Le carrefour des musiques


Se situer

Les mouvements de l'histoire et les phénomènes culturels sont riches d'enseignement pour tracer des filiations et acquérir des points de repère. Mais en filigrane se pose un autre registre de questions : qu'est-ce qui m'influence ? Quelles sont mes racines ? Quelle musique est-ce que je désire jouer ? Comment est-ce que je me situe comme musicien ?
Avant de se pencher sur les racines, seront abordés quelques aspects des mouvements culturels qui entourent la pratique de l'improvisation au tournant du 3ème millénaire.

Des influences sur le jazz et les musiques improvisées

Jazz et musiques improvisées actuelles sont enracinés dans leur époque et profondément influencés par tout ce qui les entourent. D'autres traditions n'ont cessé de les marquer, même s'il existe parfois de solides inimitiés et des dures compétitions entre elles. Il est hors de ce propos de retracer les subtilités de toutes ces influences. On ne fera qu'esquisser les filières principales.
Il y a d'abord les cousins directs du jazz. Souvent voisins dans le même continent, les versions « latines » et les versions « des îles » des musiques improvisées se mêlent plus ou moins au jazz.
Ces autres musiques syncopées ont leur swing « ovale », qui s'oppose au swing « rond » du jazz ou au swing « carré » des musiques européennes. L'Amérique du Sud, les Caraïbes, les Antilles, mais aussi les émigrés de ces régions dans les villes d'Amérique du Nord, ont inventé des traditions dansantes : la salsa, la bossa nova, le tango, la samba, le reggae, la calypso, etc.
La musique pop, les musiques de variété, le rock, le folk, la chanson, les musiques de films sont autant de domaines voisins de la trajectoire du jazz.
La musique classique est aussi une grande inspiratrice. Duke Ellington ne citait-il pas une longue liste de compositeurs classiques parmi ses musiciens favoris ? Il est absolument injuste de ne citer que quelques compositeurs parmi ceux qui ont marqué le jazz. Alors faut-il nommer parmi les inspirateurs directs Debussy, Ravel, de Falla, Scriabine, Satie, Stravinsky, Bartok, Milhaud, Hindemith, Kurt Weil, Charles Ives, Messiaen ? Sans doute est-il préférable de cesser une énumération qui ne peut être que totalement arbitraire.
Les musiques contemporaines classiques défrichent des territoires qui ont souvent des correspondances souterraines avec l'évolution du jazz. Certains musiciens participent pleinement aux deux aventures. Musiques sérielles, musique aléatoire, musique répétitive, musique électroacoustique, théâtre musical, etc. seront illustrés par une autre liste arbitraire, celle de quelques compositeurs comme Schoenberg, Webern, Varèse, Cage, Stockhausen, Kagel, Berio, Ligeti, Xenakis, Boulez, Aperghis, Reich, Feldman, Nono.
Les musiques traditionnelles extra-occidentales ont aussi ouvert de fructueux échanges avec le jazz, dialoguant avec l'Afrique, l'Arabie, l'Inde, l'Indonésie, l'Extrême Orient, etc.

De quelques caractéristiques du jazz et des musiques improvisées

Le jazz et les musiques improvisées ont profondément enrichi le patrimoine de leur époque. Cet apport essentiel se marque sur plusieurs plans.
Le rythme et le swing reflètent une forte vitalité et une riche expressivité. On ne les trouve pas auprès de beaucoup d'œoeuvres ou d'interprètes classiques, et ils font totalement défaut au matraquage de boîtes à rythme mécaniquement programmées.
A travers le jazz et les musiques improvisées s'est développée une dynamique particulière entre tradition populaire et tradition savante, entre vitalité et complexité. Sans doute n'atteignent-ils pas l'aspect monumental d'une symphonie classique - bien qu'ils puissent être beaucoup plus complexes à certains niveaux. Sans doute ne proposent-ils pas l'inouï et l'exceptionnel d'univers fabriqués par certains compositeurs contemporains - bien qu'ils y parviennent parfois avec une grande économie de moyens et avec une efficacité surprenante.
Avec l'improvisation, le jazz propose de nouveaux modes de penser, de sentir, d'agir. L'improvisation, bien qu'étant souvent considérée comme archaïque par l'esprit rationaliste occidental, contient une paradoxale modernité. Elle tend à échapper à l'ethnocentrisme occidental. Elle se moque d'une arrogance hélas encore bien vivace qui ne peut considérer la musique que dans le cadre de la tradition classique occidentale. L'improvisation amène un autre point de vue, ou plutôt un autre point d'écoute. Inscrite dans la fragilité de l'instant, elle offre avec l'image de l'éphémère un furtif coup d'oeil sur l'éternité, qui contraste avec les sons inscrits hors du temps d'une partition.

