Musique du Kirghizistan








Les Kirghiz

Les Kirghiz sont environ quatre millions dont deux millions et demi vivent dans la république du Kirghizistan, les autres étant nombreux au Xinjiang (Turkestan chinois) et en Afghanistan, tandis que de petites communautés se trouvent dans les pays voisins, généralement très haut dans les montagnes.
Les Kirghiz ont conservé les anciennes formes musicales turciques qui, curieusement, sont plus proches des intonations de l’Europe du Nord que de celles des pays voisins comme le Tadjikistan, l’Afghanistan ou l’Ouzbékistan. Leur inclination pour la polyphonie par exemple n’est pas l’effet de l’acculturation russe, elle émane naturellement de leurs instruments et de leurs mélodies. Elle rattache les Kirghiz (ainsi que les Kazakhs et peut-être plus à l’Est, les Khakas et les Touvanais) à une aire musicale que l’on pourrait appeler eurasienne, et qui s’étend au nord de la route de la soie, traversant le Tatarstan, la Russie et l’Europe Centrale jusqu’à la Scandinavie et l’Ecosse. Cet axe n’a rien de commun avec l’axe musical du sud qui relie l’Inde au Maroc et à l’Andalousie à travers le monde musulman et méditerranéen.

Instruments

Le temir komuz est une guimbarde en métal dont le jeu est assez développé pour jouer des chansons. Il combine une ligne aiguë en harmoniques et un ostinato dans le grave, comme dans le chant diphonique khömei dont le principe est connu des Kirghiz.
Le choor (parfois appelé sïbïzgi) est une flûte droite en roseau ou en bois tourné, percée de
cinq ou six trous donnant une gamme diatonique, avec parfois des 3/4 de tons.
Le kïak (ou kil kïak) est une viole monoxyle dont la caisse a la forme d’une amande renversée. Il est taillé dans un bloc d’abricotier et la partie inférieure, plus étroite, est recouverte d’une peau de bélier. Ses deux cordes de crin de cheval sont accordées en quarte ou quinte.
Beaucoup moins répandu que le komuz, il se joue en solo ou pour accompagner le chant. Le komuz est un luth piriforme et à manche long dont la caisse plate et peu profonde est taillée dans un tronc d’abricotier (souvent avec le manche), et couverte d’une table en conifère. Son manche n’a pas de frettes et ses 3 cordes sont en boyau ou en nylon. Il mesure environ 88 cm de long pour une longueur de corde de 60 cm. C’est l’instrument le plus courant, notamment pour accompagner le chant.
Les accordages de base (tolgoo) sont au nombre de six (ou plus), la corde aiguë étant toujours située au milieu. Le jeu du komuz, très élaboré et virtuose, utilise des contrastes de sonorités et une grande variété des doigtés de la main droite (comparable à la technique de la guitare flamenca) qui lui donne une riche palette expressive. Certaines pièces sont conçues pour gestes et attitudes théâtrales : sans interrompre un seul instant la mélodie, le komuzchi fait des démonstrations acrobatiques, jouant avec l’instrument derrière son dos ou comme s’il le chevauchait, le berce comme un bébé ou le pointe comme un fusil.

Les compositions instrumentales küü

Les Kirghiz (ainsi que les Kazakhs) ont développé le principe des pièces instrumentales (küü) censées être descriptives ou narratives.
Les küü les plus nombreux sont destinés au komuz, mais certains sont conçus ou adaptés à d’autres instruments comme la flûte choor et à la viole kïak. Certains küü existent sous de nombreuses variantes et constituent un genre. Ceux composés pour le komuz jouissent
d’une large audience populaire malgré leur complexité et leur sophistication.
Les traits stylistiques des küü de komuz sont :
• les changements de texture (une, deux, ou trois voix) et des éléments d’harmonie ;
• les contrastes dynamiques ;
• l’alternance de stabilité métrique et d’hétérométrie ;
• les accélérations dans certaines séquences.
Ces traits sont plus caractéristiques des anciennes compositions que des modernes.
Du point de vue de la composition, les Kirghiz distinguent 3 sortes de küü :
1. Obon küü de forme simple, comme une chanson.
2. Zalkar küü, plus importants et longs, au caractère dit “philosophique”. Ce genre a été élaboré par des compositeurs comme Karamoldo.
3. Aïtim küü qui demande une virtuosité théâtralisée : on imite par exemple les oiseaux, ou la dernière flèche qui part. Ce genre, dont les fondateurs principaux sont Toktogul, Niazaalï et Atay Shekirbek est très prisé dans la vallée de Talas au nord-ouest.
L’unité de certains küü n’est pas évidente, mis à part des récurrences de type rondo où les variations mélodiques sont engendrées par des variations de doigté. Certains sont entièrement basés sur ce principe. Ceux qui suivent une forme plus ample, comme Kambarkan comportent 3 parties : un thème et ses variations, un second thème dans l’aigu, une reprise du thème initia, avec conclusion.

