L’oreille en mutation


extrait de TDC n°1046, Le son.


Les traitements appliqués à la musique et ses nouveaux modes de diffusion - casques et haut-parleurs, en façonnant notre écoute, influencent aussi notre capacité à communiquer.

> PAR CHRISTIAN HUGONNET, INGÉNIEUR ACOUSTICIEN, PRÉSIDENT FONDATEUR DE LA SEMAINE DU SON, ET JEAN-JOSÉ WANÈGUE, JOURNALISTE


Au fil des découvertes et des progrès technologiques et industriels, le haut-parleur s'est installé dans notre quotidien puis, en se miniaturisant, y a pris une place prépondérante. La convergence numérique représentée par la dématérialisation et le nomadisme a finalement permis la généra
lisation de l'écoute au casque. À chacune des étapes de cette évolution, la perception de ce que nous croyions être une certaine réalité du monde sonore a transformé notre rapport au son. Mais, avec ces nouveaux outils de diffusion et de restitution, qu'entendons-nous ? Qu'il s'agisse de musique, de voix parlées ou des sons de la nature, comment chacun de nous construit-il son référentiel sonore ?
Analogique ou numérique, la musique enregistrée n'est jamais le reflet exact du son d'origine. Aussi perfectionnées que puissent être les techniques utilisées pour l'enregistrement, pour la diffusion et pour la restitution, les choix esthétiques, techniques ou économiques modifient toujours ce qui nous sera donné à entendre. Dès lors, comment distinguer un son de qualité d'un son médiocre ? Une partie de la réponse tient à la façon dont nous avons éduqué notre oreille, à la façon dont nous avons appris à écouter.

La perte des références sonores naturelles

Pour apprécier la qualité d'un son, il faut disposer, quelque part dans sa mémoire, d'un ensemble d'expériences sonores, d'écoutes de sons naturels, avec lequel s'élabore progressivement ce qui devient notre référence, notre étalon sonore - auquel nous pouvons comparer ce que nous entendons. Cela commence par les berceuses qu'un parent attentionné chante à son enfant et se poursuit dans l'apprentissage du langage, dans la pratique d'un instrument ou du chant, par l'écoute d'instruments de musique.
Malheureusement, la musique jouée dans un lieu approprié et écoutée sans recours à des moyens d'amplification tend à être totalement ignorée par toute une génération, voire plusieurs. Aussi, qu'est-ce que le son d'un violon ou d'une clarinette diffusé sur un baladeur ou des enceintes pour une personne qui n'en a jamais entendu « en vrai » ? Cette observation est aggravée par la faible pratique musicale (moins de 10 % des jeunes) qui permet d'expérimenter par soi-même les nuances, le phrasé, le rythme, la tessiture ou la modification de timbre. Dans un monde où le haut-parleur prend la place de l'instrument de musique, notre référentiel sonore s'appauvrit car le son enregistré, mixé et travaillé n'est qu'une représentation très éloignée de l'original.

> La musique à l'heure du MP3. Baladeur numérique et casque sont désormais un mode d'écoute généralisé chez les jeunes.

La compression de la dynamique sonore

En effet, les techniques d'enregistrement et de reproduction emploient des subterfuges pour séduire nos oreilles et conserver notre audience, y compris dans un environnement urbain très bruyant. Les médias et les musiques doivent être entendus de tous et partout : n'importe où dans notre appartement, en discothèque, dans le brouhaha urbain, en voiture. L'une des manipulations les plus répandues dans les radios, les télévisions, les baladeurs MP3, les CD et DVD, les téléphones mobiles, les jouets musicaux, les jeux vidéo et toutes les sonorisations de spectacle est la compression de dynamique sonore.
Comme le montre le schéma page 26, le procédé consiste à remonter électroniquement tous les niveaux faibles vers les niveaux forts afin que le signal sonore compressé soit toujours plus élevé que le bruit ambiant. Il provient du détournement d'une technique de mixage employée par les ingénieurs du son dès l'analogique : elle avait pour intérêt de faire ressortir un élément faible d'une formation musicale, par exemple une guitare parmi les cuivres. D'abord généralisée dans les spots publicitaires, cette compression de dynamique est désormais appliquée sur tous les programmes et supports audiovisuels, sans but esthétique ou artistique. L'amplitude des nuances s'étend sur une plage de 1 ou 2 décibels (dB) seulement. Deux chercheurs musiciens, Thierry Garacino et Yann Coppier, ont étudié comment la dynamique des enregistrements a évolué sur une période de trente ans. Les résultats de leur travail sont éloquents : par le truchement de la compression de dynamique, le niveau moyen de la plupart des musiques est aujourd'hui supérieur de 5,5 dB à celui du groupe de hard rock Led Zeppelin dans les années 1970 !