Du métissage et de la musique planétaire

Le jazz est un métissage de plusieurs traditions musicales. Il a toujours montré une grande capacité d'intégration musicale aussi bien que sociale. Au plus fort de la ségrégation raciale aux États-Unis, seul le jazz a réuni des musiciens noirs et blancs dans le même orchestre, en gardant la couleur de leur différence. Cette fraternité est réellement vécue - avec aussi ses contradictions, ses heurts, ses injustices, et parfois ses racismes blancs / noirs et ses racismes noirs / blancs.
La forme même de l'improvisation produit un mode unique de relation avec la musique : la créativité qu'elle nécessite développe profondément les relations entre l'individu et le groupe.
Elle permet des rencontres souples sans affadir les personnalités.
L'improvisation contient potentiellement une ouverture sur le monde entier. Elle jette des passerelles entre plusieurs traditions, renouvelant à la fois la pensée occidentale et les pensées extraeuropéennes. Par leurs propres origines, par leur formidable capacité d'intégrer et de relier des traditions musicales parfois très différentes, le jazz et les musiques improvisées sont, par certains aspects, des musiques planétaires. Certains musiciens revendiquent entièrement cette identité.
De l'Afrique proviennent des traditions rythmiques, une tradition sociale et collective. De l'Europe sont issus la polyphonie, le langage harmonique, certaines formes et certains développements musicaux. L'Amérique contribue avec un regard neuf où toutes les impertinences sont permises, ainsi qu'avec une vision du monde provenant de nombreux brassages culturels.
L'Orient apporte la musique modale, la culture d'un monde intérieur, les relations qui existent entre l'improvisation et la pensée zen.

Le grand carrefour culturel

Par cette capacité d'intégration, jazz et musiques improvisées sont le reflet vivant de leur époque. Sans doute un des traits les plus caractéristiques de ce tournant de millénaire est l'éclatement de nombreuses frontières entre styles musicaux et entre modes d'expression musicaux ; les frontières mêmes de la musique sont remises en question, la nature profonde de la musique est interrogée.
Alors que cohabitent des musiques dont les traditions remontent au siècle dernier avec d'autres qui sont plusieurs fois millénaires, de nouvelles musiques ne cessent d'apparaître et de disparaître, portées par les préoccupations de la décennie, par la mode et par l'industrie musicale.
Notamment grâce à l'enregistrement, l'accès aux musiques du monde entier subit un considérable accroissement. La coexistence de nombreux styles de musiques multiplie les possibilités de choix et les modèles musicaux. Les connaissances musicologiques s'étendent ; les musiciens voyagent beaucoup ; de nouvelles approches de la musique apparaissent avec les développements technologiques - techniques d'enregistrement, manipulations et synthèse de son.
La multiplication des musiques est un phénomène de société qui va de pair avec d'autres évolutions : les grandes idéologies s'affaiblissent alors que l'accès aux connaissances et aux biens de consommation ne cesse de croître. Un provisoire qui est définitivement provisoire prend progressivement la place de structures traditionnelles. Les musiques dans lesquelles se reconnaissaient des peuples différents ou parfois des classes sociales différentes, et qui servaient à renforcer des identités sociales, font place à des musiques écoutées de tous.

