Le son de Miles Davis
novembre 15, 2020
LE SON DE SES GROUPES DEPUIS FIN 60 (naissance de la fusion)
« À force d'écouter James Brown, j'aimais beaucoup son utilisation de la guitare. […] Je pensais maintenant à d'autres manières d'approcher ma musique. […] Je sentais naitre un désir de changer. […] Je savais que ça avait quelque chose à voir avec la guitare. Je me suis donc intéressé à ce que les instruments électriques pouvaient m'apporter. »
Franck BERGEROT, Miles Davis, p.103.
« In a silent way » (1969) laisse entendre avec Peaceful une section rythmique chafouine, insidieuse, ténébreuse et comme en reptation sous les solos, dans le genre de l'« underground music ».
« Bitches brew » (1970) offre avec Voodoo l'exemple d'un Miles Davis qui cultive les distorsions de timbre, les phrases courtes et largement aérées, les trilles violents et les lignes rapides qui s'élèvent en fulgurantes spirales.
« At Fillmore » (1970) donne une idée de ce que furent quatre nuits d'invention collective au cabaret Fillmore East, avec, comme on le comprend, beaucoup de passages à vide. Miles y fait un usage surabondant des notes piquées et y manifeste une sorte d'éréthisme mental qui contredit toute volonté d'achèvement.
« Jack Johnson » (1970) en revanche, joué à la gloire d'un héros noir de la boxe, sport que pratique aussi Miles Davis par hygiène physique et psychique — et par goût de revanche — compte nombre des fresques les plus saisissantes du grand trompettiste. Celui-ci, qui s'entoure volontiers du pianiste Keith Jarrett et du guitariste John McLaughlin, tolère les saccages mélodiques du free-jazz (qu'il n'aime pas) mais aussi accueille thèmes binaires fortement scandés de la pop music.
Un virage dans l'itinéraire de Miles se dessine encore au début des années 70. La contrebasse de Dave Hollande cède la place, dans le groupe, à la sèche et puissante basse électrique de Michael Henderson.
En 1972, l'année du très grave accident de voiture que connaît Miles à New York, le drummer Al Foster apporte à l'orchestre le battement insistant du rhythm'n'blues et le percussionniste James M'Tume, avec la conga, une nuance caraïbe dont la faveur recroît aux Etats-Unis. Le béguin pour le climat « pop » et le climat « free » qu'avaient manifesté les précédentes formations davisiennes semble appartenir désormais au passé. Les trois nouveaux rythmiciens qui accompagnentle patron et qui resteront à ses côtés tout au long de la décennie incarnent une volonté d'aller vers d'autres pratiques. En témoignent Molester (1972), Calypso Frelimo (1973), Dark Majus-Moja et Red China Blues (1974), Maiysha (1975).
« La musique est une danse rituelle avec des guitares autour des percussions africaines et du tandem basse/batterie, zébrée des éclairs du sax ou de la trompette. »
Franck Bergerot, Miles Davis, Introduction à l’écoute du jazz moderne, Seuil, 1996, p. 107.
Toutefois la trompette électrifiée de Miles, à l'imitation des guitares à la mode, s'augmente d'une pédale « wah-wah » qui détermine des distorsions de sons, d'une nature évidemment toute différente de celles que les pétrissages par sourdine faisaient naître sous les doigts d'un Bubber Miley ou d'un Cootie Williams.
La critique américaine se montre parfois sévère à l'égard d'un homme qu'elle accuse de prendre en marche les trains qui passent et de sacrifier, notamment, aux toquades du « rock ». En 1975, Miles répond brutalement à ces critiques : « On ne peut jouer, dit-il, la musique d'il y a vingt ans, ou ces vraies ordures du type Funny Valentine, ces camelotes rétro écrites à l'usage des Blancs. »
Ce qu'il défend, lui ? Uniquement l'art nègre. Dans cet esprit, Zimbabwe et Gondwana seront issus d'une tournée au Japon. Quant au « rock », il prétend l'ignorer : « Blancs sont aussi le mot et la chose. »
Hospitalisé à la fin de cette même année 1975 — il souffre de la hanche —, Davis va prendre, les années suivantes, un repos prolongé. Il disparaîtra presque complètement de la scène du jazz et ne reviendra en studio d'enregistrement, avec Al Foster toujours (et le guitariste Larry Coryell), qu'au début de 1978.
