Le rythme du jazz (Boris Vian)




La presse quotidienne s'est longuement étendue sur les cérémonies qui ont accompagné le mariage récent du grand musicien noir de jazz Sidney Bechet à Antibes. A cette occasion, un véritable défilé costumé a eu lieu ; on a lâché des colombes, des orchestres montés sur des camions ont joué tout le jour, la boisson coulait à flots et l'enthousiasme fut général. A La Nouvelle-Orléans d'autrefois, dont cette cérémonie s'inspirait, il ne se passait pas de jour qu'une parade du même genre ne déroule ses fastes en grande liesse ; les enterrements eux-mêmes étaient prétexte à danses et réjouissances, et les multiples sociétés ou fraternités, maçonniques ou autres, organisaient bal sur bal, divertissement sur divertissement.

Musique de fanfare à ses débuts, le jazz s'enrichissait déjà de bien d'autres apports dont le moindre n'est pas le blues. Utilisant une gamme particulière comportant des altérations qui lui donnent sa couleur harmonique si caractéristique, le blues exprimait en quelques phrases naïves et poignantes la tristesse jamais tout à fait oubliée d'une minorité raciale encore brimée malgré son émancipation.

Marqué lui-même de l'influence du choral protestant et de la poésie plus brute du chant de travail des esclaves, enrichi de toute une gamme de survivances du lointain Congo, le blues ajoutait au jazz une note folklorique originale et savoureuse reconnue et appréciée par tous les grands musiciens classiques qui ont eu l'occasion de s'intéresser au problème. Outre le blues, le jazz avait pêché des éléments un peu partout, dans les marches militaires, les ragtimes, morceaux de piano syncopés fort en faveur à cette époque de piano mécanique et dus à l'imagination fertile de grands compositeurs populaires comme Scott Joplin ou Tom Turpin, dans la musique de danse, du quadrille à la valse, et même dans les opéras.

Les musiciens de jazz, souvent pauvres et peu instruits, jouaient d'oreille et déformaient sans penser à mal ce qu'ils avaient retenu: il ne faut pas s'étonner après cela qu'un vieux quadrille français, “Praline”, s'appelle aujourd'hui Tiger Rag...

Ainsi, dès le début du siècle, des orchestres, mi-fanfare mimusique de danse, se formèrent et conquirent une clientèle plus soucieuse de vigueur et de rythme que de complications harmoniques. De grands noms de cette époque sont encore célèbres de nos jours, notamment, Buddy Bolden, le fameux barbier, le coq de Franklin Street. On raconte que lorsque Buddy jouait de son cornet, on l'entendait de l'autre côté du fleuve et jusque dans la ville haute. Parmi les formations fameuses, on parle encore du Superior Band, du Zenith et de l'Eagle Band, où joua, à ses débuts, Sidney Bechet... C'était en 1914. Déjà, la réputation de certains orchestres dépassait le voisinage immédiat.



Le jazz remonte le Mississippi
Cahin-caha, des fanfares aux groupements de salon, le jazz conquérait droit de cité. Cependant, son vrai domaine restait encore Storyville, en Nouvelle-Orléans, l'inimitable quartier réservé de la ville aux maisons closes multiples, qui faisait une consommation aussi prodigieuse de musique que de femmes et de gin.

D'un incident, la fermeture de Storyville, décidée en 1917 par la municipalité à la suite d'une plainte de la marine américaine, émue du trop grand nombre de rixes, auxquelles prenaient part ses pupilles, date alors l'époque d'extension du jazz. Obligés de quitter la ville, les filles et leurs hommes abandonnèrent leurs joyeux repaires. Sans travail, les musiciens furent bien obligés de suivre. Le jazz remonta le Mississippi, s'étendant à Kansas City, Memphis, Chicago, puis, plus tard, New York, foisonnant à une vitesse accrue par le développement simultané des moyens d'enregistrement et de reproduction mécaniques, radio et pick-up surtout.

Ici se place une période glorieuse et bien connue de l'histoire du jazz, d'où surgissent les noms fameux de King Oliver, un des rois de la trompette, de Jelly Roll Morton, grand maître du clavier, qui portait en guise de signe distinctif un diamant enchâssé dans une canine, de Fletcher Henderson, créateur de l'arrangement pour grand orchestre, de Duke Ellington, qui réalisa le miracle de rester près de vingt-cinq ans à l'avant-garde... et qui s'y trouve encore... de Kid Ory, de bien d'autres que je ne puis citer faute de place, et de Louis Armstrong à la puissance légendaire.

Les enregistrements se multiplient. Le jazz, resté jusqu'ici le domaine presque exclusif des Noirs, commence à se révéler plein de fructueuses possibilités commerciales. Vient 1935 : Hollywood, qui s'est mis à parler depuis six ans, s'en empare, et, à l'issue d'une campagne de publicité savamment orchestrée, Benny Goodman conquiert, avec une honnête formation, le titre de roi du swing.



Naissance du be-bop
Il existe à New-York, vers 1942, un bistro dans lequel aiment à se réunir quelques jeunes musiciens particulièrement doués. Ce sont des chercheurs, des révolutionnaires. Ils ressentent particulièrement la discrimination qui, moins sensible qu'autrefois, contribue cependant à cantonner les Noirs d'Amérique aux places secondaires. Pour un Armstrong qui réussit, combien de King Oliver qui meurent oubliés, dans la misère.

Du choc de leurs affinités jaillit peu à peu un style étrange, peu orthodoxe, et dont la presse s'emparera pour le baptiser “be-bop”. Les créateurs, Thelonious Monk, le pianiste, Dizzy Gillespie, trompette, et Charlie Parker, saxo alto à la virtuosité incroyable.

Dans le même temps, la réaction suivant toujours l'action, s'ébauche parmi les jeunes musiciens blancs du monde entier une renaissance du style fanfare si cher à La Nouvelle-Orléans et bien plus proche des possibilités techniques des jeunes exécutants que le bop, musique de virtuoses. Dans tous les pays, des jeunes reprennent le flambeau du Dixieland et rejouent inlassablement les joyeuses cadences de l’Ole, Miss Rag et du Muskrat Ramble : Humphrey Lyttelton en Angleterre, Graeme Bell en Australie, Bob Wilber, élève de Bechet, en Amérique. Mais la France, déjà la première à créer un Hot-Club et une revue spécialisés, la première à reconnaître le jazz pour un art authentique, avait déjà pris l'initiative de cette renaissance avec Claude Abadie en 1941, bientôt suivi par les deux autres Claude, Bolling et Luter.


Vie du jazz en France
Mettons à part la radio et les disques, qui ne peuvent remplacer l'audition directe. Quelles sont nos chances d'entendre de bon jazz en France ?
Disons-le, elles sont rares pour l'amateur de jazz ultra moderne. Seul le saxo alto Hubert, Fol dispose d'une formation bien rodée, mais sans engagement actuellement.
Au moment de conclure, je me rappelle soudain que je voulais vous poser une question.
“Aimez-vous le jazz ?”