De la consommation et de la mode

La musique est devenue un produit de consommation sur une large échelle. La sélection des différentes musiques est principalement dirigée en fonction des capacités de vente d'un produit, voire d'un nouveau support. D'un côté les grands classiques des siècles derniers règnent en maîtres ; le rétro est une valeur sûre et on se méfie souvent de ce qui se passe maintenant. D'un autre côté, certaines musiques «modernes» servent de symboles pour cliver des âges différents ; des générations musicales fabriquées de manière artificielle regroupent des classes d'âge qui ne s'étendent parfois que sur deux ou trois ans et qui sont essentiellement basées sur un geste de consommation.
La mode contribue à l'affaiblissement des points de repères. Elle est vorace. Elle jette les nouveaux sons avec une grande vitesse, elle impose une éternelle nouveauté comme loi, poussée par la nécessité de créer de nouveaux besoins pour alimenter le marché musical. La nouveauté n'est que rarement une réelle nouveauté ; elle est plutôt répétition de l'ancien dans un nouvel emballage, elle donne de la valeur à un mouvement qui s'approche fort du sur-place. Elle épuise le sens.
Le jazz n'est pas à l'abri. L'image du jazz noir, qui sentait le soufre dans les années 40 ou 50, ou qui véhiculait la révolte dans les années 60 ou 70, se teinte de rétro dans les années 90. Elle sert à vendre de la bière hollandaise, des autos japonaises, des parfums français ou des jeans américains. Le jazz participe à l'immense « industrie de la nostalgie » (Derek Bailey). Le look jazz se vautre dans un romantisme de pacotille, mais n'est porteur d'aucune musique pour le troisième millénaire.
La mode influence souvent la croissance naturelle des arts et des artistes. En portant subitement aux nues, et très peu après en plongeant brusquement dans l'oubli, la mode imprime un rythme artificiel. Elle a parfois des effets négatifs considérables pour le développement d'une expression réelle. Poussé par la mode, un musicien est souvent tenté de cultiver à l'extérieur de soi des outils, des styles, des matériels, sans les intégrer et sans s'en servir pour une croissance intérieure.
Acheter un nouveau son électronique, jouer un pattern à la mode, ne rend le musicien ni meilleur ni pire : tout dépend de ce qu'il va en faire et comment il va l'intégrer pour se développer. En ne faisant que grappiller d'un style à l'autre ou en ne copiant que l'aspect le plus superficiel d'un style, on court-circuite un apprentissage fondamental qui est saire à l'évolution, celui de presser une tradition musicale jusqu'à l'avoir suffisamment intégrée pour s'exprimer. En ne s'identifiant qu'à un seul style, le risque est grand de bloquer sa propre évolution et de la suspendre aux caprices de la mode.


De l'usure des sons

L'étonnante multiplicité des musiques, qui s'accompagne d'un élargissement des frontières sans cesse croissant, fait disparaître en même temps les points de repères. Radio, télévision, étalages des disquaires banalisent l'accès à toutes les musiques. Cette abondance de traditions musicales qui sont simultanément présentes et cette multiplication de leur accès créent une situation paradoxale de vide culturel, de difficulté à s'identifier clairement à des modèles admis par tous.
La multiplication des musiques et la mode usent. Toutes les musiques courent le risque de devenir interchangeables et de perdre leur sens. Le trop-plein d'information musicale a des aspects destructeurs. Chaque héritage musical nécessite souvent une attitude auditive spécifique pour être pleinement goûté ; de brusques passages sans transition créent une difficulté de s'adapter dans la profondeur de chacune des musiques. La situation devient celle d'un « zapping culturel » : on cède facilement à l'enduit le plus superficiel des musiques, on parvient très vite dans une lassitude à laquelle on répond par un changement, le changement lui-même finit aussi par être lassant.
Avec l'ère de la multiplication des maîtres et des modèles, les musiques à la fois s'ouvrent et se ferment : paradoxalement, la multiplication est en même temps une division. En effet, elle provoque d'importants problèmes de communication, en même temps que l'abondance des identifications dilue les liens sociaux et augmente la solitude et l'isolement. Le jargonnage est un grand écueil : chaque chapelle se replie sur soi, elle ne forme des liens qu'à l'intérieur de son microcosme, elle s'accroche à ses frontières, instaure ses rites de passage, exclut. Cette nouvelle forme d'esprit religieux a aussi son intégrisme fanatique et prend parfois des allures inquisitoriales.
Les plus actifs face au zapping culturel pratiquent le braconnage et pillent des fragments en formant leur propre bazar musical. Collages, superpositions, juxtapositions, enchaînements à angles brusques, piratages et échantillonnages, pastiches de bande-son, télescopages de styles, fragmentations, éclatement de la continuité guident de nouvelles musiques - non sans un certain humour.

