Musique arabe (Simon Jargy)


"Musique arabe" est un terme conventionnel désignant ce qui demeure le produit de la civilisation musulmane étendue à trois principaux domaines : arabe, turc, iranien. Seuls les origines de cette musique née en Arabie et l’usage fait de l’arabe par les théoriciens et les codificateurs musulmans du Moyen Age justifient cette appellation. N’est strictement arabe que la musique de l’Arabie préislamique avec ses survivances actuelles en milieux bédouins de la Péninsule arabique et d’ailleurs. Son expression post-islamique, fleurie dans les grandes cités de l’Islam, depuis l’Indus jusqu’à Cordoue, est une synthèse marquée principalement par des apports iraniens, hellénistiques, byzantins et, dans une moindre mesure, turcs. Seules des variations dans l’interprétation et l’adaptation ont fini par compartimenter, à l’époque moderne, la musique classique des Arabes, Turcs et iraniens.
Partie de la simple mélopée du chamelier et des premiers rudiments de la poésie chantée du Bédouin, la musique arabe, mise en contact avec les arts musicaux plus élaborés des civilisations citadines gagnées à la conquête arabe et à la foi musulmane, va se transformer. Des influences subies, l’iranienne est la plus profonde : elle marquera tout le système modal. L’Antiquité grecque, en revanche, fournira aux théoriciens et musicographes musulmans du Moyen Age les bases scientifiques relatives aux sons, aux intervalles et aux échelles musicales. Ainsi se formera à la cour des califes abbassides (8ème – 13ème siècle) un art musical savant dont la fortune sera liée à l’évolution de la civilisation arabo-musulmane en Orient, dans le Maghreb et jusqu’en Espagne andalouse. Les peuples et ethnies de cette grande aire islamique mettront en commun ce patrimoine par les musiques populaires d’essence folklorique.
Au-delà de sa spécificité, la musique arabo-musulmane comporte des caractères communs aux expressions musicales de l’Asie occidentale et centrale transmission orale et absence de notation musicale codifiée, homophonie, système modal à schémas traditionnels, approfondissement de la mélodie et des rythmes.

La construction modale et tonale propre à cette musique arabo-musulmane se traduit par la théorie et la pratique des maqâmat : formules mélodiques se déroulant suivant des règles fondamentales sur les degrés d’un tétracorde donné ou d’une suite de tétracordes. Du point de vue tonal, cette musique se caractérise par l’emploi, à côté des gammes naturelle et chromatique, d’une gamme fondamentale qui comporte, outre des tons et demi-tons, l’utilisation d’intervalles de ¾ de tons. Les théoriciens du Moyen Age distinguaient, en tenant compte des différentes combinaisons, plus de 300 maqâms dont, à l’époque contemporaine, une trentaine sont encore connus et plus ou moins pratiqués, 12 restant parfaitement courants. Notons à titre d’exemples certains maqâmat de la gamme fondamentale arabe :


Un certain nombre de maqâmat se retrouvent identiques au Maghreb avec parfois une terminologie différente, mais la tendance générale y est plus diatonique.
Plus encore que les maqâmat, les rythmes appelés îqâ’ sont des structures essentielles de la musique arabe. A la différence des maqâmat portant des noms persans, ceux-ci suivent une terminologie spécifiquement arabe. Le rôle propre de l’îqâ est de servir de support métrique à la mélodie en lui fournissant des périodes d’égale durée marquées par des frappes ou battements alternatifs symétriques ou asymétriques (aksak), sourds ou clairs (dum et tak). Notons que l’asymétrie est un des caractères de la mus, musulmane en général, tel le rythme  a’araj (= boiteux) ou aksak en turc, dans lequel le dernier son se précipite pour reprendre sur le premier temps :


Les instruments dits arabes appartiennent en fait pour la plupart à l’aire géographique et culturelle de l’Islam. Sous des noms différents, on les retrouve dans l’ensemble des pays musulmans. Parmi eux, trois principaux dont deux à cordes, le ’ûd et le qânûn, et un à vent, le nây, sont étroitement liés à la musique traditionnelle. Pour la percussion, la darbukka et le daff tiennent le même rôle.
Si, au 9ème siècle, musiciens et chanteurs d’Orient avaient apporté à l’Occident musulman (Espagne et Maghreb) les règles et la pratique d’une musique identique à celle née dans la capitale des Abbassides, une expression particulière connue sous le nom de musique arabo-andalouse allait voir le jour à l’autre extrémité du monde arabe. Elle est principalement marquée par l’élaboration d’un genre poético-musical appelé muwashshah, où alternent mètres et rythmes diversifiés. Sous des formes variées, le muwashshah demeure encore aujourd’hui le principal genre musical du Maghreb. — Après les siècles d’or, la musique arabe se repliera sur elle-même ou se confondra, à l’époque ottomane, avec la musique dite « turque ». La renaissance moderne tentera de remettre eu honneur les règles et la pratique des traditions classiques aussi bien vocales qu’instrumentales : ce sera le rôle d’artisans du ghinâ’ ou de virtuoses qui, à travers le taqsîm (improvisation instrumentale), feront revivre le vieux patrimoine du siècle des Abbassides. L’Egypte sera le principal centre de cette renaissance, tandis que l’Irak cultivera un système de maqâmat propre. Mais, parallèlement à cette renaissance classique, l’époque moderne et contemporaine verra naître, sous l’impact de la musique européenne, un courant d’occidentalisation aux résultats décevants sinon d’assez mauvais goût.

Plus authentiques dans leur continuité paraissent les expressions diversifiées de la musique populaire en terre arabe. Utilisant les parlers locaux, la musique populaire s’appuie sur un personnage clé du folklore arabe : le shâ’ir, poète-compositeur-chanteur. Son rôle est d’être le dépositaire d’une tradition orale à la fois anonyme et immémoriale. En ce qui concerne les structures, la musique populaire du domaine arabe partage avec la mus, classique certains traits fondamentaux : elle est mélodique autant qu’homophonique. Cette homophonie est cependant à comprendre dans ce sens spécial qu’elle s’oppose à la polyphonie classique. Elle connaît de même le système modal et l’usage d’une gamme naturelle ; mais elle échappe en revanche à toutes les lois tonales et modales telles qu’elles ont été codifiées par les théoriciens et les musiciens de l’art classique. Les expressions d’essence folklorique utilisent enfin des instruments que l’on ne trouve pas dans l’orchestre traditionnel de la musique savante.

Simon Jargy
in Science de la musique, éd. Bordas coll. Honegger