L'école française de clavecin au XVIIIè siècle (Raphaëlle Legrand)



L'ECOLE FRANÇAISE DE CLAVECIN AU XVIIIè SIECLE


Raphaëlle Legrand
0. Préambule
0.1. Introduction
Si l'on peut parler d'une "école française de clavecin", les limites chronologiques en sont larges. En effet, la présence de clavecinistes est attestée dès la fin du Moyen-Age, mais leur production musicale ne nous est pas parvenue. C'est Jacques Champion de Chambonnières (vers 1601-1672) qui, le premier, laisse à la postérité un ensemble de Pièces de clavecin, publié en gravure en 1670. Il est ainsi souvent considéré comme le "fondateur" de cette école française, alors qu'il porte certainement en lui toute une tradition non écrite, mais progressivement construite par des générations de clavecinistes improvisateurs. Quant à la fin de cette "école française", elle pourrait symboliquement être marquée par la Révolution française, période où l'on brûle nombre de clavecins considérés comme des emblèmes de la culture d'Ancien Régime. La réalité est néanmoins ici encore plus complexe, le piano-forte ayant déjà largement , et depuis plusieurs décennies, concurrencé le clavecin, même si les musiciens, assez polyvalents, peuvent selon les circonstances passer d'un clavier à un autre...
Le présent cours ne portera donc que sur une partie de cette histoire du clavecin en France, essentiellement sur les deux premiers tiers du XVIIIe siècle. Pourquoi traiter à part cette "école française" à une époque où le clavecin attire également un Jean-Sébastien Bach en Allemagne ou un Domenico Scarlatti en Espagne ? Force est de constater qu'il existe un style français bien affirmé, caractérisé par un type d'écriture et une ornementation particulière, en partie hérités de la technique du luth, et par un goût prononcé pour les pièces descriptives. Le style français est suffisamment reconnaissable pour que J.S. Bach, par exemple, puisse choisir, selon les pièces qu'il écrit, entre ce style à la française et le style italien. Cette écriture spécifique va cependant se modifier, au cours du XVIIIe siècle, notamment à travers l'assimilation de traits ultramontains, jusqu'à parvenir progressivement au style international qui prévaut à l'époque classique. Il faut en revanche se garder de certaines interprétations de cette histoire du clavecin français, qui verraient, avec Norbert Dufourcq par exemple (un musicologue qui par ailleurs était un fin connaisseur de ce répertoire), en cette première période du XVIIIe siècle l'apogée d'une école qui sombrerait ensuite dans la décadence. Un claveciniste comme Patrice Brosse, dans un ouvrage récent (Le clavecin des Lumières, cf. bibliographie), a su au contraire réhabiliter de nombreux compositeurs considérés comme des petits maîtres et qui pourtant sont maintenant redécouverts avec un grand intérêt par les interprètes et leur public.
Un autre écueil à éviter serait de se focaliser sur les deux noms les plus connus de la période, François Couperin et Jean-Philippe Rameau. Or ces deux créateurs écrivent dans un contexte très riche, entourés d'excellents musiciens qui publient également de nombreux livres de pièces de clavecin (plus d'une centaine de recueils sont diffusés entre 1700 et 1780). Certains noms nous sont quelque peu familiers (Daquin, Dandrieu, Royer...), d'autres restent bien mystérieux. Par ailleurs, pour bien comprendre, analyser, interpréter, goûter la musique de Couperin et de Rameau, il faut connaître les circonstances qui les ont fait naître, le milieu social pour lequel elles ont été conçues. Il ne s'agira donc pas de parler du clavecin en France à l'époque de ces deux compositeurs célèbres, mais bien de toute cette école française qui fleurit au même moment, comptant plus d'une trentaine de noms, active principalement à Paris, mais pas seulement.
Nous nous intéresserons donc à la musique de clavecin dans la société française. Après un rapide aperçu sur la facture de l'instrument, nous étudierons la vie des musiciens, leurs origines, leurs carrières, les raisons qui les poussent à publier, les lieux de concert, les relations avec le public, les sentiments et les idées qu'ils cherchent à susciter par la musique qu'ils produisent (jouant à la fois sur la référence à la danse et sur le goût de l'époque pour les imitations en musique), ce qui nous permettra d'aborder quelques pistes d'analyse, après avoir adopté une perspective plus historique.
0.2. Conseils pour l'étude de ce cours
Ce cours est une synthèse qu'il vous faut compléter par l'étude de la bibliographie, autant que possible (certains ouvrages sont difficilement accessibles en dehors des bibliothèques spécialisées, mais beaucoup d'autres sont faciles à trouver). Lisez les ouvrages, prenez des notes, formez votre propre opinion à partir des approches diverses.
Il vous faut également consulter des partitions. En fonction du lieu où vous vous trouvez, il sera plus ou moins aisé d'accéder à celles des auteurs les moins connus, même si les fac-similés sont maintenant nombreux et bien distribués. En revanche, il vous sera facile de consulter les œuvres de François Couperin et de Jean-Philippe Rameau, qui ont fait l'objet de nombreuses éditions. Quel que soit votre instrument, jouez-les : sur un clavier si possible, mais les compositeurs eux-même ont souvent prévu que leurs pièces de clavecin soient doublées au soprano ou à la basse par des instruments mélodiques. Ces arrangements étaient monnaie courante à l'époque baroque, où il fallait nécessairement jouer de la musique pour en entendre.
Ecoutez le plus de musique possible : dans ce cas spécifique, les enregistrements sont plus nombreux et accessibles que les partitions, pour les compositeurs les moins connus. Utilisez les fonds des médiathèques municipales qui conservent souvent des disques n'existant plus dans le commerce. N'oubliez pas, lorsque vous écoutez un disque de clavecin, de lire attentivement la pochette : vous y trouverez de nombreuses informations, non seulement sur le compositeur et son œuvre, mais aussi sur le clavecin qui est joué, le plus souvent identifié et daté, parfois décrit en détail et reproduit en photo.
Enfin, il vous sera certainement agréable de compléter ce cours par une recherche iconographique : à partir de la bibliographie (où je n'ai cité que quelques ouvrages illustrés, mais il y en a d'autres) mais aussi sur Internet où vous trouverez des photos de clavecins français du XVIIIe siècle, souvent de magnifiques objets conservés dans les musées comme des œuvres d'art. Regardez aussi attentivement les planches de l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert (reproduites dans plusieurs ouvrages cités dans la bibliographie, largement diffusées en fac-similés bon marché ou sur Internet, notamment sur l'excellent site http://www.musicologie.org) qui donnent une idée très précise des différentes parties et du fonctionnement du clavecin.
Dans ce cours, quelques annexes vous aideront à naviguer dans l'immense corpus de pièces de clavecin publiées au XVIIIe siècle : une liste des compositeurs permettant de mieux cerner les différentes générations (5.4) ; un dépouillement complet de la plupart des livres de pièces de clavecin de 1699 à 1759 (5.5). Se voulant synthétique, ce cours en effet évoquera, autour des figures centrales de F. Couperin et de Rameau, une trentaine de compositeurs ayant publié au total 45 recueils. Reportez-vous à ces annexes lorsque vous trouverez dans le texte des noms peu familiers. Etablissez des fiches sur chacun des compositeurs, à l'aide de la bibliographie et des dictionnaires, notamment l'excellent Dictionnaire de la musique en France aux XVIIe et XVIIIe siècles (cf. bibliographie).
Pour illustrer musicalement ce cours, je citerai au cours du texte des pièces de clavecin qu'il serait intéressant d'écouter, dans la mesure du possible et en fonction des enregistrements et partitions que vous aurez pu glaner. Ceci à titre purement indicatif : si vous ne possédez pas ces pièces, essayez de les remplacer par d'autres qui peuvent avoir la même fonction (ces exemples seront encadrés et signalés par le signe : #).
0.3. Le clavecin : description de l'instrument et évolution de la facture
La présence du clavecin en France est attestée dès la fin du Moyen-Âge, mais les documents le concernant sont très rares jusqu'au XVIIe siècle. Dans son volumineux traité intitulé L'Harmonie universelle (1636), Marin Mersenne publie des planches représentant l'instrument et traite en détail de sa facture. Les clavecins conservés datant de la première moitié du XVIIe siècle sont cependant très rares et l'on compte aujourd'hui environ 35 instruments français construits dans la seconde moitié de ce siècle. Si la facture de clavecin est alors plus florissante en Italie et dans les Flandres (avec la famille des Ruckers), on connaît néanmoins d'excellents facteurs qui nous ont laissé de beaux instruments conservés dans les musées ou par des collectionneurs. Citons ainsi les clavecins de Jean Denis (1648), Claude Jacquet (1652), ou encore le beau clavecin lyonnais de Desruisseaux (après 1678), conservé au Musée de la Musique à Paris. Mais c'est au XVIIIe siècle que la facture française connaît son apogée.
Du XVIe au XVIIIe siècle, on observe une évolution constante vers des instruments toujours plus volumineux, plus sonores, possédant de plus en plus de touches et de jeux, mais le principe reste le même. Cet instrument à un ou deux claviers est formé d'une caisse en forme d'aile d'oiseau (en peuplier, tilleul, noyer, sapin...), fermée par un couvercle et souvent ornée de belles décorations peintes. Cette caisse est posée sur un piétement (les clavecins les plus petits se posent sur une table). Elle est consolidée par le sommier (où sont plantées les chevilles) et le contre-sommier (sur lequel est posée la table d'harmonie). C'est la qualité de la table d'harmonie qui donne toute sa personnalité à un clavecin. En épicéa ou en cyprès, portant un chevalet incurvé qui délimite la longueur des cordes, renforcée par un barrage et percée d'une rosace souvent ornée, elle amplifie la vibration des cordes et détermine le timbre de l'instrument. Les tables d'harmonie flamandes du XVIIe siècle sont particulièrement prisées dans la France du XVIIIe siècle et on les adapte à des caisses plus grandes et des claviers plus importants, selon la technique du "ravalement".
Le son est produit par la mécanique qui se trouve entre le sommier et le contre-sommier. Les registres sont des baguettes de bois percées d'autant de trous qu'il y a de touches sur le clavier et où les sautereaux peuvent coulisser. Ces sautereaux sont de petites baguettes de bois nanties d'un bec de plume qui fait office de plectre et vient gratter la corde métallique quand la touche du clavier est enfoncée. Celle-ci étant relâchée, un étouffoir tombe sur la corde pour arrêter le son. Chaque touche du clavier peut actionner un ou plusieurs sautereaux griffant des cordes accordées à l'unisson ou à l'octave, ce qui permet ainsi de varier les timbres et les dynamiques. Le principe du sautereau ne permet pas en effet de varier les nuances par le biais du clavier.
Le clavier est formé de touches noires en ébène, les altérations étant blanches, en ivoire (à l'inverse du piano actuel). A l'époque de Mersenne, il compte quatre octaves ; dans la seconde moitié du XVIIe, quatre octaves et demi ; au XVIIIe siècle, il peut dépasser les cinq octaves et compter jusqu'à 69 touches. Il faut signaler la possibilité d'une "octave courte" dans le grave du clavier, ne comportant que quelques notes à accorder selon la tonalité choisie. Enfin les clavecins du XVIIIe siècle possèdent souvent deux claviers, ce qui permet de toucher deux registres différents (et de varier ainsi les couleurs en cours de morceau) ou d'accoupler les deux clavier pour obtenir plus de puissance. Certaines pièces du XVIIIe siècle ne peuvent pas être jouées sur un seul clavier et les partitions comportent souvent des indications pour les interprètes sur ce plan.
# François Couperin : Les Bagatelles (2e livre, 10e ordre)
Couperin donne au bas de sa partition des recommandations détaillées : "Pour toucher cette pièce, il faut repousser un des claviers du clavecin, ôter la petite octave, poser la main droite sur le clavier d'en haut, et poser la gauche sur celui d'en bas." Les deux mains jouant exactement dans la même tessiture, l'emploi des deux claviers est indispensable.
Les facteurs français, au XVIIIe siècle, sont renommés pour leurs grands instruments et pour les ravalements qu'ils réalisent à partir de clavecins flamands. Le goût pour ceux-ci est tel que l'on trouve également sur le marché nombre d'instruments imités que l'on fait indûment passer pour des instruments construits dans les Flandres. Paris est un grand centre de la facture : une soixantaine de facteurs y sont actifs au XVIIIe siècle. Comme il est d'usage dans le monde de l'artisanat sous l'Ancien Régime, de véritables dynasties de facteurs s'implantent et se perpétuent, comme celle des Blanchet. Parmi les nombreux membres de cette famille, citons Nicolas I Blanchet (1660-1731), facteur de clavecin du roi, qui cède sa charge à son fils Etienne I (1695-1761). Ce denier a pour fils Etienne II (1731-1766) dont la fille Elisabeth Antoinette, elle-même claveciniste et organiste, épouse le claveciniste Armand-Louis Couperin. La veuve d'Etienne II se marie avec Pascal Joseph Taskin (1723-1793), facteur très renommé, qui reprend l'atelier des Blanchet. A sa mort en 1793, son atelier abrite 36 clavecins et 32 pianos, ce qui donne une idée de son activité. Les traditions de facture se perpétuent ainsi dans les familles, ou se transmettent aux apprentis qui, maître à leur tour, reprennent l'affaire. Le monde des facteurs est souvent lié à celui des clavecinistes et des organistes – qui les côtoient quotidiennement – par les liens du mariage ou de l'amitié.
# Armand-Louis Couperin : La Blanchet.
De nombreux instruments du XVIIIe sont conservés en bon état de marche et les clavecinistes actuels peuvent se produire en concert ou enregistrer leur répertoire sur ces pièces de collection. Citons par exemple le clavecin de Jean-Claude Goujon (actif au milieu du XVIIIe) conservé au Musée de la Musique, construit avant 1749 et ravalé en 1784 dans le style flamand (on peut l'entendre dans le disque de Kenneth Gilbert jouant l'œuvre complète de Rameau, cf. discographie). Jean Henry Hemsch (1700­1769) est un facteur natif de Cologne, installé à Paris, rue Quincampoix, accordeur de Le Riche de la Pouplinière (qui emploie Rameau) et fournisseur de l'Opéra. Il nous reste de lui quatre clavecins dont l'un, daté de 1761, est également conservé au Musée de la Musique. il est également utilisé dans l'intégrale Rameau de K. Gilbert. Un magnifique instrument de Pierre Donzelague (1668-1747), facteur originaire d'Aix-en-Provence et actif à Lyon, est conservé au Musée des Arts décoratifs de cette ville. Datant de 1716, sans avoir fait l'objet de ravalements postérieurs, il compte cinq octaves. Le splendide décor de la caisse (plus tardif) représente l'apothéose de Jean-Philippe Rameau, entouré par d'autres musiciens. On peut l'entendre dans le disque que Catherine Latzarus a consacré à Rameau. Par ailleurs, les facteurs d'aujourd'hui se donnent souvent pour tâche de copier des modèles anciens, ce qui ne les empêche pas non plus de faire œuvre d'originalité et de répondre aux attentes des interprètes actuels.


