Jazz & Inde


« Le grand point en commun entre le jazz et la musique classique indienne est la modalité. Notamment, dans la plupart du monde la musique est plutôt est modale (Espagne, Ecosse, Inde, Chine, Proche Orient, etc.). C’est une base commune, qui donne un aspect universel a la musique. »

Coltrane, 2006, p. 28.



Le courant jazz qui se rapproche donc le plus de la musique indienne est le jazz modal. Ce dernier prend ses racines aux débuts des années soixante, dans une époque de bouleversements sociaux, culturels et politiques à l’échelle planétaire. Musicalement on voit entre autre la naissance de plusieurs courants musicaux comme le r’n’b, le jazz latin, le funk, la musique pop et rock et le free jazz.

Entre 1961 et 1965 John Coltrane explore les possibilités de la musique modale, en ouvrant un nouveau chapitre dans l’histoire du jazz. Les musiciens arrêtent d’imiter Charlie Parker pour se pencher sur le jeu de Coltrane et Elvin Jones. On prend l’habitude de baser son improvisation sur des modes plutôt que sur des séquences harmoniques. Ces modes sont souvent empruntés à la musique indienne. De plus en plus de morceaux se construisent ainsi en se basant parfois sur un seul accord. C’est aussi à partir de cette période modale que l’on commence à entendre chez certains musiciens de jazz (comme Youssef Lateef) des musiques parfumées d’exotisme.



Coltrane et l'Inde

Lorsque vers la fin des années 50 Miles Davis commence à expérimenter la technique de l’improvisation modale, ce sera pour Coltrane un stimulus qui le rendra champion dans cet art. C’est avec My favourite Things, en 1960, que l’on commence à entendre dans son jeu des couleurs vaguement orientales, grâce à l’utilisation d’intervalles chromatiques similaires à celles de certaines gammes orientales et certainement peu utilisées dans la musique traditionnelle occidentale. Mais, c’est plutôt par l’aspect du timbre qu’il est fasciné ; il essaye effectivement de donner à son ténor une couleur assez similaire, dans certains registres, à celle d’un hautbois indien.



En 1961 John Coltrane enregistre quelques disques avec Eric Dolphy, les deux étant des amis de longue date. Ces enregistrements donnent une claire idée de l’étendue des intérêts de Coltrane et de sa manie d’explorer toujours des nouveaux territoires, en atteignant souvent inspiration des musiques du monde, comme de l’Afrique (Africa) ou de l’Espagne (Olé).

À cette époque, l’intérêt de Coltrane pour la musique indienne est déjà très vif. Il collecte les enregistrements de Ravi Shankar et cherche à saisir les secrets de l’improvisation sur les râgas.

En 1964 il rencontre le sitariste indien, lequel dit être très touché par le saxophoniste. Ravi Shankar avait rencontré plusieurs musiciens de jazz qu’il avait parfois trouvés arrogants; au contraire, Coltrane est à ses yeux quelqu’un de très humble faisant preuve d’une grande dignité. Lors de cette rencontre, le saxophoniste lui pose beaucoup de questions à propos de la musique indienne. À la question de Shankar sur l’origine de son intérêt pour cette musique, il répond : « Ce que je veux apprendre, c’est comment transcender cette douleur humaine qu’on a tous depuis des générations…Il y a tellement de paix dans votre musique ! J’aimerais comprendre comment vous trouvez cette paix et comment la transmettre à ses auditeurs ».

En 1967 les deux musiciens devaient se rencontrer une deuxième fois. Le saxophoniste avait prévu six semaines pour prendre des leçons chez le musicien indien. Cela ne s’est malheureusement jamais concrétisé.

Sur les principes du Raga sont basés plusieurs des exécutions de Coltrane, parmi lesquelles celle de Greensleeves, une vieille chanson populaire à laquelle le musicien donne une couleur orientale et un singulier pouvoir hypnotique.



Coltrane, est un musicien de jazz afro-américain fidèle à sa propre personnalité ; il ne cherche pas à jouer des râga traditionnels indiens, mais s’inspire de cette musique et cherche à se l’approprier pour la mettre au service de sa propre créativité.



Analyse de India (John Coltrane) :



Le morceau, qui date de 1961, est un des plus importants enregistrements de Coltrane dans sa période modale. Le saxophoniste est ici accompagné par McCoy Tyner (piano), Jimmi Garrison, Reggie Workman (contrebasses) et Elvin Jones (batterie). Eric Dolphy est aussi présent. Il s’agit d’un morceau modal en 4/4, construit sur une pédale de G. La gamme utilisée est une pentatonique de D-/G.

L’introduction est caractérisée par une forte référence à l’Inde, notamment due à un bruitage de fond ressemblant à un sitar, ce qui ouvre le morceau. Entre le groove de batterie (8 mesures) et se rajoute un ostinato de basse (20 mesures). Suit une introduction au sax soprano joué par Coltrane.

