Le rythme du bebop (Boris Vian)


LE RYTHME DU BE-BOP

revue COMBAT 20/21 juin 1948

Depuis qu'on parle du be-bop, tout le monde est be-bop, naturellement ; mais malgré tout ce qu'on peut dire, bien rares sont ceux qui peuvent définir cette musique lorsqu'on leur demande à brûle-pourpoint : “En quoi le be-bop diffère-t-il du jazz tel qu'on l'a pratiqué jusqu'ici ?” J'ai moi-même tenté quelques vagues commentaires il y a plusieurs mois, mais je m'étais surtout borné à reproduire l'avis des critiques que je considère comme autorisés, car les discussions de pure technique ne sont pas de mon ressort et je m'efforce d'être un informateur plutôt qu'un exégète ou un adjectiviste. (Cf. le clown de Montauban.)

Or, il m'a été donné de traduire récemment, pour la revue JAZZ-HOT, un article de Ross Russell, directeur d'une petite compagnie privée d'enregistrement qui est venu, peu à peu, à adorer le be-bop et à se spécialiser pratiquement dans ce genre. Ross Russell a réussi, je crois, à dégager quelques éléments qui ne manquent pas d'intérêt. .

Un des premiers, non le moins amusant, est le suivant. Russell remarque tout d'abord que si les musiciens européens ont été capables d'assimiler l'élément mélodique du be-bop avec une rapidité stupéfiante, la faillite a été complète en ce qui concerne la section rythmique, objet de son étude. Et ceci pour une raison très simple : l'élément essentiel de la technique du drummer be-bop est son jeu de cymbales ; or il se trouve que la période de vibration de la cymbale est sensiblement la même que celle du bruit dénommé “bruit d'aiguille”. Ross Russell ne précise pas cette valeur mais si mes souvenirs sont bons, je crois que cela se situe entre cinq et six mille périodes par seconde. Les appareils reproducteurs étant en général montés pour annuler ce bruit, la cymbale est avalée du même coup et on n'y comprend plus rien.

Ceci posé, voilà les éléments essentiels du jeu d'un bon drummer be-bop.

Son but, tout d'abord est de produire un son legato, ce qu'il atteint par un usage presque ininterrompu de la grande cymbale, au moyen de la main droite qui sert seule à maintenir le temps 4/4. La grosse caisse n'est plus utilisée à marquer les quatre temps mais a des accentuations variées et irrégulières. La main gauche, le pied gauche, restent libres pour attaquer la caisse claire et les autres cymbales ou les toms.

De la sorte, et pour citer Russell, “en transportant son attaque de la grosse caisse aux cymbales, le drummer moderne a fait plus que de produire un nouveau son et un nouveau "beat" ; il a effectué une remarquable économie”.

Le rythme be-bop utilise donc la polyrythmie, comme dit encore Russell, dans une proportion insoupçonnée jusqu'ici : en effet, la batterie à elle seule produit cette polyrythmie ; la basse doit mener solidement la section (l'erreur, dit Ross Russell, de beaucoup de bassistes ancien style est de jouer trop en arrière du temps, ce qui était acceptable quand la pédale de caisse travaillait sur le 4/4).

J'espère que tous mes lecteurs sont maintenant prêts à écouter d'une oreille nouvelle les enregistrements be-bop...