1. Etre claveciniste en France au XVIIIe s.
Peu de musiciens français au XVIIIe siècle sont exclusivement clavecinistes. La plupart sont organistes, d'autres compositeurs d'opéra, d'autres encore éditeurs... Quant à la publication de pièces de clavecin, elle est peu rémunératrice : les musiciens qui nous occupent cumulent donc toutes sortes d'activités – dans lesquelles le clavecin prend sa part – pour mener à bien leur carrière. Etudier les clavecinistes du XVIIIe siècle en France, c'est donc brosser un panorama assez complet de la vie musicale de ce temps.
1.1. Naissance et lieu de résidence
Paris est le grand centre de la musique en France, même si des villes comme Lyon ou Strasbourg possèdent une forte originalité et une activité importante. Mais dans la région parisienne se concentrent les plus grandes institutions musicales, comme l'Opéra (dite Académie royale de musique) et le Concert Spirituel, sans compter toute la musique de la cour installée à Versailles et qui emploie plusieurs centaines de personnes.
De nombreux compositeurs naissent à Paris (Clérambault, Daquin, Fouquet, Elisabeth Jacquet de la Guerre), certains dans des familles récemment implantées et gardant des liens avec leur province d'origine (les Couperin et la Brie, Dandrieu et l'Anjou). D'autres quittent leur ville de naissance pour rejoindre la capitale et y faire carrière (Rameau et Balbastre sont nés à Dijon, Marchand à Nevers, Corrette et Dagincourt à Rouen, Mondonville à Narbonne...). Certains musiciens commencent leur carrière en province avant de s'installer à Paris. Bodin de Boismortier passe son enfance à Thionville et à Metz, puis réside à Perpignan avant de venir à Paris, à 33 ans. Quant à Rameau, après une enfance dijonnaise et un voyage à Milan à 18 ans, il occupe des postes d'organiste à Avignon, Clermont-Ferrand, Dijon, Lyon, avant de s'installer définitivement dans la capitale à 39 ans (après y avoir effectué un court séjour à 23 ans pour y publier son premier livre de pièces de clavecin). La plupart des clavecinistes, cependant, arrivent fort jeunes à Paris.
Il faut pourtant citer des compositeurs actifs toute leur vie dans d'importantes villes de province : Demars à Vannes, Moyreau à Orléans, Siret à Troyes, Véras à Lille. Souvent, ils viennent à Paris pour publier leurs recueils. Notons cependant que ces compositeurs n'ont pas joui de la notoriété de leurs collègues parisiens. Dans la France déjà très centralisée de l'Ancien Régime, Paris reste le pôle d'attraction des musiciens ambitieux.
Nous ajoutons enfin à cette liste Dieupart, expatrié en Angleterre mais composant dans le style français. Il s'est installé à Londres à 37 ans.
# François Couperin : La Crouilli ou la Couperinette (4e livre, 20e ordre).
Crouilly est le nom d'une terre que F. Couperin possède dans la région de ses ancêtres, la Brie. La pièce est en deux parties : la seconde évoque la campagne par son style de musette, imitant les instruments à bourdon.
1.2. La formation musicale et milieu familial
Dans leur grande majorité, les compositeurs de musique de clavecin naissent dans un milieu musical et, plus précisément, étudient la musique auprès d'un père organiste. Comme bien des métiers à l'époque de l'Ancien Régime, celui d'organiste se perpétue à travers des dynasties de musiciens, le savoir-faire de transmettant de père en fils (et quelquefois, au XVIIIe siècle, de père en fille). Ainsi, François Couperin, Rameau, Marchand, Siret, Corrette, Balbastre sont formés par leurs pères et leur succèdent souvent aux mêmes tribunes où ils ont œuvré toute leur vie. Dandrieu possède un oncle organiste. Quant à Elisabeth Jacquet de la Guerre, ne pouvant accéder à une tribune d'orgue à une époque où les femmes n'y étaient pas admises (on observe une légère évolution en ce sens au XVIIIe siècle), elle est néanmoins formée à cette pratique par son père et donne des concerts d'orgue chez elle.
Parfois, le père n'est pas organiste mais néanmoins musicien professionnel : Mondonville et Clérambault sont fils de violonistes (le premier sera un éminent violoniste, le second se tournera vers l'orgue), Antoine Forqueray appartient à une dynastie de violistes et pratique lui-même la viole de gambe, Bury est issu d'une famille de chantres de la cour.
Beaucoup plus rarement, le père n'est pas du métier, mais il ne faut pas chercher longtemps pour découvrir un musicien dans la famille : Dandrieu a un oncle organiste, Daquin est un cousin d'Elisabeth Jacquet de la Guerre. Fils de notables rouennais, Duphly a une sœur organiste. Quant à Royer, son père est ingénieur. Comme Intendant des fontaines à Versailles, il a pu côtoyer quotidiennement les musiciens de la cour.
Nés dans un milieu musical, nos compositeurs sont parfois très précoces. Il y a parmi eux des enfants prodiges : E. Jacquet de la Guerre (à 10 ans, elle accompagne à vue au clavecin devant Louis XIV), Dandrieu (à 5 ans, il joue à la cour devant la Princesse Palatine), Daquin (élève de Bernier, il compose à 8 ans un motet pour la Chapelle royale et devient titulaire d'une tribune d'orgue à 12 ans). D'autres entrent très tôt dans la carrière : F. Couperin reprend à 17 ans la tribune de son père à Saint-Gervais, Bernard de Bury publie au même âge un livre de pièces de clavecin ; Corrette obtient la tribune de Sainte-Marie de la Cité à 19 ans...
# François Couperin : Les petits âges (2e livre, 7e ordre) :
La muse naissante, L'Enfantine, l'Adolescente, Les Délices.
Une description musicale de l'enfance et de la formation, à une époque où l'on commence à s'intéresser à cet âge de la vie.
La plupart du temps, les clavecinistes se marient avec des personnes issues de leur milieu de musiciens, ou dans le monde proche de la petite bourgeoisie urbaine, composée d'artisans et de commerçants.
E. Jacquet épouse l'organiste Marin de la Guerre, Antoine Forqueray se marie avec Angélique Henriette Houssu, fille d'organiste. Comme Marchand avait épousé Marie-Angélique Denis, fille d'un facteur de clavecins, Armand-Louis Couperin s'allie avec Elisabeth Blanchet, également issue d'une dynastie de facteurs. Violoniste, Mondonville épouse une claveciniste appréciée, élève de Rameau, Anne-Jeanne Boucon, tandis que Rameau lui-même épouse une chanteuse, Marie-Louise Mangot. De son côté, François Couperin se marie avec Marie Ansault, fille d'un marchand de vin.
Le rôle important de la famille et du milieu proche, tant pour la formation musicale que pour le mariage, les relations amicales, les liens de solidarité, favorise, nous l'avons vu, l'émergence de véritables dynasties de musiciens. Parmi celles-ci, la famille Couperin est sans doute, en France, la plus célèbre et la plus importante, puisqu'elle se poursuit sur sept générations.
Le plus ancien musicien attesté dans la famille est Mathurin Couperin (1569-1640), qui exerce en Brie les métiers de marchand et de maître joueur d'instruments, c'est-à-dire qu'il appartient à une corporation de musiciens jouant du violon, du hautbois, etc. dans les fêtes publiques (bals, processions) et privées (mariages, etc.). Son fils Charles I (vers 1595-1654) cumule également plusieurs professions (marchand, tailleur d'habits, vigneron). Maître joueur d'instruments comme son père, il est aussi organiste à l'abbatiale de Chaume-en-Brie.
C'est la troisième génération des Couperin, représentée par les trois fils de Charles I, qui s'installe à Paris, remarquée par le claveciniste du roi, Jacques Champion de Chambonnières. Louis Couperin (vers 1626-1661), élève de Chambonnières, est titulaire en 1653 de la tribune de Saint-Gervais à Paris, tribune qui restera occupée par l'un ou l'autre membre de la famille jusqu'en 1830. Musicien à la cour (portant le titre d'Ordinaire de la musique de la Chambre du roi pour la viole), il laisse, au moment de sa mort prématurée, 130 pièces de clavecin et 70 pièces d'orgues, toutes inédites. Ses deux frères, François I (vers 1631-après 1708) et Charles II (1638-1679) sont organistes et clavecinistes (Charles II succède à Louis à St-Gervais) mais ne nous ont pas laissé de compositions.
# Louis Couperin : Prélude en sol mineur, Chaconne en sol mineur, Tombeau de M. Blancrocher
Dans ses préludes "non mesurés" (écrits en rondes et sans barres de mesure), Louis Couperin intègre la tradition du luth, tout comme dans le magnifique Tombeau consacré à la mémoire d'un luthiste renommé. Les chaconnes et passacailles de Louis Couperin, usant librement de la technique de la basse obstinée, sont représentatives de ses recherches harmoniques expressives et raffinées.
La quatrième génération comprend les enfants de François I (Marguerite-Louise, chanteuse de la Chambre du roi, et Nicolas, musicien du comte de Toulouse et titulaire de l'orgue de St Gervais à partir de 1723) et le fils de Charles II, François II Couperin (1668-1733), le plus célèbre de toute la famille. Elève de son père (qui meurt prématurément) et de ses oncles, de l'organiste Thomelin et du compositeur Michel-Richard De Lalande, François Couperin occupe le poste de son père à St-Gervais à 17 ans (il cèdera à la fin de sa vie cette tribune à son cousin Nicolas) et, parallèlement, mène une brillante carrière à la cour : organiste du roi en 1693, maître de clavecin des enfants royaux, claveciniste de la Chambre du roi. Il écrit deux messes d'orgues inédites, des motets et surtout publie quatre livres clavecin (comportant 240 pièces) qui eurent une influence considérable sur l'école française de clavecin.
# François Couperin : La Couperin (4e livre, 21e ordre), "D'une vivacité modérée"
Dans le style d'une allemande, à la fois sérieuse dans son écriture assez contrapuntique, et empreinte d'une légèreté tendre, François Couperin nous livre ici son autoportrait.
# Antoine Forqueray, La Couperin
Un portrait sombre et grave de François Couperin, de son caractère, peut-être, ou de son jeu à l'orgue.
François II Couperin eut quatre enfants, deux fils et deux filles. Ce sont les filles qui perpétuent le talent familial : Marie-Madeleine, religieuse, est organiste à l'abbaye de Maubuisson ; Marguerite Antoinette, claveciniste, succède à son père dans la charge de claveciniste de la Chambre du roi.
Cette cinquième génération comprend également le fils de Nicolas, Armand-Louis (1727-1789), organiste renommé, qui hérite de la tribune de St-Gervais et occupe également celles de Ste-Marguerite, St-Barthélémy, St-Jean-en-Grève, du couvent des Billettes, de la Ste-Chapelle. Il est l'un des quatre organistes de Notre-Dame de Paris, puis organiste de la Chapelle royale en 1770. Il publie un livre de pièces de clavecin.
# Armand-Louis Couperin, Les tendres sentiments
Dans cette pièce publiée en 1752, voisinant avec des œuvres d'un style plus moderne, Armand-Louis Couperin perpétue la tradition de l'écriture luthée au clavecin, héritée de son oncle et remontant jusqu'à son ancêtre Louis.
Les enfants d'Armand-Louis sont également musiciens : Pierre-Louis (1755-1789) et Gervais François (1759-1826) succèdent à leur père dans les diverses tribunes qu'il occupait ; Antoinette-Victoire est chanteuse, organiste et harpiste. La fille de Gervais François, Céleste-Thérèse Couperin (1793-1860) est la dernière de la famille à occuper la prestigieuse tribune de St-Gervais, jusqu'en 1830.
1.3. La carrière des compositeurs
Les compositeurs de musique de clavecin, nous l'avons dit, ne sont presque jamais exclusivement clavecinistes. La plupart sont organistes (le cas des Couperin est assez typique) et mènent de front diverses activités musicales.
1.3.1. L'orgue
Dans un contexte social où le concert public commence à peine à se mettre en place (le Concert Spirituel naît en 1725), ce sont les institutions ecclésiastiques qui offrent les carrières les plus sûres aux musiciens pratiquant des instruments à clavier. Eglises paroissiales, nombreux couvents, collèges, chapelles privées de personnages royaux ou princiers, autant d'employeurs réclamant aux musiciens des services quotidiens. Les organistes cumulent les tribunes (se faisant au besoin remplacer par des élèves) et obtiennent la consécration lorsqu'ils parviennent au titre d'organiste de Notre-Dame de Paris ou de la Chapelle royale (ces postes étant divisés par "quartiers" ou trimestres, quatre musiciens en portaient le titre simultanément).
Si l'église propose donc aux musiciens des postes stables et des rémunérations régulières, le public qui achète des partitions pour son propre divertissement recherche plutôt de la musique de clavecin : ainsi il ne faut pas s'étonner que de nombreux compositeurs, comme F. Couperin ou Rameau, puissent vivre de l'orgue et publier pour le clavecin.
Les clavecinistes sont donc logiquement souvent des organistes. Sans entrer dans une description détaillée de la musique d'orgue de ce temps, il est intéressant d'évoquer les différents postes occupés par nos musiciens et d'écouter leurs compositions écrites pour cet instrument afin de pouvoir en reconnaître certains traits dans les pièces pour clavecin. Il s'agit moins d'ailleurs d'influence involontaire et réciproque de ces deux instruments, dont ils connaissaient parfaitement les particularités, que de citations probables d'un style d'église conférant une certaine couleur expressive à une pièce en lien avec son titre.
Observons maintenant les relations des compositeurs de pièces de clavecin avec l'instrument d'église. Certains le considèrent comme leur activité principale, d'autres cherchent à se dégager progressivement de ce qu'ils ressentent comme une obligation. Le choix de noter et de publier, ou non, les improvisations quotidiennes est également intéressant.
François Couperin, nous l'avons vu, a été organiste toute sa vie, à Saint-Gervais et à la Chapelle royale. Il ne nous reste de lui que deux messes inédites, écrites en 1690 (il avait 22 ans). Soigneusement notées, elles ont été préparées pour une publication qui n'a jamais eu lieu. On ne possède de lui, pour l'orgue, que ces deux très belles œuvres de jeunesse, représentatives de la messe d'orgue française à la fin du XVIIe siècle. On ne possède aucun témoignage de l'évolution de son style tout au long de sa vie d'improvisateur.
# François Couperin : Messe des paroisses : Kyrie : Plein jeu, Fugue, Récit de chromorne
Dans ce Kyrie où alternent sections à l'orgue et versets chantés en plain-chant par le chœur (ces versets ne figurent pas dans tous les enregistrements), la mélodie grégorienne se trouve à la partie de taille (ténor), de la première section (Plein jeu), les autres parties l'accompagnant en contrepoint. La même mélodie est traitée en fugue dans la section suivante. Après ces deux pièces contrapuntiques, le Récit de chromorne semble très vocal, dans le style du petit motet soutenu par quelques instruments : le soliste se détache de l'accompagnement léger par son timbre caractéristique.
Louis Marchand était organiste à Nevers, puis à Paris, au couvent des Cordeliers. Son caractère difficile ne lui permit pas de briguer un poste à la cour ou dans des tribunes plus renommées, mais son jeu était célèbre et le jeune Rameau en fut très impressionné. Il publia de son vivant deux livres de pièces de clavecin et laissa ses pièces d'orgue inédites (leur publication est posthume). C'est pourtant comme organiste qu'il était le plus connu et qu'il influença de nombreux élèves.
# Louis Marchand : Grand jeu en ut majeur
Cette pièce est caractéristique du style majestueux et monumental de Marchand, dans l'esprit de la fin du grand siècle : une introduction puissante, se développant sur une longue pédale, précède une section en dialogue.
