Histoire et analyse du ragtime




HISTOIRE ET ANALYSE DU RAGTIME 


JAZZ-HOT, n°30 - février 1949, et n°31 - mars 1949

Par le docteur BARTLETT D. SlMMS et ERNEST BORNEMAN (Traduit par Boris VIAN et Maurice GHNASSIA)

Le ragtime est un des sous-produits de l'émancipation des Noirs américains, de l'esclavage et de la plantation au travail libre et à la liberté de déplacement. Par son déplacement vers le nord et la croissance de sa popularité, le ragtime témoigne en même temps du regroupement des Noirs américains dans les villes et de l'infiltration de quelques aspects de leur culture dans la civilisation américaine. Travailler en ville devint le but économique et social de cette migration ; il n'est pas étonnant que la ville soit devenue du même coup le foyer central de la nouvelle musique.
On peut aisément distinguer les trois principales tendances de ce cours migrateur.
La première se présente au milieu du XIXè siècle, à l'époque de la montée du mouvement abolitionniste.
La seconde, vingt-cinq ans plus tard, avec la faillite d'une reconstruction du Sud. Le Noir découvrit alors que l'espoir d'une vie libre dans le Sud était vain. Il ne lui restait plus rien, hors l'exode.
La troisième, un quart de siècle plus tard encore, avec la découverte d'un nouveau domaine d'activité pour les gens de couleur : amuseurs publics dans les “foires internationales” diverses qui donnaient aux musiciens, aux joueurs, aux restaurateurs, aux cuisiniers, barmen, marchands d'alcool et autres écornifleurs des deux races, l'occasion de travailler.
Ce dernier mouvement prit naissance d'abord à Saint Louis, plus tard à Chicago et, bien que La Nouvelle-Orléans soit considérée comme le lieu d'origine de sa naissance, ce cours migrateur de la musique noire américaine s'était fixé à Saint Louis et Chicago, bien avant l'avènement du jazz.
A Saint Louis spécialement, des jolies femmes, des joueurs professionnels fastueusement vêtus et des musiciens noirs de grand talent se rencontrèrent et se mêlèrent à leurs blanches répliques dans la recherche du plaisir, sur un plan beaucoup plus positif et relâché que le Nord ne l'avait offert dans son désir d'une réelle égalité par l'émancipation.
Comme toujours dans le Sud, le tabou officiel contre le mélange des races était contrebalancé par un adoucissement non avoué à ce tabou tolérant un certain mélange à l'intérieur du quartier des plaisirs. C'est dans cette atmosphère que le ragtime naquit. C'est là que Frankie et Johnny se rencontrèrent et furent immortalisés en musique. W.C. Handy, sans travail depuis longtemps, débarqua à Saint Louis et gagna rapidement assez d'argent pour retourner à Henderson, sa ville natale, dans le Kentucky, et de là à Memphis, où son argent lui vint à point pour lancer un orchestre. Il y avait du travail pour tous et l'argent coulait à flots ; par suite, le « quartier » du côté de Chestnut et Market Streets, à l'ouest de la dixhuitième, devint la terre nourricière du ragtime bien avant la foire-exposition de Louisiane en 1904, époque à laquelle les trois quarts du district furent rasés pour laisser la place à la gare de l'Union construite pour faire face à l'afflux de clients venus de tous les coins du monde. C'est là, dans les bistrots, les restaurants, les cafés, les gymnases, les salles de jeu, les baraques et les brasseries en plein air, que se retrouvaient les rois du ragtime pour des “cutting-sessions” privées comme le font parfois de nos jours les musiciens de jazz après leur travail dans les jam-sessions.

Tom Turpin fut le premier.