Recherche de gammes nouvelles

Les gammes utilisées comme matériels mélodiques dans l'harmonie contemporaine peuvent être rangées dans 2 catégories :
— Les gammes du système tonal majeur - mineur, qui sont les trois grandes de la tradition tonale occidentale (les gammes majeure, mineure harmonique et mineure mélodique) ainsi que leurs modes.
— Les gammes synthétiques, qui sont des gammes dont l'utilisation est plus récente dans la musique occidentale. Dans la terminologie adoptée dans cet ouvrage, le terme « synthétique » est un terme relatif qui s'appliquent à la tradition harmonique occidentale.

Les gammes synthétiques ont deux origines possibles :
— Elles sont empruntées à des musiques traditionnelles ou des folklores ; on les appellent parfois modes exotiques ou gammes empruntées.
— Elles sont d'invention récente, créées par un compositeur ou un improvisateur. Certaines de ces gamme inventées sont devenues courantes, alors que d'autres restent rares ou à inventer. On les appellent aussi gammes composites, gammes artificielles, modes non classiques. Ces dénominations sont fluctuantes et comportent parfois des nuances et des distinctions.
Les gammes synthétiques offrent de nombreuses possibilités d'exploration qui ont stimulé autant des compositeurs contemporains (Béla Bartok, Olivier Messiaen) que des improvisateurs (Yusef Lateef, Eric Dolphy, John Coltrane, Jan Garbarek, David Liebman, Charlie Mariano, etc.).

Gammes empruntées aux musiques traditionnelles

Compositeurs et improvisateurs ont souvent fait des recherches dans des musiques folkloriques.
Certaines des gammes traditionnelles sont issues de traditions proches de la tradition occidentale classique. Ce sont des gammes qui sont déjà intégrées dans des musiques tonales ou modales. Ces gammes sont harmonisées.
Les gammes issues de traditions extra-occidentales proviennent généralement de tradition à monodie modale non tempérée.
Parmi les gammes empruntées, on peut citer : la gamme hongroise, la gamme napolitaine, la gamme arabe, la gamme espagnole.

Exemples de gammes empruntées à des musiques traditionnelles :


La gamme blues occupe une place un peu particulière. Elle est le fruit d'une situation sociale de métissage culturel.
Existe-t-il des conditions socio-culturelles assez fortes pour que des mélanges d'échelles provenant de systèmes musicaux hétérogènes puissent aboutir à de nouvelles musiques basées sur une échelle stable ? Existe-t-il des conditions musicales qui permettent la confluence réussie de deux mondes musicaux et la production d'une gamme à résonance universelle comme la gamme blues ? Lorsqu'elles sont intégrées dans la tradition tonale occidentale, les gammes issues de traditions extra-occidentales perdent une grande partie de leur sens original. En devenant tempérées, elles atténuent une bonne partie de leur expressivité liée à la définition précise d'intervalles non tempérés. En étant harmonisées, elles perdent le lien dynamique qu'elles ont avec des traditions monodiques. Ces gammes subissent donc un profond abâtardissement en changeant de système musical. La valeur réelle de cette transplantation culturelle est parfois délicate à apprécier. S'agit-il d'un bazar de pacotilles, d'une faute de goût, d'un pillage naïf de signes culturels, d'une vulgaire consommation de produits esthétiques, voire d'une forme de néo-colonialisme musical, ou bien d'un geste généreux qui vise à rendre universelle la musique en se servant de productifs métissages ?
Inspirés par des musiques extra-européennes, certains musiciens ont cherché à étendre leurs propres racines musicales ou se sont identifiés à une démarche « planétaire » en faisant des voyages réels ou imaginaires dans d'autres cultures. Ils ont creusé parfois avec beaucoup de sérieux et de profondeur des possibilités d'étendre l'improvisation à l'aide de systèmes musicaux différents de la tradition tonale. Ils ont étudié des traditions africaines, indiennes, japonaises, indonésiennes, arabes, juives, amérindiennes, etc., souvent en séjournant dans ces pays et en travaillant avec des maîtres. La richesse de ces approches a créé des synthèses fécondes. A côté de ces démarches, une simple énumération de gammes avec des noms folkloriques paraît peu convaincante.




source : texte tiré de "La partition intérieure" de Jacques Siron.