Louis-Nicolas Clérambaut est aussi principalement un organiste : il cumule les tribunes des Jacobins de la rue St-Jacques, de St-Sulpice et de la Maison royale de St-Cyr. Sa production est néanmoins éclectique : des cantates profanes, des motets religieux, un livre de pièces de clavecin, un livre d'orgue.
# Clérambault, Basse et dessus de trompette (suite du premier ton)
Le style de Clérambault à l'orgue marque l'évolution de son temps vers un allègement des textures, une influence italienne perceptible dans l'usage de rythmes plus réguliers, une inspiration moins majestueuse et plus légère, suivant en cela les mutations du sentiment religieux au siècle des Lumières.
Jean-François Dandrieu est représentatif du paradoxe des musiciens de clavier au XVIIIe siècle : menant une brillante carrière d'organiste (il tient la tribune de St-Merry à 23 ans et devient plus tard organiste de la Chapelle royale), il publie de la musique profane, pièces de clavecin et sonates pour violon. Son livre d'orgue paraît un an après sa mort. De même, François Dagincourt cumule des tribunes à Paris (Ste-Madeleine-en-la-Cité), Rouen (il succède à Boyvin à la tribune de la cathédrale) et dans la région parisienne (abbaye de St-Ouen) avant de devenir organiste de la Chapelle royale. Ses pièces d'orgue restent inédites.
# Dandrieu : Offertoire sur les grands jeux pour la fête de Pâques : O Filii
Ces variations sur un cantique connu illustrent un aspect important de la pratique quotidienne de l'improvisation à l'orgue : la faculté de varier un thème durant tout le temps nécessaire, à un moment précis de la cérémonie.
Citons encore Louis-Claude Daquin, également organiste de plusieurs tribunes parisiennes (Petit­Saint-Antoine, St-Paul, Cordeliers), de Notre-Dame et de la Chapelle royale. Improvisateur très réputé, notamment pour ses variations sur des airs de Noël, il publie un livre de pièces de clavecin et un livre d'orgue (composé de noëls variés). On peut lui comparer la carrière de Claude Balbastre, organiste à St-Roch, à l'Abbaye de Panthémont, à Notre-Dame de Paris et à la Chapelle royale, et publiant à la fois pour le clavecin et pour l'orgue. Ou encore celle d'Armand-Louis Couperin, cumulant un grand nombre de tribunes parisiennes, organiste de Notre-Dame et de la Chapelle royale, donnant à la publication des livres de clavecin et une seule pièce d'orgue.
# Daquin, Noël n°II (Nouveau livre de Noëls, 1757)
Les noëls variés sont très appréciés au XVIIIe siècle, par leur couleur pastorale, leur style populaire, leur climat affectif empreint de tendresse et de feinte naïveté, également pour la virtuosité qu'ils permettent de déployer de la part des organistes. Le style de ces noëls s'éloigne progressivement des traits idiomatiques de l'orgue pour rejoindre, dans la deuxième moitié du siècle, celui des airs variés pour clavier, clavecin puis piano-forte.
Nous voyons donc de que très célèbres organistes, au XVIIIe siècle, ne trouvent pas (ou ne cherchent pas) de débouché éditorial pour leur pratique quotidienne à l'église et publient volontiers des pièces de clavecin que les amateurs pourront plus facilement interpréter chez eux. Le titre d'organiste est néanmoins important pour ces compositeurs, car ils citent en général leurs fonctions et le nom des tribunes prestigieuses qu'ils occupent sur les pages de titres de leurs livres de pièces de clavecin.
D'autres musiciens, ayant commencé par embrasser la carrière d'organiste, se trouvent attirés par des activités différentes : les cas de Rameau, Corrette et Duphly sont représentatifs de cette attitude.
Jean-Philippe Rameau succède à son père, organiste à Dijon, puis tient les orgues à Avignon et à Clermont-Ferrand. Il vient à Paris en 1706, à 23 ans : il écoute Louis Marchand, tient les tribunes du collège Louis-le-Grand, et des Pères de la Merci, publie un premier livre de pièces de clavecin. Il reprend ensuite sa carrière itinérante d'organiste, à Dijon, Lyon, de nouveau Clermont... Son second voyage à Paris en 1722 est le fruit d'une autre activité qui commence à concurrencer, chez lui, celle d'organiste : il vient publier son Traité de l'harmonie qui le rend immédiatement célèbre dans le monde de la théorie musicale. Installé à Paris, il est organiste, professeur et publie de nouveau des livres de pièces de clavecin. Echouant en 1727 au concours pour la prestigieuse tribune de St-Paul (c'est Daquin qui emporte les suffrages), il se rejette sur de petites tribunes moins contraignantes (Ste-Croix de la Bretonnerie, Noviciat des Jésuites). Il a manifestement renoncé à une grande carrière d'organiste à Paris et se consacre à sa double activité de théoricien et, à partir de 1733, de compositeur d'opéras. Il ne nous a pas laissé une seule note d'orgue.
# Rameau, La Forqueray, fugue (Pièces de clavecin en concerts)
Dans cette pièce, qui se veut un portrait du violiste Forqueray, Rameau écrit dans le style de la fugue, qu'il pratiquait quotidiennement dans les messes d'orgues en plain-chant alterné.
De son côté, Michel Corrette tient toute sa vie diverses tribunes parisiennes (la première à 19 ans, Ste-Marie de la Cité) et publie un livre d'orgue. Ce métier cependant ne semble pas le principal, chez lui : il déploie parallèlement une intense activité éditoriale (cf. 1.3.4) en publiant de nombreux opus et des méthodes pour les instruments les plus divers, répondant avec un instinct très sûr aux besoins des amateurs de son temps.
Le cas le plus intéressant est sans doute celui de Jacques Duphly. Très jeune, lui aussi, il commence par une carrière d'organiste à Evreux (il a 17 ans) et à St-Eloi de Rouen (deux ans plus tard). A 25 ans, cependant, il quitte Rouen et s'installe à Paris pour vivre exclusivement du clavecin, renonçant à l'orgue, paraît-il, pour ne pas gâter son toucher qu'il avait d'une grande finesse. Il vit moins de ses compositions que de ses activités d'interprète dans les concerts privés et de professeur réputé, dans le monde de l'aristocratie et de la bourgeoisie éclairée (cf. 1.3.3). De tous les musiciens dont nous traitons dans ce cours, c'est le seul qui tire tous ses revenus du clavecin et qui, somme toute, choisit délibérément cet instrument vis-à-vis de l'orgue.
# Jacques Duphly, La De Juigné (4e livre)
Dans cette pièce de style pré-classique (le 4e livre date de 1768), Duphly brosse le portrait de la marquise de Juigné, épouse de l'ambassadeur de France à la cour de Russie. Durant une partie de sa vie, le musicien loge dans l'hôtel particulier de cette aristocrate, à qui il dédie d'ailleurs l'ensemble de son recueil.
Quelques rares compositeurs de pièces de clavecin, enfin, ne sont pas organistes de formation. Bernard de Bury, fils d'un chanteur de la Chambre du roi, publie des pièces de clavecin et obtient la charge de claveciniste de la Chambre, avant de cumuler plusieurs charges à la cour. Mondonville est violoniste et compose de la musique religieuse, comme sous-maître de la Chapelle royale et directeur du Concert Spirituel. Antoine Forqueray et son fils Jean-Baptiste-Antoine sont des virtuoses de la viole de gambe. Royer évolue dans le monde du chant, commençant sa carrière à l'Opéra (cf. 1.3.5).
1.3.2. Les charges à la cour
Pour les musiciens de cette époque, obtenir une charge à la cour représente une véritable consécration, à la fois sur le plan artistique et sur le plan social. De plus, si les musiciens du roi reçoivent une bonne rémunération, le prestige lié à leur charge leur attire de nombreux élèves et engagements. La cour est alors fixée à Versailles, malgré quelques séjours dans les châteaux environnants, et le service du roi est fort compatible avec des activités et une résidence à Paris.
Le fonctionnement des charges sous l'Ancien Régime nous paraît aujourd'hui pour le moins surprenant : ces emplois nécessitant de grandes compétences sont vénaux, c'est-à-dire qu'il faut les acheter et qu'il représentent une sorte de capital, que l'on peut léguer en héritage à ses descendants ou revendre (notamment en "survivance", un principe proche du viager, où le successeur remplace progressivement le titulaire et lui paie une pension jusqu'à sa mort). Le musicien achète donc sa charge, soit directement au Roi si elle vient d'être créée, soit au précédent titulaire, puis reçoit de la Maison royale une rémunération de ses services. Ce système, qui risque à l'évidence privilégier la richesse au détriment de la compétence, fonctionne cependant bien dans le cas de la musique du Roi (qui doit être de qualité), car l'achat de la charge est soumis à divers contrôles, de la part des gentilshommes supervisant l'organisation de la Maison royale. Le Roi peut s'intéresser aussi au recrutement : fin connaisseur, Louis XIV y veille attentivement et prête aux musiciens talentueux mais peu fortunés le montant de l'achat de la charge. Par la suite, un personnage comme Madame de Pompadour, favorite de Louis XV et très compétente sur le plan des arts, peut aussi influer sur les choix. Enfin, certaines charges, comme celle d'organiste de la Chapelle royale, sont soumises à un concours.
La Musique du Roi comporte trois départements : la Chapelle (pour la musique religieuse, notamment la messe quotidienne), la Chambre (pour les divertissements profanes, bals, concerts, etc.) et l'Ecurie (pour les musiques d'extérieur et l'apparat militaire qui entoure la personne royale). Nos claveciniste-organistes peuvent ainsi briguer de nombreuses charges : organiste de la Chapelle royale par "quartier" ou trimestre (F. Couperin, Dandrieu, Dagincourt, Daquin, Balbastre, A.-L. Couperin), claveciniste de la Chambre du roi (F. Couperin, Marguerite Antoinette Couperin, Bernard de Bury), compositeur de la Chambre (Rameau) et même Surintendant de la Musique (Bury). De plus, les musiciens peuvent rechercher le titre de Maître de musique des enfants de France, car les membres de la famille royale, comme toutes les personnes de qualité à l'époque, se doivent d'acquérir une bonne connaissance de la musique : F. Couperin, Royer, Balbastre ont été ainsi maîtres de clavecin à la cour.
A côté de ces musiciens portant le titre enviable d'Ordinaires de la musique du Roi, bien d'autres sont appelés à la cour pour des concerts occasionnels, sans avoir de charge ni de rémunération régulière.
Dans les dédicaces de leurs livres, dans les portraits et pièces de clavecin dédiées à leurs élèves ou auditeurs princiers, se dessine une représentation musicale des personnalités de la cour les plus intéressées par l'art des sons.
Le titre et la préface des Concerts royaux de F. Couperin évoque les petits concerts où il jouait pour le vieux roi mélomane : "Les pièces qui suivent sont d'une autre espèce que celles que j'ai données jusqu'à présent. Elle conviennent non seulement au clavecin, mais aussi au violon, à la flûte, au hautbois, à la viole, et au basson. Je les ai faites pour les petits concerts de chambre, où Louis quatorze me faisait venir presque tous les dimanches de l'année. Ces pièces étaient exécutées par Messieurs Duval, Philidor, Alarius, et Dubois. J'y touchais le clavecin. Si elles sont autant du goût du public qu'elles ont été approuvées par le feu Roi, j'en ai suffisamment pour en donner dans la suite quelques volumes complets. Je les ai rangées par tons et leur ai conservé pour titre celui sous lequel elles étaient connues à la cour en 1714 et 1715" (F. Couperin, Concerts royaux, Paris, l'Auteur, 1722). Reflet d'une pratique de la cour, ces pièces sont achetées par les amateurs qui se plaisent à jouer chez eux le répertoire royal.
Par ailleurs, nombre de pièces de F. Couperin évoquent par leurs titres, explicites ou allusifs, des personnalités de la cour.
# F. Couperin, L'Auguste (1e ordre), La Régente ou la Minerve (15e ordre), Les Lis naissants (13e
ordre)
La première pièce évoque le Roi Soleil, la seconde Philippe d'Orléans, Régent entre 1715 et 1723, grand amateur de musique, élève de Charpentier et compositeur à ses heures, la dernière représente le jeune Louis XV, qui d'ailleurs ne sera pas un mélomane bien passionné.
Louis XV s'intéressant peu à la musique, c'est la reine Marie Leszczynska qui anime la vie musicale de la cour, organisant un concert hebdomadaire où l'on joue les opéras en vogue à Paris.
# F. Couperin, La Princesse Marie (20e ordre)
Cet hommage à la Reine d'origine polonaise est en trois parties, la troisième étant intitulée "Air dans le goût polonais".
Les filles de Louis XV héritent du goût de leur mère pour la musique (le couple royal eut 10 enfants dont 8 filles) et certaines d'entre elles semblent des interprètes de haut niveau. Henriette joue de la viole de gambe (le peintre Jean-Marc Nattier nous a laissé d'elle un magnifique portrait avec cet instrument), Sophie de la viole, Victoire du clavecin, Adélaïde du violon. Royer dédie son livre de pièces de clavecin de 1746 à ses jeunes élèves, "Mesdames de France" et A.-L. Couperin le sien de 1752 à Madame Victoire, son élève.
# Duphly, La Victoire (2e livre)
Dans cette pièce virtuose et triomphante, Duphly évoque à l'évidence le nom de la princesse.
A côté de la Reine, des filles royales, de Madame de Pompadour, la Dauphine Marie-Josèphe de Saxe (qui épouse le Dauphin Louis en 1745) est également intéressée par la musique. Elève de Wilhelm Friedman Bach, admiratrice de Hasse qu'elle invitera à Versailles, elle introduit à la cour de France un goût nouveau pour les musiques italienne et allemande. Jean-Baptiste Forqueray lui dédie son livre de Pièces de violes mises en pièces de clavecin de 1747 et Rameau improvise la même année pour elle une pièce virtuose qu'il notera ensuite.
# Rameau, La Dauphine
Cette pièce est restée inédite, Rameau n'ayant pas publié de recueils pour clavecin après 1741.
Si les charges à la cour sont les plus attractives et les plus prestigieuses pour les musiciens, il en existe d'autres. Ainsi, Louis-Antoine Dornel, organiste de plusieurs tribunes parisiennes, est aussi "maître de musique de l'Académie Française", institution pour laquelle il écrivit plusieurs motets.
1.3.3. L'enseignement et les concerts
A Paris comme à la cour, les services des clavecinistes sont aussi requis, pour des concerts privés ou pour des leçons particulières, par l'aristocratie et la bourgeoisie fortunée, pour qui la musique est un élément important de la culture.
Duphly fera de ces deux activités l'essentiel de sa carrière et il n'est pas étonnant de voir, dans ses livres de pièces de clavecin, de nombreux titres évoquant les noms de ses riches élèves.
# Duphly, La De Beuzeville (2e livre)
Il s'agit ici de Marie-Elisabeth de Lamoignon, comtesse de Beuzeville.