L'auditeur s'habitue à un son sans nuances



La Semaine du SonLa Semaine du Son est organisée chaque année afin de déclencher une prise de conscience de notre environnement sonore et de souligner son importance dans la société, par le biais de conférences, tables rondes, démonstrations, exercices pratiques, d'accès libre et gratuit. Cinq secteurs d'activité sont concernés : la santé auditive, l'environnement sonore, les techniques d'enregistrement et de diffusion sonores, la relation image et son ainsi que l'expression musicale. Plusieurs présentations et ateliers sont notamment l'occasion de sensibiliser à la généralisation de la compression des sons et de donner les moyens de mieux maîtriser sa communication orale, qu'elle soit naturelle ou amplifiée.
Pour sa dixième édition, la Semaine du Son 2013 se tiendra du 14 au 19 janvier à Paris et du 20 au 27 janvier dans toute la France et à l'étranger. Programme et informations pratiques sur www.lasemaineduson.org.


Une oreille qui s'épuise, faute de respiration

La compression de dynamique habitue l'auditeur à un son sans nuances, souvent perçu très fort (l'énergie sonore dans ce cas est en effet très concentrée), privant ainsi l'oreille de toute « gymnastique ». Une fois habituée à ce son facile à entendre, l'audition renâcle à se réadapter à des sons de faibles niveaux qui, eux, nécessitent un effort d'écoute. Une des conséquences est le recours systématique à une sonorisation dès lors qu'une personne s'exprime face à plusieurs autres (dans le cadre d'une réunion de travail, par exemple).
Le son compressé, qui ne ménage aucune plage de silence, peut également créer stress et fatigue car il ne laisse à l'auditeur aucune « respiration». Il s'ensuit une véritable « asphyxie» de l'oreille, qui le prive de sa capacité de compréhension, voire de réflexion. Ainsi, en radio, cette forte compression appliquée aux informations déjà très fournies du matin est souvent citée par les auditeurs comme une gêne à la compréhension. Or, le repos nécessaire à notre audition est obtenu dans tous ces microsilences que nous laisse un son avec une dynamique suffisante.


L'expression orale et musicale modifiée par la compression

Dans une conversation normale, nous nous exprimons à un niveau de 65 dB(A) sachant que le décibel dit « A » est un rapport de pressions acoustiques qui permet de quantifier le niveau sonore au plus proche de notre perception physiologique. Nous chuchotons aux alentours de 40 dB(A) et nous crions à 80 dB(A). C'est dire si notre palette de nuances dispose d'une large plage dynamique. Mais, par une écoute prolongée des sons fortement compressés, nous en venons à nous exprimer comme si nous avions un compresseur de dynamique dans la voix. Ainsi, des enfants de maternelle regardant chez eux des dessins animés à la télévision, dont le son est toujours très compressé, ont tendance ensuite à s'exprimer en classe de manière forte et sans nuance. Des chefs d'orchestre de plusieurs conservatoires de musique nous ont fait part de leurs difficultés récentes à obtenir de leurs instrumentistes une expression musicale aux niveaux les plus subtils. Obtenir un vrai pianissimo relèvera peut-être... bientôt d'un tour de force. Il y a là une perte dans l'expressivité de l'individu, une perte dans sa capacité à communiquer.





L'algorithme MP3 s'est très vite imposé

La réduction de débit

L'autre manipulation sur les fichiers audio est la réduction de débit au format MP3 (sans rapport avec la compression de dynamique). Cette technique fondée sur la psychoacoustique permet de diviser par douze le nombre de données afin d'en diminuer le débit et le poids, notamment en vue de leur diffusion sur internet. Très vite, l'algorithme MP3 s'est imposé avec l'apparition des échanges de fichiers en peer-to-peer. Le contenu spectral se trouve réduit et toutes les attaques instrumentales sont fortement « couchées », comme un champ de blé après une journée de grand vent. Une fois encore, la musicalité de l'enregistrement et l'expression du musicien sont sacrifiées. Le succès de ce format, en dépit de sa piètre qualité musicale, est dû à la facilité d'usage qu'il offre, en particulier la mobilité. Il aura suffi qu'Apple commercialise en 2001 son baladeur iPod et ouvre en avril 2003 sa plate-forme de téléchargement iTunes Music Store pour qu'il se répande ... Bien évidemment, cette compression de débit se conjugue avec la compression de la dynamique.