Le premier et le plus grand de ces "ragmen" fut sans nul doute Thomas Million Turner ou "Tom Turpin" comme disaient ses amis. Son père dirigeait le Silver Dollar, son frère Charlie le "Bouton de Rose, club de chasse et de tir", et Tom lui-même tournicotait dans les histoires de salons et de palais des sports avant que le ragtime n'occupe tout son temps. S'il y avait à Saint Louis un garçon placé pour piquer un peu partout tout ce qu'on pouvait piquer concernant le ragtime à une époque aussi proche de sa naissance, c'était bien Tom. A l'époque où il commença à jouer comme professionnel dans le quartier, il était devenu un immense mastard de cent dix kilos qui affichait une rudesse de langage destinée à donner le change sur son tempérament débonnaire. Comme M. Harry Bowman, du Club du 6è de la Garde républicaine, se le rappelle encore, Tom jouait des rags rapides et compliqués, pendant des heures, dans son propre établissement, le Booker T. Washington Theatre, dans la baraque de son frère, au Bouton de Rose, 2200 Market Street, et enfin, jusqu'à sa mort en 1922, dans son dernier local, le Jazzland, attirant un public énorme partout où il jouait. Il écrivit son premier Rag, le Harlem Rag, en 1896, et Harry von Tilzer l'édita l'année suivante. La plupart des morceaux qu'il soumettait aux éditeurs avant cette date lui avaient été refusés parce que "trop difficiles, trop barbares et trop compliqués". Von Tilzer lui dit en substance : << Je vous l'édite, mais Dieu seul sait qui pourra jouer toutes ces appogiatures, ces chants de basse et ces accords tordus. >>
Mais il l'édita, et la sagesse du père de Tom, qui, bien des armées auparavant, avait engagé un professeur allemand pour donner à Tom une base classique solide, fut récompensée. Quand Tom lui-même fut en âge d'employer des musiciens, il choisit ses pianistes, ses chanteurs et ses orchestres avec un discernement qui fait que la liste de ses musiciens ressemble au tableau d'honneur de la musique noire américaine : W. C. Handy, Will Marion Cook, Bill Robinson, Cramer et Layton, Ma Rainey, Bessie Smith, Ida Cox, Ethel Waters - tous travaillèrent dans les divers établissements de Tom. Mais le plus remarquable aspect de son aptitude à découvrir des talents fut son parrainage de la nouvelle génération de pianistes et compositeurs de ragtime en particulier du remarquable Louis Chauvin, le plus grand pianiste “naïf” de tous, et, plus calme et plus discipliné, de Sam Patterson.
Chauvin, surnommé “Shove-on” par onomatopée (le traducteur vous signale qu'on pourrait traduire à peu près par : “Vas-y”) était un improvisateur et un technicien du clavier bien supérieur à Torn, mais du fait qu'il ne pouvait ni lire ni écrire la musique, bon nombre de ses compositions et de ses syncopes furent transcrites par Tom, et, plus tard, par Scott Joplin, sans que ceux-ci lui en aient jamais accordé la paternité.
Dans le cas de Tom, c'était moins un plagiat que la conviction, apparemment partagée par Chauvin lui-même, selon laquelle le ragtime était une somme des idées de tant d'hommes que parler de droits de propriété était un peu déplacé et que tout le mérite revenait à celui qui était assez instruit pour écrire ce qui était le bien de tous. En ce sens, les recherches de paternité, si l'on s'en tient à ce qui est imprimé sur la couverture des morceaux de musique, sont un peu confuses et plutôt sujettes à caution si l'on veut les prendre en considération pour la définition du “compositeur” au sens classique du terme.

Comment Scott Joplin “eut” M. Stark.


Le cas de Scott Joplin, à cet égard, est beaucoup plus difficile à analyser. Il est presque impossible actuellement de décider avec quelque certitude quelles sont celles, parmi les compositions comportant le nom de Scott, comme arrangeur ou collaborateur, qui furent réellement écrites par lui, et si certaines d'entre elles ne sont pas de simples transcriptions de rags créés à l'origine par des gens comme Chauvin, Otis Saunders, Scott Hayden et Arthur Marshall. M. W. P. Stark, des éditions Stark, se rappelle que Scott, au contraire de Chauvin, n'était qu'un médiocre pianiste, et composait bien plus "sur le papier" que "sur le clavier" comme le faisaient tous les vrais virtuose du ragtime. Ce qui devenait un vrai problème quand Scott avait à jouer une de ses propres compositions; car il s'apercevait qu'il lui fallait l'étudier et la répéter longuement avant de la jouer de façon satisfaisante.