Les livres de pièces de clavecin, souvent dédiés à des élèves, sont le reflet de l'activité pédagogique des clavecinistes. Souvent, les musiciens se donnent pour tâche de mêler les pièces faciles et les œuvres virtuoses dans leurs recueils et donnent de nombreux conseils d'exécution dans leurs préfaces. Parfois même, ils proposent leurs conseils, ce qui est une forme de publicité déguisée pour leur enseignement : "Cependant, s'il se trouve dans mes pièces quelque passage qui embarrasse tant pour le doigter que pour certains agréments dont je ne parle pas, je me ferai toujours un sensible plaisir de l'expliquer à ceux qui voudront bien me faire l'honneur de me le demander." (Daquin, Premier livre de
pièces de clavecin, 1735).
Les préfaces des livres se transforment parfois en véritables méthodes de clavecin. Plusieurs proposent des tables d'agréments (mettant en regard les petits signes correspondant aux ornements français et, sur une portée, la réalisation souhaitée). Rameau intitule la préface de son 2e livre de 1724 : "De la mécanique des doigts sur le clavecin" ; Fouquet, celle de son premier livre de 1751, "Méthode pour apprendre à toucher le clavecin sans maître". Un exemplaire du 2e livre de Duphly, ayant appartenu à Lord Fitzwilliam, comporte une page manuscrite où le maître a noté ses recommandations pour les doigtés...
On comprend que nos clavecinistes aient pu être tentés par la publication séparée de véritables méthodes qui reflètent leur enseignement oral. Après les Principes de clavecin de Michel Saint-Lambert (1702), l'ouvrage le plus important en la matière, dans la première moitié du XVIIIe siècle, est L'Art de toucher le clavecin (1717) de François Couperin. On y trouve 71 pages de conseils très variés, écrits dans la langue élégante du musicien et enrichis de nombreux exemples musicaux, d'indications pour doigter différentes pièces publiées ailleurs et huit petits préludes. Cet ouvrage fondamental pour la technique du clavecin français est en même temps un témoignage intéressant des méthodes pédagogiques de F. Couperin.
# F. Couperin, Art de toucher le clavecin : Prélude n°1 en ut majeur
Grand éditeur de méthodes pour divers instruments, Michel Corrette publie en 1749 Les Amusements du Parnasse : Méthode courte et facile pour apprendre à toucher le clavecin, qui contient une série d'exercices mais beaucoup moins d'explications que l'ouvrage de Couperin. Citons encore Le Tour du clavier sur tous les tons (1745) de Dornel. On observe ainsi, au milieu du XVIIIe siècle, l'essor d'une littérature pédagogique pour le clavier, appelée à un bel avenir.
L'enseignement va de pair avec les concerts privés : en effet, les cours particuliers s'adressent à des personnes fortunées qui souvent font appel à leur maître de clavecin pour agrémenter leurs réceptions. Le XVIIIe siècle est l'âge d'or des salons, où artistes, hommes de lettres, philosophes participent activement à la vie mondaine et se réunissent autour de femmes cultivées qui, telles madame du Deffand, Julie de Lespinasse ou madame de Genlis, entretiennent l'art de la conversation. Certains riches amateurs possèdent même un orchestre particulier, comme le fermier général Alexandre Le Riche de la Pouplinière (1693-1762) et son épouse, Thérèse Deshayes, élève de Rameau. L'orchestre de ce mécène ami de Voltaire se produit régulièrement dans son hôtel de la rue de Richelieu ou sa maison de Passy, sous la direction de Rameau puis de Gossec.
# Rameau, La La Pouplinière (Pièces de clavecin en concert)
Il existe également à Paris des concerts d'amateurs, comme le Concert des Mélophilètes, qui se produit gratuitement devant une assemblée d'invités, à l'instigation du financier Crozat et sous la protection du prince de Conti.
Le premier concert public et payant, à Paris, est le Concert Spirituel. Fondé par Anne Danican Philidor en 1725, il a lieu une trentaine de fois par an, les jours de fêtes religieuses (aux dates où les théâtres devaient fermer leurs portes), dans une grande salle installée dans le Palais des Tuileries. On y joue des motets latins, mais aussi beaucoup de musique instrumentale. Les pièces pour clavecin seul ne conviennent pas à cette vaste salle, mieux adaptée aux concertos pour violon, flûte, hautbois, etc., puis aux symphonies. Mais la présence d'un orgue permet à certains de nos clavecinistes-organistes de s'y produire, parmi lesquels Daquin et Balbastre.
Les directeurs du Concert Spirituel sont eux-mêmes des musiciens : citons Royer, directeur de 1748 à 1754 (c'est lui qui fait installer l'orgue dans la salle) et, de 1755 à 1762, Mondonville.
# Royer, Chasse de Zaïde.
Cette pièce restée inédite du vivant de Royer est une transcription pour clavecin d'un extrait devenu célèbre de son opéra Zaïde (1739). Elle fut régulièrement jouée sur l'orgue du Concert Spirituel jusqu'en 1767.
# Mondonville, Pièces de clavecin en sonate : 2e sonate, allegro
Publiées par le violoniste Mondonville en 1740, ces pièces pour clavecin et violon furent ensuite orchestrées pour être interprétées au Concert Spirituel à partir de 1749.
Le concert public, dans une grande salle à l'acoustique parfois médiocre, n'est cependant pas favorable au clavecin que l'on y voit surtout réaliser la basse continue pour soutenir chanteurs et ensembles instrumentaux. En soliste, il est mieux apprécié dans un salon aux proportions plus réduites. Si J.-S. Bach au même moment développe le concerto pour clavecin à Leipzig, et Handel le concerto pour orgue à Londres, c'est le plus souvent à travers le genre du concerto pour piano-forte que les musiciens pourront faire dialoguer, à la fin du siècle, un instrument à clavier et un orchestre dans le cadre de concerts publics.
1.3.4. Les activités éditoriales
La publication de partitions obéit à des motivations diverses (cf. 2.1) mais ne constitue en général pas une source de revenus appréciable, à une époque où le droit d'auteur n'existe pas encore et pour des compositeurs qui d'ordinaire publient assez peu. Deux musiciens cependant choisissent de publier abondamment et fond, de toucher un large public d'amateurs en répondant à ses goûts et ses besoins.
Joseph Bodin de Boismortier est d'abord un musicien amateur et occupe au début de sa vie la charge de receveur de la Régie royale des tabacs. En 1722, il s'installe à Paris et fréquente d'abord la cour de la duchesse du Maine à Sceaux. A partir de 1724, il commence à faire paraître une abondante production de musique pour divers ensembles, comptant 102 opus, mêlant dans des combinaisons diverses les violons, flûtes à bec, hautbois, musettes, vielles à roue (deux instruments champêtres alors à la mode dans les milieux aisés), toujours accompagnés par la basse continue au clavecin. Il parvient ainsi à vivre de sa plume, composant une musique simple, légère, d'inspiration pastorale, qui plaît aux amateurs. En revanche, il n'est pas très considéré dans les milieux artistiques, où on le trouve trop prolixe et sa musique trop facile. C'est au sein de cette production variée que se trouve son unique livre de pièces de clavecin (opus 59).
Michel Corrette, tout en menant une carrière d'organiste, publie beaucoup de musique d'un style similaire pour les amateurs (concerts, divertissements, etc.). Il se spécialise aussi dans la publication de méthodes pédagogiques pour toutes sortes d'instruments (dans l'ordre chronologique de publication : violon, viole, violoncelle, clavecin, chant, guitare, mandoline, flûte, harpe, contrebasse, alto, vielle à roue, flûte à bec...). Il publie aussi à Paris de la musique étrangère : Vivaldi, Pergolèse, Zipoli, les concertos pour orgue de Handel... Cette activité est certainement pour lui une source appréciable de revenus, mais, à l'époque et même actuellement, elle ne le valorise guère comme compositeur. Cette attention aux besoins d'une société qui a davantage de loisirs et cherche à s'occuper en jouant une musique simple et légère n'est pas, hier comme aujourd'hui, très bien considérée.
En choisissant cette voie, Boismortier et Corrette anticipent cependant sur l'extraordinaire développement que connaîtra l'édition parisienne dans la seconde moitié du XVIIIe siècle et au XIXe siècle, notamment grâce au débouché croissant que représente la pratique amateur des classes moyennes.
1.3.5. Le monde du spectacle
Certains des compositeurs qui nous occupent, enfin, font carrière dans le monde du spectacle. A Paris, à leur époque, les théâtres sont régis par un strict système de privilèges : la Comédie Française possède le monopole du théâtre parlé, tragédie et comédie, l'Académie royale de musique (ou Opéra) celui du théâtre chanté (tragédie en musique, opéra-ballet, pastorale, etc.), la Comédie Italienne celui des pièces en italien et d'un certain type de pièces avec musique. Par ailleurs, de façon épisodique, des spectacles sont aussi montés à la cour, en général par les troupes privilégiées, renforcées par les musiciens du roi.
Cependant, durant les foires saisonnières qui attirent la foule à Paris deux fois par an (la Foire Saint Germain à la fin de l'hiver, la Foire Saint Laurent à la fin de l'été), des bateleurs et saltimbanques inventent l'opéra-comique, utilisant des airs connus (les vaudevilles) comme support de leurs dialogues. Les spectacles des Foires, toujours poursuivis par les théâtres privilégiés qui tentent de juguler cette concurrence, parviennent dans le deuxième tiers du XVIIIe à un haut degré de raffinement dans le genre comique et font une large place à la musique et au ballet. Boismortier a été chef d'orchestre du théâtre de la Foire Saint Laurent de 1743 à 1745. Royer et Rameau, dans les années 1720, ont écrit de la musique pour des pièces de Piron. Mais la vie brève et discontinue de ces théâtres ne nous a pas permis de conserver cette musique. En revanche, il nous reste un témoignage intéressant de l'activité de Rameau pour la Foire. En 1725, on lui demanda d'écrire une musique pouvant soutenir la danse d'Amérindiens de Louisiane, dans un spectacle de la Foire. Rameau écrivit alors une pièce intitulée les Sauvages, qu'il transcrivit pour clavecin et publia dans son troisième livre deux ans plus tard. Ce rondeau étrange et vigoureux connut un tel succès que Rameau l'introduisit dans le quatrième acte (on disait alors "entrée") de son opéra-ballet les Indes galantes (1736), joué sur la scène de l'Opéra. Pour l'occasion, il l'intitula Danse du calumet de la Paix et l'agrémenta de solos et d'un chœur.
# Rameau, Les Sauvages (3e livre)
# Rameau, Les Indes galantes, 4e entrée, Les Sauvages : Danse du calumet de la paix et chœur "Forêts
paisibles"
Plusieurs de nos musiciens évoluent dans le monde de l'opéra. François Dieupart écrit de la musique de scène à Londres et réalise des arrangements d'opéras italiens avant de jouer comme violoniste dans l'orchestre accompagne les opéras de Handel. Mais cette activité n'a pas d'incidence sur son œuvre de clavecin, antérieure et plutôt représentative du style français. De même, Bernard de Bury écrit pour la cour de France des œuvres lyriques, divertissements de circonstance et autres, mais son livre de pièces de clavecin est antérieur à cette expérience de la musique vocale. Citons encore Elisabeth Jacquet de la Guerre, Boismortier et Mondonville qui écrivent des œuvres lyriques pour l'Académie royale de musique, mais semble-t-il sans que cette familiarité avec le monde de l'opéra ait une incidence importante sur leur œuvre instrumentale et soit leur activité principale. Ce n'est pas le cas de Royer et de Rameau, qui tissent des liens intéressants entre leur production pour clavecin et leur pratique du théâtre lyrique.
Pancrace Royer commence sa carrière comme maître de musique à l'Académie royale de musique, un poste qui correspond à peu près à celui de chef de chant actuellement : au clavecin, il accompagne et fait travailler les solistes et les chœurs, avant les répétitions avec l'orchestre. Par la suite, il cumulera les postes importants : maître de musique des Enfants de France, directeur du Concert Spirituel... mais c'est bien à l'Opéra qu'il pratique d'abord le clavecin, en étroite relation avec le chant.
Rappelons que le clavecin est l'instrument "à tout faire" au XVIIIe siècle, comme le sera le piano au XIXe. Il peut être employé de diverses manières : en solo dans des pièces écrites spécialement pour cet instrument (c'est le répertoire qui nous occupe dans ce cours) ; dans des ensembles (depuis la sonate pour un instrument et basse continue jusqu'à l'orchestre complet) où il est toujours là pour réaliser la basse chiffrée (ce que l'on appelle à l'époque "l'accompagnement") ; ou en solo encore, mais pour jouer en "réduction" les partitions d'orchestre afin d'accompagner des chanteurs. Ainsi les compositeurs d'opéras publient le plus souvent leurs œuvres sous forme de partitions réduites (l'orchestre réduit à deux parties instrumentales, le dessus et la basse) que les amateurs peuvent interpréter chez eux, quitte à renforcer le clavecin avec quelques instruments.
Royer fait représenter trois opéras de sa composition à l'Académie royale de musique : Pyrrhus, tragédie en musique (1730), Zaïde, reine de Grenade, ballet héroïque (1739), Le Pouvoir de l'amour, opéra-ballet (1743). Dans ses Pièces de clavecin publiées en 1746, il place cinq transcriptions, pour clavecin seul, de morceaux prévus pour l'orchestre et issus de ses opéras. Il s'en explique dans sa préface : "Celles qui ont paru dans plusieurs de mes opéras n'ont été mises en pièces de clavecin que depuis qu'elles ont été entendues au théâtre." Pour les publier en les destinant au clavecin seul, Royer modifie les titres des pièces et arrange la musique afin de reconstituer, à l'aide du seul clavecin, l'impression de l'orchestre. Ainsi, le prélude d'un chœur de Zaïde devient La Zaïde, l'Air des Turcs du même opéra s'intitule Marche des Scythes, l'Entrée des Habitants du Pactole tirée du Pouvoir de l'Amour prend pour titre Les Matelots, la Marche du sacrifice du même opéra devient une Allemande. Seuls les deux Tambourins du Pouvoir de l'Amour gardent leur titre. Il faut ajouter à ces transcriptions publiées par Royer lui-même, la Chasse de Zaïde, restée manuscrite mais souvent jouée au Concert Spirituel.
# Royer, Marche des Scythes (Pièces de clavecin, 1746)
Dans ce rondeau, Royer réécrit largement la partition prévue pour l'opéra : la virtuosité à l'œuvre ici permet au compositeur de déployer tout son savoir-faire de claveciniste pour reconstituer, par des moyens propres à son instrument, l'ampleur sonore de l'orchestre de l'Académie royale de musique. Un tel arrangement pousse le musicien à explorer des voies nouvelles sur le plan technique.
L'autre compositeur qui établit des liens étroits entre sa musique de clavecin et sa production lyrique est Jean-Philippe Rameau. Mais pour ce dernier, la situation est inversée. Rameau commence sa carrière comme organiste et publie des pièces de clavecin en 1706, 1724 et 1728 avant de composer son premier opéra, Hippolyte et Aricie (1733), à l'âge de cinquante ans. A partir de cette date, sa production lyrique sera importante, jusqu'à sa mort, puisqu'il écrivit une vingtaine d'opéras, dont le dernier Les Boréades, à l'âge de 80 ans.