Le point de vue des Kirghiz

Plutôt que de collecter les informations pour rédiger un livret, on a laissé à une jeune musicologue kirghiz le soin de présenter à sa façon les pièces, les compositeurs et les interprètes qui composent ce CD. Son texte, (abrégé de moitié en raison des contraintes techniques) reflète le point de vue du connaisseur, avec ses informations précises, ses appréciations personnelles, et sa sensibilité.
Il nous fait entrer dans le petit monde de la grande musique kirghiz mieux qu’aucun commentaire à prétention scientifique.
Ce qui frappe d’emblée c’est l’aura qui accompagne chaque pièce, chaque compositeur et interprète. La moindre ritournelle est située dans son cadre et ses origines, envisagée dans son devenir, rapportée à une intention, à des sentiments, et plus encore, des images et des scènes. Les noms et la biographie de chaque compositeur, sa place dans la culture musicale, sa succession, ses émules, sont clairement connus. La mémoire musicale est inséparable de la connaissance profonde d’une histoire de la musique qui s’est transmise elle aussi oralement sur au moins deux siècles.
Peut-être la brièveté des pièces favorise-t-elle un enrobage anecdotique. En évoquant son
maître, l’auteur de la pièce, ce qu’il en a fait, l’anecdote qui en fut le prétexte, l’interprète se prépare à lancer son attaque et conditionne l’auditeur à se laisser prendre. La performance est d’autant plus intense qu’elle est brève, comme une course de cheval, comme une percée de cavaliers dans les compétitions de buzkashi. Trois minutes pour charmer le public, le faire rêver, et souvent pour le fasciner par des gesticulations uniques qui font corps avec la musique comme l’interprète fait corps avec son instrument, comme le cavalier fait un avec sa monture (1).
Le propre d’une tradition orale est de sélectionner les pièces, de maintenir le répertoire à son plus haut niveau esthétique, de rejeter la redondance et la banalité. Le discours qui accompagne chaque pièce est aussi un hommage aux maîtres et aux successeurs qui réussissent à la faire vivre, ainsi qu’une reconnaissance de sa valeur de chef-d’oeuvre unique et original, susceptible d’engendrer à son tour des variantes magistrales.
Si la mémoire des anciens maîtres est pieusement conservée, leur image finit par s’effacer
devant leur oeuvre. L’auteur distingue implicitement deux niveaux : celui où la pièce est encore nettement attachée à son auteur, et celui où elle rejoint le panthéon des pièces immortelles du peuple kirghiz.
Les formules qui expriment cette notion sont par exemple : “air national populaire”, “répertoire national traditionnel”, “patrimoine national kirghiz”. Aussi inusuelles ou discutables qu’elles paraissent, elles évoquent un glissement historique de l’individualité territorialisée vers une sorte de Volksgeist, d’esprit du peuple transcendant le temps et l’espace, qui a pour les Kirghiz une pertinence certaine.

JEAN DURING

(1). Cf. à ce sujet During J., “Hand made. Pour une anthropologie du geste musical”, Cahiers de musiques traditionnelles n°13, pp. 39-68, 2001.

Namasbek Uraliev au luth komuz et son fils

Eshmambet Moldokunov au luth komuz

Bakït Chïtïrbaev, viole kïak