M. Stark se rappelle que Scott arriva à Saint Louis vers le milieu de 1901 et que le premier rag qu'il composa à Saint Louis, Elite Syncoptiona, portait sans aucun doute la marque à l'école de Saint Louis par opposition à l'école de Sedalia (Saunders, Hayden et Marshall). Le fait que les principales compositions de Scott aient été élaborées sur le papier plutôt qu'au piano les rendait encore plus difficiles à jouer pour les profanes que celles de Tom Turpin, et M. Stark nous raconte une histoire qui résume le problème très exactement et nous montre comment Scott se débrouillait quand il fallait trouver un éditeur. Comme l'avait fait Harry von Tilzer en entendant le premier rag de Turpin, M. Stark, à l'audition de Maple Leaf Rag de Joplin, secoua la tête et dit : << C'est trop dur. Personne ne pourra le jouer. >>
A quoi Scott répondit : << Si je trouve dehors, dans la rue, un gars qui peut vous le jouer, est-ce que vous l'éditerez ? >>
M. Stark acquiesça. Scott sortit et revint avec un jeune Noir de quatorze ans à peu près, qui s'installa au piano et joua Maple Leaf Rag, en déchiffrant, sans une bavure. M. Stark se tapa sur la cuisse et dit : << Je l'édite. >>
Ce qu'ignorait M. Stark à ce moment, c'est que le jeune garçon ne savait pas lire une note de musique et que Scott lui avait fait faire le voyage de Kansas City à Sedalia après lui avoir seriné pendant des mois les difficultés de Maple Leaf Rag.
Parmi les autres grands ragmen de Saint Louis, mention doit être faite du second protégé de Torn Turpin, Sam Patterson, maintenant à la Compagnie des Editions Handy, et de Scott Hayden qui vint de Kansas City à Saint Louis à la fin du siècle dernier pour retrouver Joplin à l'occasion des engagements et des soirées de l'Exposition internationale. Il composa Sun Flower Slow Drag en 1899, Sun Flower Rag en 1903, Felicity Rag en 1911, et des tas d'autres dans l'intervalle (le traducteur ne vous traduit pas ce qui est évident, mais vous signale que sunflower veut dire tournesol). Quelques-uns d'entre eux furent catalogués avec le nom de Scott Joplin comme collaborateur ou arrangeur.
Thomas H. Toliver, qui dirigea le premier de tous les orchestres qui joua sur un riverboat fut le responsable de la venue à Saint Louis de bien des musiciens de La Nouvelle-Orléans. En sa qualité de plus vieux membre du syndicat des musiciens de la ville, il usa de son influence pour y faire inscrire tous ceux-ci dès leur arrivée et pour s'occuper de leur situation et de leurs intérêts pendant qu'ils restaient à Saint Louis. Il joua du piano chez Turpin vers 1907 et en 1914 composa un des meilleurs rags, Sweet Refrain, qui fut édité par Stark.

D'autres compositeurs noirs pendant cette période furent :

Willie Toosweets, qui écrivit I’m so glad my mama don’t now where I’m at en 1910.
Paul “Concon” Sedric, père d'Eugène Sedric, qui composa en 1912 Lily Rag édité par Stark ;
Robert Hampton, qui écrivit The Cataract Rag, Stark, 1910 ;
Lucien Gibson, qui composa Cactus-Rag et Jinx Ray édités chez Stark ;
Artie Mattews, qui composa Pastime Rag n°1, 2, 3, 4 et 5 entre 1912 et 1915 et qui fut le premier à introduire le blues et la basse mobile dans la ragtime ;
James Scott, qui écrivit Frog Legs en 1906, Hilarity Rag 1910, Grace and Beauté, 1909, Climax Rag, 1914, et Broadway Rag sa dernière composition en 1922 ;
Otis Saunders, qui collabora avec Joplin pour Maple Leaf Rag ;
Arthur Marshall, avec Joplin pour Swipssey cake walk et Lily Queen, et publia Peach Rag, Pepper Rag, Kinklets et Ham An ' Rag sous son propre nom ;
James Reese Europe, une des plus importantes figures de l'histoire de la musique noire américaine, qui composa le Castle House Rag en 1914 ;
John Black, qui composa Dardanella, édité en 1919 dont le premier thème était basé sur, ce qui devint plus tard une figure du boogie ;
Tom Delaney, qui écrivit Jazz me blues en 1920, laquelle composition, en dépit de son nom, n'avait rien de commun avec le blues de tradition. Une foule d'autres noms peuvent être retrouvés dans les registres des éditeurs de ragtime.