A l'inverse de Royer, il est donc tenté d'orchestrer pour la scène de l'Opéra certaines de ses pièces pour clavecin ayant connu le succès. Huit pièces de ses 2e et 3e livres pour clavecin sont ainsi reprises dans les Indes galantes (1735-36), Castor et Pollux (1737), Les Fêtes d'Hébé (1739), Dardanus (1739) et Zoroastre(1749). De plus, Rameau publie en 1741 ses Pièces de clavecin en concert, où le clavecin soliste est soutenu par d'autres instruments (cf.2.2). De ce recueil, il tirera encore cinq pièces pour les insérer dans ses opéra ultérieurs : la deuxième version de Dardanus (1744), Les Fêtes de Polymnie (1745), Le Temple de la Gloire (1745), Zoroastre (1749).
Cela devait représenter un plaisir particulier, pour les spectateurs de l'Opéra, de reconnaître au passage, dans un ballet, une danse que chacun avait pu entendre ou même jouer soi-même au clavecin.
# Rameau, Musette en rondeau, Tambourin (2e livre)
# Rameau, Les Fêtes d'Hébé, (3e entrée, sc. 7 : La Danse) :
Musette, Tambourin en rondeau.
La musette est en rondeau, de forme A B A C A D A dans la version pour clavecin. Rameau
coupe à l'Opéra le 3e couplet (D), plus descriptif avec son imitation de chants d'oiseaux et peu propre à
la danse. Remarquons que Rameau imite ici le son et la technique de la musette (instrument à bourdon)
dans la pièce de clavecin, tandis qu'il devait faire interpréter cette pièce à l'Opéra par de véritables
musettes.
Le très fameux tambourin, bien connu par sa présence dans les anthologies pianistiques, imite le
son du galoubet (petite flûte) et du tambourin (percussion cylindrique à deux peaux), joués tous deux en
Provence par un seul musicien.
# Rameau, Les Niais de Sologne (2e livre)
# Rameau, Dardanus (acte III, sc. 3) :
Air gai en rondeau, duo et chœur "Paix favorable"
La pièce pour clavecin imite la fausse naïveté des "Niais de Sologne" dont un proverbe de
l'époque dit "qu'ils ne se trompent qu'à leur profit". Elle est suivie par deux "doubles" ou variations.
Elle est transcrite pour orchestre, sans les variations, sous la forme d'un air gai dansé, développé
ensuite en un duo et un chœur. Dans cette scène, le peuple phrygien se réjouit d'une victoire qui lui
apporte la paix.
Voici donc deux façons de développer un même élément donné : par la variation dans le
répertoire pour clavecin, par l'ajout d'un texte chanté à l'Opéra.
Rameau reprend donc à l'Opéra ses pièces pour clavecin. Une seule fois, il fait l'inverse, comme Royer : un tambourin publié dans les Pièces de clavecin en concert est en effet issu d'un divertissement de Castor et Pollux.
Citons enfin le cas particulier des Indes galantes. Il s'agit du deuxième opéra de Rameau qui, au début de sa carrière lyrique, était critiqué pour ses récitatifs (on préférait ceux de Lully) mais admiré pour ses danses. Rameau prit donc le parti de ne pas publier cet opéra-ballet en tant qu'opéra, tel qu'il avait été joué à l'Académie royale de musique, mais sous forme d'un arrangement pour chant et clavecin, regroupé en diverses suites de danses et d'airs chantés qui ne suivent pas forcément le déroulement dramatique. Il s'en explique dans sa préface : "Les symphonies [c'est-à-dire les pièces instrumentales] y sont même ordonnées en Pièces de clavecin et les Agréments y sont conformes à ceux de mes autres pièces de clavecin". La publication des Indes galantes a donc plus ou moins la forme d'un livre de "pièces de clavecin en concert". Mais ce procédé n'aura pas de lendemain chez Rameau, qui éditera de façon plus classique le reste de son œuvre lyrique. Les clavecinistes se servent cependant de ces transcriptions pour accroître leur répertoire ramiste.
# Rameau, Les Indes galantes : Ouverture, Air pour les Bostangis
Contrairement à Royer, Rameau transcrit exactement ses pièces orchestrales. Il s'agit plus d'une réduction d'orchestre que d'un véritable arrangement.
Pour conclure cette première partie du cours sur les carrières des différents compositeurs de pièces de clavecin, nous observons donc nombre de trajectoires traditionnelles d'organistes-clavecinistes obtenant la consécration grâce à des tribunes d'orgue prestigieuses et des charges à la cour, comme au XVIIe siècle. Parallèlement, de nouvelles opportunités s'offrent aux musiciens : l'enseignement, les concerts, l'édition, les postes dans de grandes institutions musicales. Somme toute, l'éventail des possibilités est assez large et nos musiciens peuvent choisir un "dosage" de ces différents activités en fonction de leurs goûts et de leurs capacités. Certains musiciens parviennent à vivre de leur art, de façon indépendante et sans appartenir à la cour, à l'Eglise ou à d'autres institutions. Mais ils sont alors soumis à la logique commerciale du goût du public, notamment dans l'édition.
On comprend que, dans cette configuration très diversifiée, la composition et la publication d'un recueil de pièces de clavecin soient importantes, mais pour des raisons assez différentes selon la biographie de chacun. Dans l'ensemble, à part Duphly, aucun musicien n'en fait son activité principale. Malgré ces diversités, le livre de pièces de clavecin, en tant qu'objet éditorial et en tant qu'œuvre artistique, se présente de façon très homogène dans la France du XVIIIe siècle.

2. Publier des pièces de clavecin
Intéressons-nous maintenant aux partitions qui témoignent de l'activité des clavecinistes français au XVIIIe siècle. Elles contiennent de la musique (que nous analyserons plus en détail dans la 3e partie du cours) mais aussi de nombreuses indications sur la page de titre, dans les dédicaces, préfaces, tables, etc. Tous ces indices nous renseignent sur les raisons et les modalités de la publication.
2.1. Les raisons et les modalités de la publication
La plupart de nos musiciens ne publient qu'un seul recueil, parfois deux (Marchand, Siret). Pour les uns, il ne s'agit que d'une étape dans une carrière, pour d'autres, auteurs de plusieurs ouvrages, d'une stratégie de publication à long terme qu'il est intéressant d'analyser.
Nos musiciens publient parfois très tôt, pour asseoir une renommée naissante et sans doute attirer des élèves. Pour d'autres, il s'agit au contraire, à la fin d'une vie consacrée à la musique, de laisser des partitions remises au net pour éviter les fautes qui entachent les copies manuscrites, circulant sans leur accord.
Parmi ceux qui ne publient qu'un ou deux livres, Bury publie à 17 ans, Armand-Louis Couperin à 25, Clérambault à 26, Mondonville à 29 ans. Marchand, Balbastre, Demars, Février ont la trentaine lorsqu'ils publient, Daquin, Royer, Dornel, Dagincourt, Boismortier la quarantaine, Siret publie vers ses 55 ans et Moyrau à 63 ans. Signalons enfin la publication posthume des œuvres d'Antoine Forqueray, par les soins de son fils Jean-Baptiste Antoine. Tous les cas de figure sont donc représentés, en fonction des carrières et des opportunités.
D'autres compositeurs, moins nombreux, publient régulièrement tout au long de leur vie. Corrette donne son premier livre à 27 ans, puis fait paraître d'autres types de recueils consacrés au clavecin, dans des présentations assez différentes du traditionnel "livre de pièces de clavecin" : 8 livraisons de ses Amusements du Parnasse, plutôt pédagogiques, de 1749 à 1770, des Noëls pour clavecin et même, à 73 ans, un divertissement représentant un Combat naval...
Dandrieu fait paraître très jeune, à 23 ans, trois petits recueils (1705) qu'il renie plus ou moins par la suite, puisque son anthologie suivante, publiée à 42 ans, s'intitule Premier livre et sera suivie d'un Deuxième livre et d'un Troisième livre.
Rameau publie un livre dans sa jeunesse (23 ans), deux livres peu après son installation à Paris comme organiste et professeur de basse continue (à 41 et 45 ans), puis fait paraître son recueil de Pièces de clavecin en concert à 58 ans, alors qu'il est engagé dans la production d'œuvres lyriques. Duphly publie régulièrement, à peu près tous les dix ans (faisant paraître ses quatre livres à 29, 33, 41, 53 ans).
François Couperin, en revanche, donne au public ses quatre livres dans son âge mûr (à 45, 49, 54 et 62 ans).
Notons que les pièces peuvent avoir été composées longtemps avant leur parution en recueil et que tout n'est pas publié, comme en témoigne la mélancolique préface du vieux Couperin, placée en tête de son quatrième livre :
"Il y a environ trois ans que ces pièces sont achevées ; mais comme ma santé diminue de jour en jour, mes amis m'ont conseillé de cesser de travailler et je n'ai pas fait de grands ouvrages depuis. Je remercie le public de l'applaudissement qu'il a bien voulu leur donner jusqu'ici, et je crois en mériter une partie par le zèle que j'ai eu à lui plaire. Comme personne n'a guères plus composé que moi, dans plusieurs genres, j'espère que ma famille trouvera dans mes portefeuilles de quoi me faire regretter, si les regrets nous servent à quelque chose après la vie. Mais il faut du moins avoir cette idée pour tâcher de mériter une immortalité chimérique où presque tous les hommes aspirent."
Les musiciens publient en général à compte d'auteur. Ils travaillent avec un graveur (qui recopie le manuscrit à l'aide d'un stylet sur une plaque de cuivre ou d'étain, laquelle sera enduite d'encre et pressée sur le papier) et supervisent soigneusement (les préfaces de Couperin en font foi) la reproduction de leur œuvre, notamment pour les signes d'agréments. Ensuite, les musiciens demandent un "privilège royal" qui, moyennant une taxe, leur fournissent une certaine garantie juridique à l'égard des contrefaçons (le droit d'auteur ne naîtra qu'à la fin du XVIIIe siècle). L'auteur sera inscrit sur le registre de la Librairie (nombre de ces registres ont été conservés et nous renseignent sur l'activité éditoriale parisienne) et l'ouvrage comportera une page reproduisant les termes du privilège. Un compositeur peut demander un privilège pour une seule œuvre, plus souvent pour un nombre donné d'années.
Voici par exemple des extraits du privilège inséré dans le Premier livre de Daquin (1735) :
"PRIVILEGE GENERAL. / Louis, par la Grâce de Dieu Roy de France et de Navarre, à nos aimés et féaux Conseillers les gens tenant nos Cours de Parlement, Messieurs des Requêtes ordinaires de notre hôtel Grand conseil, Prévôt de Paris, Baillis, Sénéchaux leurs lieutenants civils […], Salut. Notre cher et bien aimé Louis Claude Daquin, organiste de Saint-Paul, du Petit Saint-Antoine, et des Cordeliers, nous a fait remontrer qu'il souhaiterait faire imprimer et graver et donner au public plusieurs pièces de clavecin et autres pièces de musique instrumentale de sa composition, s'il nous plaisait de lui accorder nos Lettres de Privilège sur ce nécessaires. A ces causes, voulant traiter favorablement ledit exposant et prouver au public l'utilité qu'on peut retirer de son travail et de ses ouvrages, nous lui avons permis et permettons par ces présentes de faire imprimer et graver lesdites pièces de clavecin et autres pièces de musique instrumentale de sa composition, en telle forme, marge, caractère, en un ou plusieurs volumes, conjointement ou séparément et autant de fois que bon lui semblera, et de les vendre et faire vendre et débiter par tout notre Royaume pendant le temps de 15 années consécutives, à compter du jour de la date desdites présentes ; faisons défense à toutes sortes de personnes de quelque qualité et condition qu'elles soient d'en introduire l'impression ou gravure étrangère dans aucun lieu de notre obéissance, comme aussi à tous les imprimeurs, graveurs […] d'imprimer ou faire imprimer, graver ou faire graver, vendre ou faire vendre, débiter ni contrefaire lesdites pièces de clavecin et autres pièces de musique instrumentale […] à peine de confiscation des exemplaires contrefaits, de 3 000 lt [livres tournois] d'amende […]. Car tel est notre plaisir. Donné à Paris le dixième jour du mois de février, l'an de grâce Mil sept cent trente-cinq et de notre règne le vingtième. / Par le Roy en son Conseil./ […]"
Ce type de texte, malgré sa rédaction stéréotypée, nous renseigne sur les activités du musicien, sur son projet éditorial (il prend un privilège de 15 ans), sur la date de publication.
Le compositeur peut ensuite vendre chez lui les exemplaires (les tirages sont réduits, quelques dizaines, parfois une centaine d'exemplaires) mais il doit aussi les laisser en dépôt chez deux libraires au moins, dont les adresses figurent (après celle du musicien), sur la page de titre.
Voici la page de titre du même Premier livre de Daquin (en "transcription diplomatique", les barres obliques correspondant aux passages à la ligne). Elle est également riche en renseignements sur le compositeur, qui cherche à attirer la clientèle en précisant les postes importants qu'il occupe :
"IER LIVRE / DE / PIECES DE CLAVECIN / Dédié / A S.A. MADEMOISELLE / DE SOUBISE / Composées / PAR MR DAQUIN / Organiste de St Paul, du Petit St Antoine / Et des Cordeliers / Prix 9 lt en blanc / Gravées par L. Hue / A PARIS / Chez / L'Auteur, rue St Antoine, cour St Pierre vis à vis l'Hôtel de Sully / La Veuve Boivin, rue St Honoré à la Règle d'or / Le Sr Le Clerc, rue du Roule à la Croix d'or. / AVEC PRIVILEGE DU ROY / 1735."
Notons également la référence à la dédicataire, qui donne du lustre à la publication. Ce livre est en effet enrichi d'une dédicace à une princesse, prestigieuse élève de Daquin :
"A SON ALTESSE / Mademoiselle de Soubise / Mademoiselle, / L'attention que vous donnez aux pièces de clavecin / que j'ai l'honneur de vous enseigner, le bon goût qui est comme / un héritage assuré à l'illustre maison dont vous sortez et / de laquelle vous faites un des plus beaux ornements, m'ont fait / prendre la liberté de vous les dédier. La protection dont vous / m'avez toujours honoré me fait espérer que le public les recevra / favorablement. Daignez, Mademoiselle, agréer ces prémices de / mes ouvrages, comme une marque sensible de ma parfaite / reconnaissance et du profond respect avec lequel je suis / Mademoiselle / DE VOTRE ALTESSE / Le très humble et très / obéissant serviteur / Daquin."
Outre une page de titre attractive et une dédicace à une personne titrée, le recueil contient souvent une préface où le compositeur s'adresse à son public : il donne les raisons qui l'ont poussé à publier, fournit des conseils pratiques concernant l'exécution, propose ses services à d'éventuels élèves. Voici in extenso la préface, ici intitulée "Avertissement", que Daquin a écrite pour son livre de 1735 : elle est tout à fait représentative de ce type de textes.
"Voici le premier livre de pièces de clavecin que je mets au jour. Je n'y ai épargné ni mes soins, ni mes peines. J'ai tâché en cherchant de nouveaux caractères de ne point m'éloigner du vrai goût du clavecin.
On y trouvera plusieurs pièces d'une grande exécution, mais en prenant la précaution de bien les doigter, l'exécution en deviendra bien moins difficile qu'elle ne paraît sur le papier. Telles sont les Vents en courroux et les Trois cadences.
Dans l'une j'ai voulu imiter la mer agitée des vents et de l'orage. L'endroit où l'on passe les mains l'une sur l'autre doit faire sentir la fureur des flots et la vivacité des éclairs. J'ai eu soin de marquer ces sortes de passages qui se trouvent dans plusieurs de mes pièces par les lettres D. G. L'une indique la main droite et l'autre la main gauche.