Le thème (1’25), joué par le sax, la clarinette basse tenant la tonique et accentuant le deuxième temps, à la forme AAAABA (12 mesures) ; le A est constitué de deux seules notes (la quarte et la quinte), et le B représente une descente de la triade diatonique sur le quatrième degré. Le thème est joué deux fois, suivi d’un interlude de 16 mesures, puis il est rejoué une fois. Coltrane commence à improviser à partir de l’exécution du deuxième thème. Le pianiste McCoy Tyner intervient très peu et laisse ainsi la place aux virtuosités orientales et aux suraigus de Coltrane.



John McLaughlin et le Mahavishnu Orchestra

John McLaughlin forme un célèbre groupe de jazz fusion, le Mahavishnu Orchestra, avec le batteur Billy Cobham, le violoniste Jerry Goodman, le bassiste Rick Laird et le claviériste Jan Hammer. Le premier album The Inner Mounting Flame sort en 1971. Les morceaux du groupe comprennent souvent des longs passages de solos dans lesquels violon et guitare électrique se répondent mutuellement. Hammer innove en utilisant un synthétiseur minimoog avec des effets de distorsion qui lui donnent une sonorité proche de la guitare électrique. Le son de Mahavishnu Orchestra est influencé aussi bien par le rock psychédélique que par la musique indienne traditionnelle, que McLaughlin découvre à la radio alors qu'il est âgé de 13 ans. Il parfait sa connaissance de la musique orientale grâce à son gourou spirituel, Sri Chinmoy, qui lui confère le titre de « Mahavishnu ».

John McLaughlin (1942), guitariste originaire du Yorkshire, commence sa carrière à Londres en jouant dans des groupes de rock. En 1969 monte son premier projet en tant que leader, et ensuite, après avoir enregistré quelques disques avec Dave Holland et Tony Williams entre autres, le guitariste rejoint le groupe de Miles Davis. C’est vers les années’70 que McLaughlin devient le disciple du guru Shri Chinmoj Ghose, prends le nom de Mahavishnu et monte le fameux groupe The Mahavishnu Orchestra, l’un des premiers groupes de fusion jazz rock de l’époque. Ensuite, il forme le groupe Shakti, et à partir de 1977 il se produit avec de nombreux musiciens de styles et de provenances différentes, parmi lesquels Katia Labèque, Paco de Lucia, Trilok Gurtu, Michael Brecker et Gary Thomas. À Partir de 1997, John Mclaughlin continue son exploration de la fusion en se produisant avec des musiciens de jazz, de rock ainsi qu’avec des musiciens indiens.

Shakti  :

C’est en 1975 que le guitariste enregistre le premier disque de son groupe Shakti, “Shakti with John McLaughlin”. Shakti est le fruit de sa rencontre avec le virtuose du tabla indien Zakir Hussain, le violoniste Lakshminarayana Shankar, R. Raghavan au mridangam (percussion à double face, ancêtre du tabla) et T.H. “Vikku” Vinayakram au ghatam (percussion en terre cuite en forme de vase). John McLaughlin est donc le seul musicien occidental jouant un instrument occidental dans ce groupe. Les autres musiciens sont tous indiens. Il s’agit de musiciens extrêmement talentueux, qui ont su explorer les coins de la fusion entre Orient et Occident, mais dont le style et l’esthétique penchent plus vers l’Inde que vers le jazz ou le rock. Shakti signifie littéralement “énergie”, ou plutôt la version féminine de l’énergie divine.

Les éléments nouveaux et originaux que McLaughlin apporte sont le timbre de la guitare et ses compositions. Ces dernières, jouées comme des râgas, dans un style très indien, pourraient très bien être intégrées dans le répertoire classique indien, et même la manière de jouer la guitare est proche de la manière traditionnelle de jouer la vîna. John McLaughlin avait notamment pris des cours de cet instrument à cordes de l’Inde du Sud.


Analyse de Isis (extrait de « Shakti ») :


La pièce est tirée du deuxième album du groupe, A Handful of Beauty, enregistré en 1977. Les musiciens sont les mêmes sauf R. Raghavan. Il s’agit d’une composition modale de John McLauhglin, constituée de deux accords diatoniques alternés, respectivement E- phrygien (12 temps) et F lydien (15 temps). Le cycle est de 27 temps. Un ostinato arpeggiato de Mclaughlin introduit la pièce dans une atmosphère calme et introspective. Le violon joue ensuite une longue introduction sur cette base, accompagné par les percussions. Après un thème très simple commence un long solo du guitariste, suivi du solo de percussions. Les solistes explorent ici le rythme sophistiqué qui caractérise ce morceau. La fin du solo de McLaughlin, comme la fin du morceau, se termine avec trois répétitions du même motif, ce qui est appelé en Inde du Sud un Tihai.