Mais le ragtime, quelque fortement influencé qu'il ait été par la tradition noire de l 'emploi de la pédale douce et du trois-contre-quatre ou “rag secondaire”, ne resta pas du domaine exclusif des Noirs.
Il y eut des ragmen blancs, tels que Clarence Brandon Sr., qui composa des œuvres premières comme Tempenny Rag et Domino Rag en 1908 et le fameux I ain't got nobody now en 1910. On vendit 5 000 exemplaires de cette composition dans les six mois qui suivirent la publication ;
Clarence Brandon Jr., le très digne successeur de son père ; Jerry Cammach, compositeur du Tom and Jerry en 1915 ; Charles Hunter, qui composa Tickled to Death en 1899, Cotton Bolls en 1901 ;
J. Russel Robinson, qui composa Sapho Rag en 1909, Shadows of Fame et Whirlwind Rag en 1910 ;
Charles Humfield, qui écrivit Who left the Crabs out et Left Hand Rag, en 1910.
Percy Wenrich écrivit le Smiter Rag, 1910.
Eddie Raye écrivit Early Morning Rag, 1912.
E.-J Stark, des éditions Stark, sortit Billiken Rag en 1911.
Clarence H. Saint-John écrivit Collars and Cuffs Rag et Meddlesome Rag en 1917.
B.-R. Whitlow écrivit Shave'em Dry Rag en 1914 et Schultzmeyer Rag en 1916.
Julus Linzberg, Operatic Rag, 1914.
A.-L. Klein, Arcadia Rag, 1914.
Ernie Burnett, Steamboat Rag, 1914.
George L. Lowry, Florida Rag, 1915.
Joe Verges, Don't leave me Daddy, I916.
Max Goldman, Ostend Rag, 1916 (l'air de la danse Ostend, célèbre en 1916).
Paul Pratt, Hot House Rag, 1917.
Will Held, Chromatic Rag, 1916.
Robert Sterling, Pegasus Rag, 1918.
R.-J. lngraham, Mando Rag, 1920.
Edward Mellinger, Contagious Rag, 1920 et Rag, 1922.
Joe Fuchs, qui ne fit rien éditer mais qui fut, selon l'opinion de M. Stark l'un des meilleurs ragmen de son temps et joua de 1904 à 1907 pour des soirées, des concerts, etc.

Le ragtime mourut vers la seconde décennie du XXè siècle pour des raisons sociales, économiques et techniques que nous analyserons plus en détail dans ce qui suit. Signalons ici que les campagnes d'épuration de Saint Louis, Kansas City, New Orleans et Chicago jouèrent un rôle important dans son déclin et sa mort. En 1910, la police, par exemple, ferma presque toutes les boîtes de nuit de Chicago où le ragtime était l’attraction, et l'école de ragtime de Chicago. Wenrich, Compton, Shaw, Dixon, Fischer, Watson, Nelson et même Shelton Brooks furent obligés d'émigrer ou de se tourner vers de nouveaux modes d'expression. La route était libre pour le jazz et le blues. Selon Onah L. Spencer : “Au moment du déclin du Pekin Theatre, Ma Rainey rendit le blues populaire, et Wilbur Sweatman présentait du jazz lors de l'ouverture du Grand Théâtre. Le ragtime était le passé.” Mais sous une forme hybride, de nombreuses tendances du ragtime survécurent et “se fondirent avec un grand nombre des nouvelles formules du jazz et ce n'est pas avant 1920 que le ragtime disparut complètement”.