La pièce des Trois cadences est d'un goût que je puis assurer être nouveau, extraordinaire et n'avoir jamais paru en musique. Ses grandes difficultés ne m'ont pas empêché d'y mêler du chant le plus gracieux qu'il m'a été possible.
Pour réussir dans son exécution, il faut que la main droite fasse deux cadences à la fois, avec la main gauche qui en fait une.
Il faut encore que les deux cadences de la main droite se fassent avec les 2e, 3e, 4e et 5e doigts et faire attention (quand les deux cadences finissent) qu'il faut absolument lever le 5e et le 3e doigt pour les rendre bien distinctes.
J'espère que les personnes de goût et principalement les illustres clavecinistes (dont le nombre est grand) ne me sauront pas mauvais gré de la surprise, étant persuadé que la plupart de ceux qui touchent le clavecin surmonteront en peu de temps les difficultés qui se trouvent dans mes pièces.
La véritable propreté du clavecin consiste, selon moi, dans le tact, qui est très difficile à acquérir. Les pièces tendres sont remplies d'agréments comme de ports de voix, de cadences portées et d'aspirations que l'on connaît parfaitement. Mais je dois observer que pour bien faire le port de voix, il est indispensable quand la petite note est liée, de toucher la note de la basse un peu devant la petite note du dessus et d'appuyer la petite note du dessus un peu plus fort avant que de faire le pincé. En voici l'exemple […].
Cependant s'il se trouve dans mes pièces quelque passage qui embarrasse tant pour le doigté que pour certains agréments dont je ne parle pas, je me ferai toujours un sensible plaisir de l'expliquer à ceux qui voudront bien me faire l'honneur de me le demander.
Je finis mon livre par les Plaisirs de la chasse, c'est une espèce de divertissement dans lequel j'ai imité autant que j'ai pu tous les caractères qui y conviennent. On peut l'exécuter sur les cors de chasse, hautbois, violons, flûtes, musettes et vielles, en passant la Prise du cerf qui ne se peut exécuter que sur les violons et le clavecin à cause de sa grande rapidité.
La Musette, le Tambourin, les Bergères, la Ronde bachique, la Favorite et l'Hirondelle se peuvent jouer sur les flûtes, musettes et vielles. Les autres ne se peuvent jouer que sur les violons et flûtes, comme le Coucou, la Tendre Sylvie et la Mélodieuse dont on exceptera le dernier couplet.
Je prie très humblement les personnes qui voudront bien jouer mes pièces, d'exécuter celles de vitesse avec autant de précision et de délicatesse que les autres et d'être persuadées que la propreté et le tact du clavecin doivent s'y trouver comme dans les pièces tendres."
# Daquin, Les Vents en courroux, les Trois cadences
Deux pièces virtuoses pour lesquelles Daquin fournit des conseils dans sa préface. La première est très rapide, pour illustrer le titre, la seconde est une véritable étude sur le trille (nommé "cadence").
Les préfaces contiennent ainsi de nombreuses informations sur l'exécution et représentent une source inestimable pour les interprètes actuels. Dans son livre de 1724, Rameau a proposé à son public un véritable petit traité sur la position des mains sur le clavecin (De la mécanique des doigts sur le clavecin).
Les préfaces sont parfois complétées par des tables d'agréments, établissant des équivalences entre les signes usuels et leur exécution. Après la table publiée par d'Anglebert dans son livre de 1689, très complète, il faut citer celles que F. Couperin publie dans son premier livre (1713) et Rameau dans son 2e livre (1724).
2.2. Pour qui publier ?
Dans leurs recueils, les clavecinistes s'adressent à des amateurs de tous niveaux. Nous voyons Daquin encourager ses lecteurs à travailler les pièces difficiles, tout en leur donnant des conseils pour y parvenir. Sa préface est à rapprocher de celle de Couperin, dans son premier livre : "A proportion du savoir et de l'âge des personnes, on trouvera des pièces plus ou moins difficiles, à la portée des mains excellentes, des médiocres et des faibles." Manifestement, le livre de pièces de clavecin est à la fois le reflet de ce que le compositeur peut jouer en concert et de ce qu'il fait travailler à ses élèves.
# Rameau, Les Cyclopes, Le Lardon (menuet) (2e livre)
Dans le même recueil de Rameau, un amusant petit menuet succède à une pièce difficile d'exécution.
Le livre de pièces de clavecin semble s'adresser au clavecin solo. Pourtant, la préface de Daquin, proposant diverses instrumentations pour des pièces écrites pourtant sur deux portées, montre que, dans la pratique, le clavecin pouvait être entouré de toutes sortes d'instruments et servir de noyau à un ensemble de chambre.
Il faut s'arrêter un instant sur les deux traditions en usage pour ce qui ne s'appelle pas encore la musique de chambre, dans la première moitié du XVIIIe siècle. En Italie, on pratique la sonate pour instrument seul et basse continue, ou "en trio", pour deux violons et basse continue. Le claveciniste joue la basse et réalise à vue les chiffrages. Le compositeur n'écrit pour lui que cette basse chiffrée. Ce principe a pu être repris par des Français, comme Couperin (Concerts royaux), E. Jacquet de la Guerre ou Mondonville. Il existe cependant aussi une pratique française, celle du "clavecin en concert". La partie de clavecin est entièrement écrite (les deux mains sont notées) et la pièce peut être jouée par le clavecin seul. Le compositeur préconise cependant d'instrumenter cette partie : le violoncelle, la viole de gambe peuvent doubler la main gauche du clavecin, le violon, la flûte, le hautbois, jouer la main droite. Les musiciens doivent alors adoucir leur son pour ne pas couvrir l'instrument à clavier. Dans la sonate à l'italienne, le clavecin accompagne les instruments mélodiques ; dans la pièce de clavecin en concert française, il est accompagné par eux. Ces instruments lui donnent la couleur, la continuité du son et les dynamiques qui lui manquent, mais le clavecin reste le noyau de l'ensemble.
Dans les livres de pièces de clavecin français, nous trouvons ainsi plusieurs cas de figure : 1) la pièce pour clavecin solo, usant d'une telle technique idiomatique, qu'il est impossible de la doubler avec d'autres instruments (Daquin cite sa Prise du cerf comme ne pouvant pas être doublée), 2) la pièce de clavecin solo pouvant être doublée ad libitum. Les compositeurs évoquent, comme Daquin, nous l'avons vu, cette éventualité dans leurs préfaces. Parlant des "pièces croisées" de son 3e livre, Couperin remarque : "Ces sortes de pièces, d'ailleurs, seront propres à deux flûtes ou hautbois, ainsi que pour deux violons, deux violes, et autres instruments à l'unisson."
# Daquin, Le Coucou (1e livre)
# F. Couperin, Le Rossignol en amour (3e livre, 14e ordre)
Les pièces imitant le chant des oiseaux, notamment celles du 14e ordre de Couperin, peuvent être doublées par la flûte.
Parfois, c'est un deuxième clavecin qui est requis, comme dans les deux musettes (Musette de Choisi, Musette de Taverni, 15e ordre) de Couperin. Gaspard Le Roux prévoit cette éventualité et note d'ailleurs une partie supplémentaire pour le deuxième clavecin.
# Gaspard Le Roux, Allemande, La Lorenzani (suite n°2), pour deux clavecins.
3) la pièce de clavecin publiée en partition, avec en outre des parties séparées pour les instruments accompagnateurs. Citons dans ce cas les recueils de Dieupart (Six suites de pièces de clavecin, 1701) et d'Elisabeth Jacquet de la Guerre (Pièces de clavecin qui peuvent se jouer sur le violon, 1707). La même année, la compositrice publie d'ailleurs un recueil reprenant la configuration italienne (Pièces de clavecin en sonate, 1707). Rappelons au passage que Jacquet de la Guerre a donné au public un important livre de pièces de clavecin seul, mais en 1687, donc antérieur à la période qui nous occupe.
# Dieupart, Suite n°2 en ré majeur : Courante
On trouve des enregistrements de ces suites, soit pour clavecin seul (Grémy-Chauliac), soit pour ensemble (Skip Sempé), cf. discographie.
4) la pièce de clavecin écrite sur deux portées, mais avec des chiffrages. Le clavecin cumule ici le rôle de continuiste et le rôle du soliste. C'est le cas des Concerts royaux de Couperin. La pièce peut donc être jouée en solo ou en groupe, selon les possibilités.
# F. Couperin, Rigaudon (Concerts royaux, 4e concert)
Ce rigaudon est souvent enregistré avec une flûte doublant la main droite du clavecin.
5) la pièce de clavecin renforcée par des parties d'instruments mélodiques, publiés en parties séparées, mais assez différentes de la partie de clavecin. C'est le cas des Pièces de clavecin en concerts de Rameau. Le compositeur reprend ici le principe du "clavecin en concert", mais prévoit pour les instruments mélodiques un accompagnement plus complexe que le simple unisson qui prévalait chez Dieupart, par exemple. Il s'agit donc de véritables trios où les instruments sont presque indépendants, avec des effets concertants, des dialogues, etc. (annonçant le trio pour piano, violon et violoncelle de la période classique).
# Rameau, L'Indiscrète (Pièces de clavecin en concerts)
  1. version pour instruments
  2. version pour clavecin seul

Les deux versions sont jouées à partir de la même partition.
Dans certains cas, il n'est plus possible, parfois, de jouer la partie de clavecin en solo, en l'absence d'autres instrumentistes. Rameau réécrit donc une autre version de quelques unes de ces pièces, pour clavecin seul.
# Rameau, La Forqueray (Pièces de clavecin en concerts)
  1. version pour instruments
  2. version pour clavecin seul

Rameau a écrit deux versions différentes et les a insérées dans le même recueil.
Dans l'"Avis aux concertants" qui sert de préface à son recueil, Rameau explique les rôles respectifs du clavecin et des deux instruments mélodiques :
"Il faut non seulement que les trois instruments se confondent entre eux, mais encore que les concertants s'entendent les uns les autres, et que surtout le violon et la viole se prêtent au clavecin, en distinguant ce qui n'est qu'accompagnement, de ce qui fait partie du sujet, pour adoucir encore plus dans le premier cas. Tous les sons continus doivent être filés plutôt en adoucissant qu'en forçant, les sons coupés doivent l'être extrêmement avec douceur, et ceux qui se succèdent sans interruption doivent être moelleux. C'est en saisissant bien d'ailleurs l'esprit de chaque pièce que le tout s'observe à propos."
Toutes ces possibilités montrent bien que, derrière le livre de pièces de clavecin seul, toute une gamme de pratiques se dessine : débutants, solistes confirmés, groupes d'amateurs ou de professionnels, nombreux sont ceux qui peuvent y puiser de quoi faire de la musique, en privé ou en public.
2.3. La structure des livres
Une étude attentive des tables des matières des différents livres (cf. annexe 5.5) permet d'identifier les traditions et les innovations dans l'organisation des recueils.
Les pièces de clavecin, dans les livres, sont regroupées en "suites" possédant une unité tonale. Parfois le terme n'est pas employé, ou remplacé, chez Couperin, par "ordre". Qu'elle soit manifeste ou sous-entendue (nous l'avons parfois reconstituée dans notre liste, utilisant alors les parenthèses), cette organisation est toujours présente. Elle est un héritage du XVIIe siècle, et notamment du répertoire du luth, un instrument qui nécessitait un accord particulier pour chaque tonalité (notamment pour les cordes graves sonnant à vide). Certaines suites regroupent cependant des pièces de tons homonymes (le mode change mais la tonique reste la même).
En plus de l'unité tonale, la "suite de danses" se définit par une succession d'un nombre indéterminé de pièces, alternativement vives et lentes, souvent autour d'un "noyau" de quatre danses, l'allemande, la courante, la sarabande et la gigue.
On peut légitimement se demander si la constitution des suites a lieu au moment de la conception du recueil. Le compositeur a-t-il l'habitude d'interpréter un certain nombre de pièces dans une succession donnée ? Ou réunit-il au moment de la publication des pièces éparses en les classant par tonalité et suivant un ordre plus ou moins canonique ? Cette question n'est pas sans incidence sur l'interprétation des œuvres aujourd'hui : est-on obligé de jouer une suite dans son entier (certains ordres de Couperin comptent une vingtaine de pièces) ? Peut-on ne jouer qu'un fragment d'une suite ? Peut-on proposer dans un concert un classement différent ?
Les auteurs nous livrent certains indices, comme François Couperin dans son quatrième livre, composé au moment où il sent la vieillesse et la maladie affaiblir ses forces :
"AVIS SUR CE LIVRE.
Mon premier dessein en commençant l'ordre 25e de ce livre était qu'il fût en ut mineur et majeur ; mais après la première pièce en ut mineur, il me vint dans l'idée d'en faire une en mi bémol naturel, qui fut relative audit ordre d'ut mineur (et cela pour raison). La première pièce et la troisième s'étant toutes deux trouvées égarées, on a donné cet ordre comme on a pu, n'ayant pas jugé à propos dans le fort de mon incommodité de m'appliquer à la conduite de cet ouvrage. […] Mais cela ne fait aucun tort au livre en général, ni à chaque pièce en particulier."
Ou encore, Jean-Baptiste Forqueray, réunissant sous forme de suite les pièces pour violes de gambe de son père décédé, afin d'en publier une version pour clavecin :
"La troisième suite ne s'étant pas trouvée complète pour le nombre de pièces, j'ai été obligé d'en ajouter trois des miennes, lesquelles sont marquées d'une étoile." (Pièces de violes mises en pièces de clavecin, 1747).
Il semble donc que les compositeurs se donnent pour tâche de livrer au public des suites cohérentes, à partir de pièces éparses qu'ils jouent eux-mêmes en concert suivant une succession sans doute soumise en partie à l'inspiration du moment. De plus, rien n'indique que toutes les pièces d'une suite aient été composées en même temps. Mais dans le soin apporté par les compositeurs à la mise en forme de leurs recueils perce un souci de contrôle sur leur usage par les interprètes, qu'il faut savoir respecter. On reste néanmoins, avec la suite de danse, dans un stade de transition entre la pièce autonome et l'œuvre en plusieurs mouvements (comme la sonate classique) dont toutes les composantes ont été conçues en même temps.
Le XVIIe siècle a progressivement donné une forme interne à ces suites, notamment à partir de Froberger : la succession allemande, courante, sarabande, gigue, éventuellement précédée d'un prélude. Cette succession est clairement observée en Allemagne (cf. les suites pour clavecin, violoncelle ou orchestre de Bach), où l'on prend l'habitude d'interpoler les pièces "légères" (menuet, gavotte, passepied, bourrée, rigaudon...), seules ou en "couple" (par exemple : premier menuet, deuxième menuet, reprise du premier menuet).
En France, la succession est beaucoup plus aléatoire (sauf chez Dieupart, qui publie à l'étranger). Au XVIIe siècle, l'allemande et la courante se trouvent souvent en tête de la suite, mais les pièces suivantes sont plus variées. Les suites, d'ailleurs, peuvent être très courtes ou beaucoup plus longues.
On trouve néanmoins une nette référence à ce cadre de la "suite de danse" dans les livres publiés dans la première décennie du XVIIIe siècle : Marchand, Clérambault, Le Roux, le premier livre de Rameau (1706), Jacquet de la Guerre (1707). Les pièces "légères" s'y trouvent, remarquez-le, soit entre la sarabande et la gigue, soit en conclusion après la gigue.