Génération baladeur et musiques amplifiées

Une enquête menée en 2010 par l'association JNA, organisatrice de la Journée nationale de l'audition, révèle qu'en moyenne les jeunes écoutent de la musique sur leur baladeur MP3 pendant une heure et demie quotidiennement, quand la recommandation de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses) est d'en limiter l'écoute à une heure par jour. Pour les plus « accros », la durée moyenne dépasse les deux heures. En 2011, 160 millions de baladeurs numériques ont été vendus dans le monde, auxquels il faut ajouter quelque 480 millions de smartphones (intégrant un baladeur numérique). Rien qu'en France, les ventes de smartphones ont atteint 11,4 millions d'unités en 2011. Celles des baladeurs numériques, qui ont culminé à presque 6 millions d'unités en 2006, se sont maintenues à environ 2 millions d'unités depuis. Et l'institut GfK (numéro 4 mondial des sociétés d'études de marchés) estimait il y a peu à 11 millions le nombre de baladeurs numériques dans notre pays. Ce parc doit être rapproché de la population des 15-25 ans en France, qui est de 8,5 millions d'individus.
La génération actuelle a donc adopté directement le baladeur sans passer par l'écoute des musiques acoustiques. Entre l'instrument de musique et les haut-parleurs du baladeur ou de la salle de concerts, il y a un ingénieur du son qui applique le traitement qu'il juge le plus adéquat pour l'effet recherché, et en fonction de l'acoustique du lieu. On est donc bien loin de la source originale. Et tous les critères précédemment évoqués se trouvent transformés à des degrés divers. Ces altérations faussent la perception du monde sonore, en modifiant notre sensation auditive et même, on l'a vu, notre expression orale et musicale. Si l'on s'en tient aux statistiques citées plus haut, on peut avancer que pour la majorité des jeunes l'écoute musicale se fait avec un casque: le son se forme donc dans la tête. En conséquence, le plaisir essentiel de la localisation sonore, qui accompagne l'écoute de toute formation musicale, disparaît. Par ailleurs, d'un point de vue sociétal, cette musique entendue de manière solitaire n'est plus partagée : elle devient un moteur d'évasion individuelle.

La compression de dynamique sonore. cette technique remonte les niveaux faibles vers les niveaux forts.



Une écoute « en immersion ». Installation de la sonorisation avant un concert au palais des Sports de Paris.

Le développement parallèle du son multicanal

Par opposition, l'écoute multicanale largement développée par le cinéma et qui se généralise sur les jeux vidéo ou en écoute domestique constitue un nouvel outil de spatialisation sonore. Il n'est pas non plus sans conséquences. Ce mode d'écoute répond à une demande d'enveloppement sonore qui permet de placer l'auditeur non pas devant mais à l'intérieur de l'orchestre, voire sur scène. Il répond au désir d'être « dedans », immergé, pour ne pas être en face donc« dehors». Il s'agit là d'une modification majeure de nos références d'écoute dont on commence à percevoir les retombées sur la création musicale, cinématographique ou théâtrale. Ainsi, les sources sonores pouvant arriver de toutes les directions, le concept d'écoute frontale classique, que nous connaissons en salle de concerts ou au théâtre, est en question.
Autant de sujets qui nous invitent tous à continuer d'informer, de sensibiliser le public et les élus car, comme le souligne Jacques Attali, « le monde ne se regarde pas, il s'écoute » (Bruits : essai sur l'économie politique de la musique, 2001. Voir savoir+). Faute de quoi, nous risquons d'aboutir à une ségrégation par le sonore, avec d'un côté ceux qui auront été initiés et qui disposeront de références et d'une faculté d'écoute intacte et de l'autre ceux qui ne l'auront pas été et se retrouveront exposés à des handicaps d'ordre à la fois professionnel, relationnel et culturel.



Savoir+

  • ATIALI Jacques. Bruits: essai sur l'économie politique de la musique (1977). Paris: Fayard / Presses universitaires de France, 2001.
  • SCHAFER R. Murray. Le Son, bien entendu! Appréhender le sonore en 98 activités. Chasseneuil-du-Poitou : CNDP, 2011.
  • SCHAFER R. Murray. Le Paysage sonore: le monde comme musique. Marseille: Wildproject, 2010.
  • TORGUE Henry. Le Sonore, l'imaginaire et la ville : de la fabrique artistique aux ambiances urbaines. Paris: L'Harmattan, 2012.
  • WOLFF Alexis. La Guerre du volume : étude sur la compression de dynamique dans les enregistrements discographiques. Mémoire de Master professionnel, 2010. En ligne sur www.lasemaineduson.org/la-guerre-du-volume
  • Rapport d'information sur les nuisances sonores : www.assemblee-nationale.fr/13/rap-info/i3592.asp
  • Résumé du rapport de la Commission européenne sur les baladeurs numériques et l'audition : http://copublications.greenfacts.org/fr/perte-audition-baladeur-numerique-mp3/index.htm