Ainsi, le ragtime, historiquement et musicalement, se dresse à l'intersection des spectacles de minstrels du XIXè siècle et de l’“âge du jazz” du XXè siècle. L'invasion des minstrels par le ragtime fut une infiltration lente plutôt qu'une attaque de front. Les minstrels avaient commencé par être une tentative des Noirs pour s'aligner sur l'idée que se faisaient les Blancs des musiciens noirs ; ils continuèrent comme imitation par les Blancs de l'imitation des Blancs par les Noirs ; ils prirent fin lorsque les Noirs découvrirent et affirmèrent leur propre mode d'expression, les Blancs essayant en vain d'imiter un mode d'expression qui comblait rapidement le fossé entre une musique populaire et une nouvelle forme d'art. La jonction réelle, naturellement, n'eut lieu que quelques années après, lorsque le ragtime, mêlé au blues, produisit d'une part le jazz et d'autre part le “style public” au piano.
Aux premiers temps des minstrels, il y avait bien peu de différence entre le répertoire des minstrels blancs ou noirs. Les chansons de James Bland, comme celles de Stephen Foster et Dan Emmett, portaient à peine la trace d'une utilisation de folklore noir. Son Mammy's little pumpkin colored coons, par exemple, ne comporte pas de syncopes lors de sa publication en 1897 mais, moins d'un an après, il est réédité comme fragment des Ragtown Rags, une sélection des Coon Song Hits (les succès nègres coon est un terme un peu affectuo-dérisoire pour désigner un nègre (N.d. T.) , et dans cette version, la partie de main gauche est convenablement à contretemps. Les chansons nègres, donc, caractérisent le stade transitoire, des minstrels au ragtime ; au début du siècle, il était devenu impossible de trouver une différence entre des chansons nègres syncopées comme le I don't like no cheap man de Walker et Williams et le ragtime chanté comme le Ragtime dance song de Scott Joplin. Des accompagnements “rag” au banjo commencèrent à s'ajouter à tous les vieux cakewalks et two-steps. Tous les succès traditionnels comme Old Black Joe, Zip Coon et Old Dan Tucker réapparurent en version ragtime. Peu à peu, le ragtime s'étendit de l'accompagnement à la mélodie et, avant que le public blanc se soit rendu compte de ce qui lui arrivait, le ragtime noir avait évincé de la scène les vieilles imitations de minstrels au bouchon brulé.
Le ragtime noir se préparait à cet envahissement de la musique populaire de l'Homme blanc depuis le temps où les pianistes noirs de Saint Louis et de La Nouvelle-Orléans avaient remarqué la tendance des fanfares noires à déplacer l'accent des marches traditionnelles du temps fort au temps faible et s'étaient efforcés de produire des effets analogues au piano. Il était donc fatal que les premiers rags sonnent comme des marches jouées à contretemps et que le matériau thématique type pour music-hall ne fit son apparition qu'une fois que les premiers rags à “tempo di marcia” aient établi solidement le modèle des syncopes à la main droite avec “variations rag secondaires”. Un caractère commun aux deux stades du développement du ragtime cependant, et qui montre bien leur absence de maturité dans le développement de la musique noire américaine, c'est le fait que jamais un thème noir traditionnel du type spiritual, chant de travail, ou blues, ne fut incorporé au répertoire des premiers ragmen.
A la différence des chants de travail, des spirituals et des blues, le ragtime comportait généralement deux thèmes ou plus, sous forme circulaire, une tradition empruntée aux marches et conservée dans le cakewalk d'où sa survivance dans des succès éternels comme Georgia Cake Walk. Le jazz blanc des années suivantes s'apprécie toujours en fonction de la proportion dans laquelle il retombe dans cette tradition des marches et des ragtimes plutôt que de s'avancer jusqu'aux formes noires plus complexes et fluides du blues, du chant de travail et du spiritual. De vieux succès du jazz blanc comme l' Original Dixieland One-step tirent leur origine de la tradition des marches, du cakewalk et du ragtime non seulement par leur structure mélodique et leurs syncopes primitives mais par leur FORME même.