On comprend mieux, après cette étude, le rôle novateur de François Couperin dans son premier livre de 1713. Observons le premier ordre. Il commence comme une suite traditionnelle, avec une allemande, deux courantes, une sarabande, une gavotte, une gigue et un menuet, certaines de ces danses étant pourvues de titres. Puis viennent une douzaine de pièces aux titres pittoresques, la plupart sans référence à une danse. Les deuxième, troisième et cinquième ordres suivent plus ou moins le même principe. Quant au quatrième, fort court, il n'est fait que de pièces descriptives.
Couperin agit donc sur plusieurs plan : l'allongement de la suite, mais aussi une grande fantaisie quant au nombre de pièces qui la constituent (certains ordres très longs, d'autres très courts) ; une dilution du modèle "allemande/courante/sarabande/gigue" qui tend à disparaître dans les livres suivants ; un essor remarquable des pièces à titres descriptifs au détriment des danses. Certes Couperin n'est pas le premier en France à utiliser les titres, très prisés dans le répertoire du luth au XVIIe siècle, mais il est le premier à les généraliser dans le répertoire pour clavecin et sera très vite imité par ses contemporains. Comparez, par exemple, le premier et le second livre de Rameau, publiés avant et après le premier livre de Couperin : une classique suite de danses dans le livre de 1706 ; une suite de danse élargie avec des pièces à titres (suite en mi) et une suite entièrement composée de pièces descriptives (suite en ) dans le livre de 1724.
L'essor de ces pièces descriptives, portraits, caractères, peintures diverses, va susciter une nouvelle logique pour l'organisation de la suite : l'imitation musicale. Certaines suites vont rechercher la diversité des modèles, d'autres l'unité. Voyez par exemple le quatorzième ordre de Couperin, présentant quatre pièces en référence aux oiseaux.
Mais pour mieux comprendre cette logique, il faut aller au-delà des titres des pièces et entrer quelque peu dans l'analyse de la musique.

3. Composer des pièces de clavecin
La perspective choisie pour ce cours, plus historique qu'analytique, de même que le parti-pris d'envisager l'ensemble du corpus des livres de pièces de clavecin pour une période donnée, ne rendent pas aisée une approche globale des partitions. En l'absence de tout ouvrage de synthèse sur le contenu musical des livres de clavecin (l'analyse de la musique baroque a encore beaucoup de domaines à explorer, et manque cruellement de méthodologies adaptées), nous nous bornerons à évoquer certains points essentiels et à donner des pistes de travail, que chacun pourra appliquer aux partitions et enregistrements qu'il aura à sa disposition. Nous puiserons l'essentiel de nos exemples dans les recueils de Couperin et de Rameau, les plus faciles à consulter, mais la comparaison avec d'autres compositeurs est riche d'enseignements. Dans l'ensemble, les problèmes que nous allons aborder et que vous pourrez approfondir ressortissent à deux catégories : la relation entre le titre proposé par l'auteur et l'écriture musicale de la pièce qui lui est associée (la question de l'imitation ou, comme on dirait aujourd'hui, de la sémiologie musicale) ; la forme et le style des pièces de clavecin en France, évoluant sur une période d'une soixantaine d'années (les questions de l'évolution de la technique et des rapports entre style français et style italien).
3.1. Les titres et l'imitation musicale
Nous l'avons vu, il existe deux types de titres dans les livres de clavecin français, se référant soit à une danse type, soit à un projet descriptif. On peut leur ajouter quelques titres proprement musicaux, soit en lien avec la fonction de la pièce (prélude, ouverture), ou sa structure (rondeau ou, plus rare, fugue). Dans tous les cas, le musicien inscrit sa pièce dans une tradition stylistique qui permet à l'auditeur de reconnaître le contenu référentiel de la pièce.
Notons, avant d'entrer plus avant dans le détail, que titres de danse et titres descriptifs ne s'excluent pas nécessairement. On trouve ainsi quatre cas de figure : 1) une danse sans titre explicatif (la seule référence étant chorégraphique), 2) une pièce descriptive sans aucun lien avec la danse, 3) une danse assortie d'un titre descriptif (par exemple, de Couperin, L'Auguste, allemande), 4) une pièce à titre descriptif reprenant, sans le spécifier, le style d'une danse (par exemple, La Nanète de Couperin, qui est manifestement une bourrée).
Il y a donc dans notre corpus plus de danses qu'il n'y paraît à la seule lecture des titres.
3.1.1. Les danses
Au XVIIIe siècle, la danse a une place particulière dans la vie sociale. La "belle danse" élaborée dans la deuxième moitié du XVIIe siècle (ce que l'on appelle maintenant la "danse baroque", pour la distinguer de la "danse Renaissance" et de la "danse classique", qui en fait est romantique) se généralise, tant dans la pratique du bal, qu'au théâtre (les opéras comportent tous de nombreux divertissements dansés). La notation Feuillet permet d'écrire les chorégraphies des grands danseurs et de les diffuser par l'édition. Les amateurs, prenant régulièrement des cours, peuvent interpréter ces enchaînements qui demandent moins de capacités physiques que de la finesse, de la subtilité et des grâces naturelles, d'ailleurs soigneusement cultivées. Les rythmes de danse sont ainsi connus de tous et investissent la musique de concert et même la musique sacrée.
Toutes les danses de la suite ne sont cependant pas également employées comme support du geste chorégraphique dans cette première moitié du XVIIIe siècle. Certaines n'ont plus cours, comme l'allemande, danse de bal appréciée au XVIe mais que l'on n'entend plus qu'au concert deux siècles plus tard, et qui a perdu beaucoup de son aspect saltatoire : elle est maintenant souvent lente et contrapuntique. D'autres sont dansées plus couramment au théâtre qu'ailleurs, comme les longues chaconnes et passacailles qui demandent une chorégraphie exigeante. D'autres encore règnent dans le bal : les courantes et les menuets, notamment. Néanmoins jamais la relation entre musique de bal, danses de théâtre et compositions pour le concert n'a été aussi étroit qu'à cette époque.
On considère d'ailleurs que, par son style caractéristique, chacune des danses répertoriées exprime des passions : l'allemande est grave et sévère, le menuet naïf, la bourrée joyeuse, la sarabande sombre et même parfois tragique... La référence au style de chaque danse n'est donc pas seulement chorégraphique, mais aussi expressive.
Passons en revue quelques-unes de ces danses, parmi les plus employées, en prenant pour exemple la suite en la mineur publiée dans le Premier livre de Rameau et composée d'un prélude, de deux allemandes d'une courante, d'une gigue, de deux sarabandes, et, après une "Vénitienne" qui appartient au groupe des pièces de caractère, une gavotte et un menuet. Cette étude peut cependant être menée à partir d'autres pièces portant les mêmes titres.
Le prélude n'est pas une danse, mais sert traditionnellement d'introduction à la suite : il reproduit les improvisations qui permettaient de tester l'accord de l'instrument (notamment au luth) avant d'entamer l'exécution des danses. Vestige du XVIIe siècle, le prélude devient rare après le premier livre de Rameau. Chez Dieupart et Dandrieu, il est remplacé par une ouverture (rappelant les ouvertures d'opéra), comme chez Bach et de nombreux compositeurs germaniques.
# Rameau, Prélude (Premier livre)
Ce prélude est en deux parties, la première "non mesurée" à la française, sans barre de mesure,
sans pulsation imposée, et où l'interprète doit reconstituer à sa guise le rythme ; la seconde partie est
mesurée et volubile, dans un style plus italien.
Suivent deux allemandes, caractérisées par la mesure à quatre temps, le tempo lent, une écriture polyphonique travaillant moins sur les imitations que sur le déploiement d'une texture constituées de petits motifs en doubles-croches aboutissant sur des appuis en valeurs plus longues. C'est sans doute dans les allemandes que les clavecinistes-organistes se souviennent de leurs improvisations à l'orgue.
# Rameau, Première allemande (Premier livre)
La courante française est à 3/2, assez modérée, caractérisée par des rythmes contrariés entre le dessus et la basse (les uns pointés, les autres non), soutenant la démarche à la fois noble et souple qui définit cette danse de bal. Notons que la courante à l'italienne, que Couperin aime à placer après une courante à la française dans ses suites, est plus rapide, à 3/4 et plus régulière.
# Rameau, Courante (Premier livre)
La sarabande est dans le style de la mélodie accompagnée, avec une carrure affirmée (contrairement à l'allemande et à la sarabande), une mesure à trois temps et un tempo lent. Elle est caractérisée par le rythme noire/blanche ou noire/noire pointée/croche. En fait, cet appui sur le temps faible, le 2e temps, peut aussi être remplacé ou alterné avec le rythme inverse (noire pointée/croche/noire).
# Rameau, Première sarabande, deuxième sarabande (Premier livre)
La première sarabande joue plutôt sur les appuis sur le premier temps (sauf mes. 1 et 5 au ténor), la seconde fait alterner appuis sur le 2e et sur le 1er temps.
La gigue est le plus souvent à 6/8 (parfois notée à 6/4) et inégalisée (omniprésence du rythme de sicilienne), ce qui lui donne un aspect bondissant. Rapide, sans carrure affirmée, elle joue souvent sur des imitations entre le dessus et la basse, notamment au début de chaque partie de la forme binaire.
# Rameau, Gigue (Premier livre)
Notez les imitation de la main droite par la main gauche en début de première et de seconde partie.
Parmi les "danses légères" qui viennent s'intercaler entre ces danses "canoniques" de la suite, citons la gavotte, rapide, à deux temps (2/2 ou C barré), avec une levée d'une demi-mesure et des phrases très carrées, souvent divisibles en courtes incises de deux mesures. La bourrée et le rigaudon en sont proches, mais n'ont une levée que d'un demi-temps et sont caractérisés, la première par l'usage des syncopes, le second par trois lourds appuis (en blanches) en début ou fin de phrase, ce qui lui donne un aspect un peu populaire.
# Rameau, Gavotte (Premier livre)
Cette gavotte est de forme rondeau.
Parmi les danses légères à trois temps, règne le menuet : à 3/4, vif, carré, sans levée, combinant des rythmes simples et jouant souvent sur la répétition de phrases ouvertes et closes. Le passepied, à 3/8 est plus rapide et fait entendre à la basse des hémioles (passages qui semblent à deux temps dans le cadre d'une mesure à trois temps), tout comme le menuet, d'ailleurs.
# Rameau, Menuet (Premier livre)
Rameau unifie ce menuet par un rythme continu de croches.
D'autres danses enfin se distinguent par un procédé d'écriture. La musette imite l'instrument champêtres à bourdon du même nom, en entretenant des pédales harmoniques de tonique ou de dominante dans un tempo modéré. Très vif, le tambourin imite le son perçant du galoubet provençal et son accompagnement de percussion. La chaconne et la passacaille, vastes danses échappant à la forme binaire, se présentent comme des variations sur une basse obstinée dans une mesure à trois temps, un tempo modéré pour la première, un peu plus lent pour la seconde.
3.1.2. Les titres descriptifs
L'omniprésence des titres descriptifs, dans la littérature pour clavecin à partir du premier livre de Couperin, pose la question de l'imitation par la musique d'un programme extra-musical. Selon les théories esthétiques de l'époque, fondées sur une relecture des ouvrages d'Aristote, tout art doit imiter la nature : l'environnement naturel, mais aussi les passions humaines. Il semble en effet que les compositeurs se donnent un programme au moment d'écrire leurs pièces. Couperin s'en explique à demi, dans la préface de son premier livre :
"J'ai toujours eu un objet en composant toutes ces pièces : des occasions différentes me l'ont fourni. Ainsi les titres répondent aux idées que j'ai eues ; on me dispensera d'en rendre compte. Cependant, comme, parmi ces titres, il y en a qui semblent me flatter, il est bon d'avertir que les pièces qui les portent sont des espèces de portraits qu'on a trouvés quelquefois assez ressemblants sous mes doigts, et que la plupart de ces titres avantageux sont plutôt donnés aux aimables originaux que j'ai voulu représenter, qu'aux copies que j'en ai tirées."
En réalité, en analysant les pièces et les préfaces qui les présentent, on comprend que la réalité est plus complexe. Certains titres ont été manifestement trouvés après la composition d'une pièce, certaines pièces possèdent plusieurs titres, etc. Finalement, l'imitation musicale est plus ou moins explicite, parfois très descriptive (les "mailles lâchées" dans la pièce de Couperin intitulée les Tricoteuses, 23e ordre), parfois se bornant à climat affectif général. Souvent aussi, les titres masquent autant qu'ils dévoilent, notamment dans les portraits de personnages et de caractères. En fait, le titre peut nous informer sur la façon dont compose un musicien, mais il a surtout pour fonction d'orienter l'interprète et son auditoire vers un décryptage de l'imitation musicale, de les inciter à participer activement à cette représentation sonore de réalités extra-musicales.
Parmi les titres qui semblent les plus explicites, comptent les portraits. Cependant, même si l'on retrouve parmi eux nombre de patronymes célèbres, cela ne va pas sans ambiguïtés, car le prénom manque toujours. Duphly s'est fait une spécialité de ces titres rendant hommage à une personne de haut rang, probablement son élève. Mais la musique de ces pièces est-elle toujours un portrait, ou ne faut-il y voir qu'une simple dédicace ? La diversité des styles est cependant un indice de la peinture des caractères, à une époque où l'art du portrait (notamment les pastels de Quentin de la Tour) trouve ses lettres de noblesse dans la peinture.
# Duphly, La Van Loo
Dans cette pièce, Duphly rend hommage au célèbre peintre Carle Van Loo.
D'autres portraits ne nous livrent qu'un prénom, voire un surnom. Ils gardent tout leur mystère. Ces personnages ont-ils existé ? Sortent-ils de l'imagination du compositeur ? Certains sont cryptés (La Reine des cœurs, La Petite Pince-sans-rire de Couperin) et il semble bien difficile de les identifier aujourd'hui.
# F. Couperin, La Nanète (1e livre, 1e ordre)
Quelle est la femme qui se cache derrière ce diminutif ? Couperin la décrit à l'aide d'une bourrée, imitant brièvement (mesures 3-5) le bourdon des instruments champêtres. A ces signes, on peut distinguer le portrait d'une jeune et joyeuse paysanne.
D'autres pièces représentent des personnages collectifs plus qu'une personne en particulier : Les Sauvages (Rameau), Les petits crémières de Bagnolet (Couperin)... Il faut leur ajouter toute une galerie de personnages mythologiques (Orphée de Moyreau, Flore de Couperin, les Cyclopes de Rameau) ou imaginaires.
# F. Couperin, Les Matelotes provençales (1e livre, 3e ordre)
Cette pièce est en deux parties : la première est un rigaudon, danse du midi souvent associée aux marins, la seconde, avec ses croches en mesure ternaire, sonne de façon assez italienne.
Proches des portraits (ou portraits déguisés) sont les pièces peignant un caractère. Une personne réelle se cache-t-elle derrière La Distraite (Couperin) ou La Babillarde (Corrette) ? Parfois le qualificatif s'applique à l'écriture musicale (L'Enharmonique de Rameau, La Luthée de Siret).
# F. Couperin, La Distraite (3e livre, 16e ordre)
Cette pièce tendre, en mesure ternaire, est entrecoupée de petits traits rapides.
