réponse à la « guitare », la voix de l'ensemble qui a le plus de fantaisie. Dans ce répertoire traditionnel. une partie de l'exécution est chantée par tous les participants sur des syllabes "ludiques" : cette partie est appelée trallalero ; le mot indique alors une variation à forte tendance rythmique. basée généralement sur l'allure de la mélodie et l'harmonie de la chanson. C'est un moyen de compléter et de donner une durée plus longue au chant, compte tenu de la concision des textes au départ - les chants, amoureux, satyriques, conviviaux, ne sont pas très longs, les différents couplets profitent de la métrique commune et se retrouvent groupés : le chant lyrique a un seul couplet est, lui, presque ignoré (à part quelques stornelli), tandis que le chant narratif est découpé.


Le répertoire se situe sur trois niveaux, tout d’abord trallaleri (une signification supplémentaire du mot) proprement dit, où l'on s'en tient au témoignage le plus fidèle de la tradition orale, cansoïn : chansons d'auteurs écrites en dialecte par des musiciens et versificateurs locaux, et, enfin, des airs de provenances diverses, vaudevilles, opéras. chansons, comme cela est logique dans la tradition urbaine.
Tout cela est chanté dans le style du trallalero qui indique alors une façon de chanter. Il est important de souligner que l'on reste dans le domaine de la tradition orale et que le trallalero impose ses règles quand il adapte ou même déforme le répertoire dont il s'empare. Toutefois, des chefs d'orchestre de formation académique se sont risqués par le passé à introduire dans le trallalero des éléments chorals et, dans certains cas même, des partitions écrites dans un répertoire peu adapté aux squadre : tout cela dans le but de faire des choses "importantes et sérieuses". Dans le chant à plusieurs voix qui nous occupe, celles-ci se mêlent en suivant des allures linéaires plutôt libres et se rejoignent ensuite en accords sur les points de cadence.


li est tout à fait normal que les groupes de chanteurs qui se rencontrent régulièrement pour répéter aient cherché un répertoire neuf pour progresser et rester dynamiques, (rappelions que le trallalero, s'il est authentiquement de tradition orale n'est pas "spontané" dans la mesure où il s'est tourné, très vite, vers l'exhibition publique). S'il n'y avait pas eu l'impulsion envahissante du chant d'auteur(8) et la force d'organisation du fascisme, délétère pour maintes autres raisons, je ne sais pas si nous pourrions parler des squadre actives et dynamiques qui existent encore aujourd'hui. En effet, durant les vingt années où le fascisme a été au pouvoir en Italie, l'amalgame entre "dialectal" et "populaire" a été total
la presse et ceux qui cultivaient la "mémoire de la patrie" (beaucoup de professori, avvocati, commendatori grand’ufficiali, etc.) ont exercé une grande influence sur les squadre dans le but de leur faire chanter des chansons d'auteurs en dialecte représentant Ie « véritable folklore ». Un exemple : « la Famiglia della Canzone genovese », une association regroupée autour des noms, célèbres à l'époque, de Margutti (compositeur), Carbone (parolier) et Capello (chanteur) se félicitait de l'exécution par les squadre de morceaux de leur répertoire. D'autres pièces musicales étaient plus spécialement conçues pour les squadre, mais, sur ce point. une analyse sérieuse reste encore à faire.
L'opinion des maestri - dont les critères de jugement étaient très académiques - était alors déterminante dans le choix des vainqueurs des concours... Entre 1927 et 1929 naît l'Union Ligurienne, affiliée à l'O.N.D. (Organizzazione Narionale Dopolavoro). On fait toujours, depuis cette époque, une distinction entre les équipes affiliées et les équipes libres qui participent à des concours régionaux différents. Le nombre des participants affiliés est fixé à dix, des règles strictes régissent les équipes, les canterini, les juges - choisis à l'avance - ainsi que la façon d'attribuer des points. Des chansons fascistes comme « Facetta nera » (Joli visage noir), « Adua sei liberata » (Adua, tu es libérée), « A battaggia do gran » (la bataille du blé) font partie du répertoire.


Il existe aujourd'hui deux répertoires : le "traditionnel" et le "chant d'auteur" et le débat sur ce sujet est toujours d'actualité entre musicologues et canterini . Après une longue absence où la chanson d'auteur a triomphé, le répertoire traditionnel a été repris, dans les années 70, et il s'est révélé être dans un sens "neuf' et de nombreux chanteurs et maestri des squadre s'y sont intéressés.


Qu'elles le déclarent ou non, toutes les équipes ont un maestro qui "porte" la squadra, organise les répétitions, synchronise l’ensemble, s'occupe du mélange et de l'allure des voix. Pour compléter le descriptif de l'organisation, il faut ajouter que la squadra a aussi un président, chargé de régler les détails pratiques des relations de celle-ci avec l’extérieur, il est parfois secondé par un secrétaire, chargé des pires tracasseries, en particulier quand le président n'a qu'une fonction représentative ou de garantie. Cette organisation n'est pas récente et continue à exister même si les présidents et secrétaires ne sont plus aussi fermement installés dans leur fonction qu’auparavant. Comme on peut le voir. les chanteurs liguriens, tout en se laissant griser par le chant, ne laissent rien au hasard...


Mauro Balma

1) Il s’agit du titre original de la chanson, le premier vers a donné ensuite son titre au texte en devenant « Ma se ghe penso ».
2) Lire à ce sujet : Mauro Rivano : Il canto di squadra - un secolo di storia genovese. - Pirella editore, Genova 983.
3) Roberto Leydi : Saggio di discografia (78rpm) delle squadre di canto liguri , in « Culture musicali » n° /6, gennaio-dicembre 98 .
4) A ce sujet le disque : Canti popolari di Liguria vol.2 Albatros VPA 83 3 enregistré par Edward Neill.
5) Aujourd’hui il existe seulement deux squadre en dehors de Gênes : l’une a son siège à Valleggia, près de Savona et l’autre à Albenga, toujours dans la région de Savona.
6) Il ne s’agit pas, bien sûr, de l’instrument à cordes, mais d’une voix qui en reproduit le timbre.
7) Pour une analyse technique des structures du chant voir : Mauro Balma, Il trallalero genovese : trascrizione e analisi musicale del repertorio di tradizione orale, in Cultura musicali, anno III, gennaio-dicembre 98.
8) Les débuts de la chanson d’auteur remontent au début des années 20, mais cette date peut être reculée. IL Cittadino du 26 Novembre 908 annonce, pour ce jour là, par exemple, une soirée consacrée aux chansons populaires gênoises par ces lignes : « Il y a quelques années, la Sociéte Gymnastique C. Colombo et la direction du Successo ont organisé, comme lors des fêtes de Piedigrotta, un concours de chants populaires en argot gênois. Les vainqueurs furent : Messieurs Augusto Tessada, le docteur G.B. Rapallo, le maestro cavalier Enrico Zambelli et le cavalier Luigi Montaldo ; ensuite, pour diverses raisons, l’audition publique de ces travaux a été reportée. » On peut déduire de cet extrait d’article que, le mouvement de la chanson gênoise remonte au début du XXè siècle, que l’imitation de la chanson gênoise est déjà très présente dans les intentions des organisateurs et que le binôme : dialectal = populaire est bien établi ; quant au milieu social des participants, c’est celui de la bonne bourgeoisie dont la conception du « populaire » (à peu d’exception près) est idyllique.