La structure formelle du ragtime était basée sur une combinaison de trois ou quatre thèmes de seize mesures chacun, généralement associés par contraste ou similitude. Dans l’exécution réelle, pourtant, il était inutile de jouer les quatre thèmes tels qu'ils se trouvaient écrits, où même dans l'ordre indiqué ; bien plutôt, chacun des thèmes pouvait être répété ad lib. n'importe quel nombre de fois ; de même un orchestre de jazz répète les chorus et passe le couplet sous silence ; et de même qu'un orchestre de jazz termine toujours sur un chorus ( on se rappelle que ce mot chorus est ici pris dans son sens refrain autant employer le même mot en français, puisque en fin de compte cela signifie : “ce qu'on juge” N.d. T.) plutôt que sur un couplet, c'était un usage traditionnel du ragtime que de terminer non pas sur le quatrième mais sur le premier thème. Il était courant, également, de mettre une introduction de quatre mesures, dans le ragtime comme dans le jazz ; mais alors que dans le jazz, cela se termine souvent par une coda, le ragtime se terminait toujours avec un accord brusquement plaqué, ce qui avait pour but de conserver l'effet général abrupt et anguleux exigé par le ragtime. Le fait que le thème central d'un rag soit généralement désigné “trio” indique aussi qu'il tirait son origine de la marche, mais le fait que le trio utilise fréquemment des accords diminués ouvrait déjà la route à une émancipation de la tradition harmonique des marches, et continuait une première poussée vers les tierces mineures et les septièmes diminuées de la gamme noire du blues.
Ainsi va la structure harmonique du ragtime ; il en est de même pour son développement rythmique : le triolet, le secret de la syncope jazz, n'avait pas été découvert encore par les ragmen ; ou s'ils le connaissaient et il y a de fortes chances pour qu'ils l'aient entendu dans les blues, les spirituals, les chants de travail , ils avaient bien soin de ne pas perturber leur clientèle blanche et leurs éditeurs en les introduisant dans l'étroit domaine du ragtime au piano. Bien plutôt, quand une noire commençait la mesure, la seconde note était souvent une blanche, ce qui automatiquement, évitait que le troisième temps ne soit accentué ; ou alors le quatrième temps était lié au premier temps de la mesure suivante, et ainsi on ne pouvait insister sur celui-ci. Ce principe était appliqué de façon très diverse et, naturellement; pas limité aux noires et aux blanches, c'est-à-dire au 4/4. Mais que ce soit en 2/4 ou en 4/4, le truc était le même : en face d'une basse régulière et convenablement accentuée, la main droite plaquait des syncopes violentes, et ceci non seulement par pure action physique, mais par des trucs de mélodie et d'harmonie ingénieux, qui modifiaient et déformaient les accentuations anticipées de l'air de toutes les façons possibles. Des stop choruses, des breaks, des accords anticipés, des contrastes entre des notes isolées à la basse et des accords pesamment harmonisés sur le contretemps, l'avance ou le retard de fragments de la mélodie ou de l'harmonie, tout cela était courant ; mais le plus intéressant, et, du point de vue du jazz, le plus important de ces procédés était l'usage d'une polyrythmie, appelée par les ragmen eux-mêmes : “rag secondaire”.