Même ambiguïté dans les titres faisant référence à des nations (La Vénitienne de Rameau, La Florentine de Couperin, L'Espagnole de Siret, La Portugaise de Forqueray) : s'agit-il du portrait d'une personne étrangère ? d'un caractère traditionnellement associé à une nation ? du style musical ?
Plus faciles à décrypter sont les imitations d'animaux. Il y a dans les livres de pièces de clavecin tout un bestiaire, comptant notamment nombre d'oiseaux (Le Coucou de Daquin, La Fauvette plaintive, La Linotte effarouchée, Le Rossignol en amour de Couperin) et d'insectes (Le Moucheron de Couperin).
# Boismortier, La Puce
Les sauts de la puce sont rendus par le rythme bondissant en 6/8, et son acharnement par le retour du refrain de cette forme rondeau, sans doute aussi par la vivacité du dernier couplet.
Le clavecin imite aussi de nombreux autres instruments : Les Chalumeaux (ancêtres de la clarinette) de Dandrieu, La Mandoline de Forqueray, La Guitare de Daquin...
# Forqueray, La Mandoline
L'écriture du clavecin reproduit le style particulier de la mandoline, dont les doubles cordes sont rapidement touchées par un plectre dans une sorte de trémolo continu.
On trouve également des évocations de lieux, souvent proches de Paris (Le Vézinet de Rameau).
On comprend que l'aspect pittoresque de ces pièces à titre ait poussé les compositeurs à relier plusieurs d'entre elles par un programme commun. Ils peuvent ainsi nous présenter une succession de petites scènes qui forment, à l'intérieur de la suite, une œuvre en plusieurs mouvements. Citons les Plaisirs de la chasse de Daquin, comprenant L’Appel des chasseurs, une Marche, L’Appel des chiens, La Prise du Cerf, La Curée, les Réjouissances des chasseurs (deux menuets et une gavotte variée). Dandrieu écrit également une chasse en plusieurs mouvements, ainsi que les Caractères de la guerre, que l'on peut comparer à des pièces similaires de F. Couperin et de Boutmy.
La plus amusante de ces scènes en plusieurs tableaux reste Les Fastes de la Grande et Ancienne Mxnxstrxndxsx de F. Couperin (11e ordre, 2e livre). Dans le cadre d'un interminable procès que les organistes du roi mènent contre la corporation des ménétriers auxquels ils ne veulent pas faire allégeance, Couperin brosse une peinture grotesque de ses adversaires, confondant les violonistes réputés qui la dirigent avec les musiciens des rues et les saltimbanques. Il feint de devoir masquer le nom de la Ménestrandise (en remplaçant les voyelles par des x, comme si la censure l'avait exigé) mais l'allusion reste bien entendue transparente. Une marche pompeuse introduit des pièces imitant le bourdon grinçant des vielles à roues, les sauts des jongleurs et de leurs animaux, la démarche claudicante des mendiants, la fuite précipitée de la misérable troupe.
# F. Couperin, Les Fastes de la Grande et Ancienne Mxnxstrxndxsx
Premier acte : Les Notables et les jurés mxnxstrxndxurs, Marche
Second acte : Les Viéleux et les gueux : Premier air de vièle, 2e air de vièle
Troisième acte : Les Jongleurs, sauteurs et saltimbanques avec les ours et les singes
Quatrième acte : Les Invalides ou gens estropiés au service de la grande mxnxstrxndxsx
Cinquième acte : Désordre et déroute de toute la troupe causés par les ivrognes, les singes et les ours
Enfin les livres de pièces de clavecin regorgent de titres fantaisistes, comiques, étranges, parfois mystérieux. Les musiciens aiment jouer avec leur auditoire, comme le montrent ces titres à double sens, se référant à un élément de l'écriture musicale, mais aussi à un climat affectif : les Agréments de F. Couperin ou Les Soupirs de Rameau.
# Rameau, Les Tourbillons (2e livre, 1724)
Dans cette pièce, Rameau imite les tourbillons de poussière soulevés par les grands vents. Il fait référence aussi à une théorie physique avancée par Descartes.
# Couperin, Le Réveil-matin (1e livre, 4e ordre)
Une alternance amusante entre des passages alanguis figurant le sommeil et la stridence de la sonnerie.
# F. Couperin, les Barricades mystérieuses (2e livre, 6e ordre)
Un titre qui garde tout son mystère pour un rondeau de style luthé.
3.2. Quelques éléments d'écriture
Deux points sont intéressants à étudier : la structure des pièces et les styles employés. Nous ne pouvons ici qu'esquisser quelques pistes pour encadrer une analyse personnelle.
3.2.1. La forme
Mis à part les préludes, de forme continue ou en deux parties contrastantes, deux grands types de structures musicales sont employés dans les pièces pour clavecin : la forme binaire (la plus fréquente) et le rondeau, très apprécié en France.
La forme binaire à reprises se fonde sur un principe simple. Elle est en deux volets, tous deux pourvus d'une barre de reprise, les interprètes ayant à charge de varier à leur guise, mais dans l'esprit de la pièce, chaque répétition. Parfois, le compositeur préconise une "petite reprise", pour faire réentendre la fin seulement de la seconde partie. La première partie part du ton principal et s'oriente vers un ton voisin (celui de la dominante, du relatif majeur si l'on est en mineur) ou se clôt sur un repos à la dominante. La seconde partie revient progressivement au ton principal.
Le principe assez élémentaire de la forme binaire se prête à des variantes multiples et l'on doit combiner, dans l'analyse, l'étude du parcours tonal, du matériau motivique, de la relation entre les deux parties (la seconde pouvant être plus longue, plus développée que la première). On peut regrouper toutes les variantes de cette forme en deux grands types : 1) la structure A :// A' :// 2) la structure A :// B A'://
Dans le premier type, la seconde partie reprend plus ou moins des éléments de la première, en suivant un parcours tonal inverse (ex : La Nanète de Couperin). On observe progressivement, au cours de la première moitié du XVIIIe siècle, l'apparition de plusieurs motifs assez différenciés. Le schéma structurel peut alors être le suivant : AB :// A'B' :// ou encore ABC :// A'B'C' ://, mais le principe est toujours le même, la seconde partie reprenant, plus ou moins mais dans le même ordre, les éléments motiviques de la première (ex : Rameau, L'Entretien des muses).
Le deuxième type diffère par l'organisation de la seconde partie, qui commence par une section développante ou contrastée (B) avant de reprendre A au ton principal (ex : Rameau, Première sarabande du 1e livre). Il y a donc un effet de reprise, même si A ne peut être exactement identique la deuxième fois (A part du ton principal pour aller vers un ton voisin dans la première partie, A' part du ton principal pour y rester ou y revenir en conclusion dans la seconde partie).
Vers le milieu du XVIIIe siècle, le deuxième type peut évoluer vers la future forme sonate, tant par l'autonomisation des motifs que par un effet de "réexposition" en fin de seconde partie (ex : Rameau, La La Poplinière).
Abréviations utilisées : TP (ton principal), TD (ton de la dominante), TSD (ton de la sous-dominante),
TR (ton du relatif) ; CP (cadence parfaite), DC (demi-cadence).
# F. Couperin, la Nanète (1e livre, 1e ordre)
  1. forme binaire de type A :// A' ://
  2. pas de motif isolable mais un processus mélodique continu
  3. un parcours tonal varié dans la 2e partie (TP :// TR, TSD, TD, TP ://)

# Rameau, L'Entretien des muses (2e livre)
Selon que l'on divise plus ou moins le matériau mélodique en unités distinctes, on peut analyser cette pièce ainsi :
  1. A B :// A' B' :// - ou ABCDE etc. :// A'B'C'D'E' etc.
  2. un parcours tonal simple : TP, TD :// TR, TP

# Rameau, Première sarabande (1e livre)
Dans cette pièce courte, simple et très carrée on observe plusieurs points :
  1. unité tonale (pas de véritable modulation)
  2. fins de carrures marquée par des cadences : A (CP au TP), A' (DC au TP) :// B (DC au TP), A" (CP au TP)
  3. A" possède le même profil tonal que A mais présente des variantes. Au début du XVIIIe siècle, on ne peut encore parler ici de véritable motif. Le "retour" de A, même s'il n'est pas exactement identifiable, est cependant perceptible.

# Rameau, La La Poplinière (Pièces de clavecin en concerts)
Près de 40 après la précédente sarabande, la forme binaire évolue nettement vers la forme sonate. Des motifs contrastés sont clairement identifiables.
  1. Première partie : A (du TP au TD), B (TD), conclusion (TD) ://
  2. Deuxième partie : A (du TD au TR), B (TR), A (TP), B (TP), conclusion (TP) ://

La forme rondeau est structurée autour du retour d'un refrain dans le ton principal. Elle peut être schématisée ainsi : A B A C A ou A B A C A D A ...
Les couplets, au nombre de deux, trois, rarement plus, peuvent obéir à deux principes différents : soit ils reprennent le matériau du refrain (en le transposant, le modifiant, etc.), soit ils en diffèrent nettement. Diverses combinaisons sont possibles, par exemple le premier couplet restant proche du refrain, le deuxième étant très différent, etc. Un compositeur comme Rameau tend à réécrire les refrains dans leur apparition intermédiaire ou finale, ce qui crée des formes rondeau plus complexes (ex : Les Cyclopes).
# Rameau, Gavotte (1e livre)
- forme A B A C A'
- les couplets B et C sont proches de A (B développe un élément de A : les croches descendantes), C renverse le début de A (noires),
- la dernière apparition du refrain est variée (la basse en diminutions)
# Rameau, Musette en rondeau (2e livre)
- forme A B A C A D A
- B et C restent dans le style de A (pédales imitant un bourdon)
- D est très différent (chants d'oiseaux)

Citons enfin la forme "thème et variation" qui est souvent employée par les clavecinistes. A partir d'une danse de leur composition, ils proposent un certain nombre de variation (appelées "doubles") mélodiques et rythmiques. Chaque variation se présente comme une petite étude exploitant un aspect technique.
# Rameau, Gavotte et six doubles (3e livre)
Notez l'accroissement progressif de la difficulté technique de double en double.
3.2.2. Le style
La musique de clavecin, dans la première moitié du XVIIIe siècle, est d'abord tributaire d'une tradition française qui remonte à Chambonnières, selon laquelle la technique de l'instrument à clavier imite en partie les traits stylistiques du luth, alors en vogue. Le "style luthé" (ou "brisé") répugne aux accords plaqués (pourtant faciles à réaliser sur le clavecin) et reproduit les arpègements irréguliers et expressifs propres à l'instrument à manche. On entend ainsi rarement toutes les notes d'un accord simultanément, ce qui crée des ambiguïtés harmoniques, tisse une texture aérée, mi-contrapuntique mi-verticale et gomme souvent les appuis et la pulsation, notamment dans les pièces lentes. Très expressif, ce style ressemble parfois à une notation minutieuse de ce que l'on nommera au XIXe siècle le rubato. Il réclame une grande finesse dans l'exécution et une extrême délicatesse dans le toucher. Tout n'est pourtant pas noté dans ces partitions, surtout sur le plan rythmique, car la tradition française préconise d'inégaliser les successions de croches ou de doubles croches, de "surpointer" les valeurs pointées, etc.
Héritier de ce style auquel il sacrifie souvent, F. Couperin note dans la préface de son premier livre : "j'avouerai de bonne foi que j'aime beaucoup mieux ce qui me touche que ce qui me surprend".
Au style luthé s'ajoute une autre spécificité française : la présence parfois surabondante des agréments. Tremblements ou cadences (trilles), pincés (mordants), ports-de-voix (appoggiatures), tours-de-gosier (gruppettos), arpègements revêtent les mélodies d'une délicate ornementation et ajoutent à l'harmonie la plus simple d'expressives dissonances par l'emploi de notes étrangères éphémères.
# F. Couperin, Les Sentiments, sarabande (1e livre, 1e ordre)
Style luthé et agrémentation omniprésente caractérisent cette sarabande, dans la tradition du XVIIe siècle français. L'expressivité de l'écriture répond au programme donné dans le titre de cette pièce que l'on doit jouer, selon l'indication de Couperin, "très tendrement".
Ce style luthé est bientôt concurrencé par une écriture plus idiomatique du clavecin, usant d'accords plaqués, de gammes et d'arpèges dans un contexte rythmique fondé sur la régularité des successions de croches ou de doubles-croches. Ce style est ressenti comme italien, surtout lorsqu'il fait appel à des marches harmoniques et à un parcours tonal jouant moins sur l'ambiguïté que sur une logique affichée. Il demande de nouvelles qualités aux clavecinistes, moins de délicatesse, plus de vigueur et de virtuosité. C'est dans ce contexte stylistique que des compositeurs comme Rameau peuvent expérimenter de nouvelles techniques, successions d'octaves, utilisation systématique du pouce, croisements de mains, etc. Ces recherches, comme celles de Daquin ou de Royer, rejoignent celles de Domenico Scarlatti, Italien installé en Espagne et dont les sonates sont publiées en France en 1739. Cela n'empêche pas ces musiciens novateurs de composer certaines de leurs pièces dans le goût français traditionnel, le plus large éventail stylistique permettant une imitation musicale plus diversifiée.
# Rameau, La Poule (3e livre)
Au-delà de l'amusante imitation du caquètement de la poule qui, stylisé, sert de motif principal, cette pièce étonnante est parfaitement emblématique du nouveau style de clavecin.
Au clavecin, Rameau ne cherche pas seulement à élaborer une nouvelle technique de clavier : il expérimente aussi ses théories harmoniques. Dans l'Enharmonique, il propose des modulations par enharmonie, du type de celles qu'il tentera à grand-peine de faire interpréter, un peu plus tard, par les musiciens de l'Opéra dans Hippolyte et Aricie ("Trio des Parques").
# Rameau, L'Enharmonique (3e livre)
A la fin de la période qui nous occupe, la complexité technique et conceptuelle du dernier baroque, dont Rameau est l'exemple le plus représentatif, fait place à une aspiration nouvelle vers la simplicité. Certaines pièces d'A.-L. Couperin ou de Duphly annoncent le style galant : intérêt porté à la ligne mélodique, carrure, usage de motifs aux contours mélodiques et rythmiques bien dessinés, modulations par marches harmoniques, basse simplifiée au rythme harmonique plus lent, accompagnement prenant souvent la forme d'arpèges réguliers, en sont les traits les plus marquants.
# Duphly, Légèrement (1e livre)
Dans cette pièce publiée en 1744, sans titre référentiel, remarquons-le, une technique de clavier nouvelle se fait jour, annonçant celle du piano-forte.


4. Conclusion
A travers cette présentation de l'école française de clavecin au XVIIIe siècle, nous avons pu aborder bien des points qui dépassent largement ce simple intitulé. Dans la mesure où il n'y a pas de musicien en France qui se consacre exclusivement à cet instrument (Duphly mis à part), l'étude des carrières des clavecinistes et de leurs motivations pour publier des compositions pour clavecin nous a permis de brosser un tableau assez complet de la vie musicale en France. D'un autre côté, la musique contenue dans les recueils, par sa diversité, la variété et la fantaisie de ses titres, la multiplicité des styles, les recherches formelles, donne à entendre un inestimable reflet sonore de ce que pouvait être la société française à l'époque des Lumières.

# F. Couperin, Les Idées heureuses (1e livre, 2e ordre).