Celui-ci consiste en une répétition de phrases mélodiques de longueur irrégulière sur une basse régulièrement marquée. Une des variantes les plus fréquentes était le 3 sur 4 qui a survécu dans bon nombre des partitions de musique moderne à riffs. Là, la phrase de trois temps était accompagnée d'un accompagnement à 4 temps si bien que chaque fois que la phrase était répétée, elle apparaissait en face d'une accentuation différente de l'accompagnement. De façon plus complexe, des mélodies de longueur bien plus considérable pouvaient être traitées dans un esprit analogue, de telle sorte que le troisième temps de la main droite venait coïncider avec le second temps de la gauche, tandis que dans la mesure suivante, le second temps de la droite coïncidait avec le troisième de la gauche. Au moment où la gauche avait atteint le dernier temps de la première mesure, la droite était sur le premier temps de la troisième mesure. Ce principe permettait une “syncopation” presque continue sans risque de confondre les temps forts et faibles et sans donner l'impression que l'air était joué dans un mouvement inégal. Il est évident que ceci est un problème crucial quand on se rappelle que même les essais de syncope de Brahms, d'un type beaucoup plus simple déroutèrent souvent les exécutants, au point qu'ils se mirent simplement à considérer le contretemps accentué comme le temps normal. Le “rag secondaire” résolut ce problème en divisant la mesure métriquement plutôt que par accentuations. C'était une solution indiscutablement africaine par son origine et son essence.
Mais la musique afro-américaine ne commença à parvenir à sa maturité que lorsque le principe du rag secondaire se fondit avec la mobilité infiniment plus grande du blues, et l'on doit se rappeler ici que les soi-disant « progressistes » du jazz trouvent leurs propagandistes parmi les petits “jump” groupements et le “jazz de chambre” aussi bien que dans les grands orchestres swing, et leur école d'arrangeurs “modernes” a rétrogradé, à divers points de vue, depuis le blues, pour retourner aux caractères plus primitifs du “rag secondaire” et pour les utiliser parfois de façon identique à celle des premiers rags comme riffs de support. De la même façon, les croches pointées et les doubles croches du ragtime, que les jazzmen et les chanteurs de blues avaient toujours considérées comme des triolets, comme si l'armature de la clé était 12/8 plutôt que 4/4, ont fait leur réapparition dans la musique swing sous leur ancienne forme. Finalement sur le plan de l'harmonie, un troisième pas en arrière a été fait par l'école “moderne” qui, de nouveau, a ramené la musique swing à l'ère du ragtime. Car les musiciens swing, comme les compositeurs de ragtime, sont tellement impressionnés par les buts harmoniques de l'école européenne romantique que les changements d'accords, les marches harmoniques et la joliesse harmonique leur paraissent un progrès sur la structure harmonique rigide des blues et des marches.
Ceci, naturellement, est aussi puéril du point de vue de la musique européenne que de celui de la musique afro-américaine. Car si la musique européenne, du néo-classicisme de Stravinski et Hindemith au dodécaphonisme de l'école de Vienne, a lutté pour échapper à l'entière conception d’ “harmonisation” de thèmes donnés, la musique afro-américaine, dans le blues comme dans cet aspect du jazz de La Nouvelle-Orléans qui fut rattaché si étroitement au blues, a lutté pour conserver le cadre harmonique le plus primitif et le plus rigide, aussi bien que pour le prendre comme point de départ de variations mélodiques, rythmiques et contrapuntiques qui exigeaient un cadre d'accords rigide dans la même mesure qu'elles avaient besoin du cadre rythmique rigide de 4/4 sans accents. Le jazz, sous sa forme la meilleure, sous forme de contrepoint à trois voix sur le blues, a atteint un degré de subtilité à l'intérieur de ce cadre, que ni le ragtime, avant lui, ni la musique swing, après lui, n'avaient jamais approché.
Le ragtime mourut pour des raisons économiques et sociales parfaitement identiques à celles qui, plus tard, causèrent le déclin du jazz et le retour aux formes plus primitives et plus accessibles de la musique swing. Le piano mécanique, inventé en 1897, avait été le principal instrument de dissémination et de propagation du ragtime. Avec l'invention du phonographe il devint possible non seulement de capter et reproduire le son du piano mais aussi celui de tout l' orchestre; et avec cette découverte, l'âge du piano (l'âge du ragtime, la musique de piano la plus populaire en Amérique) toucha à sa fin et fut remplacé (comme le phonographe, et avec lui le jazz devaient, plus tard, être remplacés par la radio et les orchestres swing) par l'âge de la musique d'orchestre, et, dans une certaine mesure, au moins parmi les masses noires, par le jazz et le blues vocal.