Miles Davis va rester encore trois années loin des micros, fragilisé par de multiples opérations chirurgicales, puis, contre toute attente, va réunir autour de lui — et de Al Foster — de jeunes musiciens : Bill Evans (saxophone soprano), Mike Stern (guitare électrique), Marcus Miller (basse électrique) notamment. Il enregistre avec eux un album : « The Man With A Horn » où règne le rythme binaire, sauf dans Ursula (1981). Ce disque obtient un succès international considérable, d'autant que le trompettiste en porte le message en des concerts et des tournées.
Il revient à Paris un 2 mai (un dimanche) et triomphe avec la berceuse Jean Pierre (1982), première plage du recueil « We Want Miles », fait avec les équipiers déjà cités et le percussionniste Mino Cinelu.
Un an plus tard il retrouve les délices de la tonalité et les charmes du blues dans It Gets Better, et surtout Star People (1983) qui donne son titre à un ensemble de pièces et qui rappelle, comme That's Right (1984), Time After Time (1985), Tutu (1986), Amandla (1988), la force d'une grande tradition afro-américaine.
Amandla est le cri de ralliement zoulou utilisé des décennies en Afrique du Sud par les opposants au régime d'apartheid. Par ce titre, ainsi qu'avec l'album Tutu, Miles Davis rend hommage à leur cause.
Allez savoir ce qu'a pensé vraiment Miles de la musique que l'on peut ou que l'on doit accomplir quand on a été le condisciple de Charlie Parker et que le monde a tellement changé. Certains lui ont fait un procès d'intention, le suspectant de satisfaire constamment le goût du jour et de se renier sans cesse pour ne point paraître vieillir. D'autres, au contraire, admirant ce travail de phénix, et contents de son œuvre des années 70 et 80, pensent qu'il est resté — jusqu'au bout, jusqu'à ce que la mort le frappe, le 28 septembre 1991, à l'hôpital Saint-John de Santa Monica — l'un des plus justement célèbres et, à la fois, l'un des plus jeunes des jazzmen. Sans doute ont-ils raison. Il est, en tout cas, plus que probable que Miles assuma, comme il sut le faire tout au long de son existence, la musique neuve, celle qu'il sentit bouger autour de lui, la seule au fond qui l'intéressait et à laquelle il voulait, passionnément, contribuer.
LE SON DE SA TROMPETTE
C'est peu de temps avant Walkin' que se fait entendre la sourdine. Miles a déjà eu recours à la sourdine, mais l'utilisation qu'il en faisait chez Parker restait anecdotique. Elle fut écartée des séances Birth of the cool dont elle aurait probablement rompu l'homogénéité sonore et elle semble n'avoir plus eu sa place dans l'univers de Miles dès lors que ce dernier quitta Charlie Parker. Pendant les années d'intoxication, Miles jouait sur des instruments empruntés à droit et à gauche. Même en avril 1954, alors que Miles sort du gouffre, il se présente encore à l'enregistrement de Walkin' sans trompette. Il louait à l'époque au coup par coup celle d'Art Farmer qui la lui aurait refusée ce jour-là. On comprend qu'un tel état d'esprit n'ait pas porté Miles à se soucier des accessoires.
Pourtant, le mois précédent, le 6 mars 1954, la sourdine apparaît sur It never entered my mind.
Le 3 avril, Miles préfère même Kenny Clarke à Art Blakey, pour son jeu de balais qui conviendra mieux au jeu assourdi, et tout au long des 4 titres de la séance, Miles utilise une sourdine cup mute. Elle adoucit considérablement le son de la trompette sans toutefois lui donner ce caractère aigre-doux qui sera obtenu avec la sourdine harmon. Celle-ci est adoptée le 29 juin 1954 sur Oleo. Elle donne à la trompette de Miles un côté métallique, scintillant, étroit, saturé d'harmoniques, qui contraste considérablement avec le timbre médium et rond auquel nous a habitués le trompettiste. En outre, elle renforce les écarts de timbre entre le grave et l'aigu et contribue à donner du relief aux effets d'expressivité recherchés par Miles. Enfin, le halo givrant d'harmoniques dont elle entoure la trompette, particulièrement mis en valeur sur les exposés sans rythmique et les chorus sans batterie d'Oleo, renforce le caractère mystérieux de la musique de Miles.
Très vite, dans un premier temps, l'usage de l'harmon tend à se codifier. Il est réservé à partir des dernières séances Prestige aux seuls standards de la comédie musicale inspirés par l'influence d'Ahmad Jamal. On ne note que deux exceptions à la règle : Oleo (Relaxin'), thème de Sonny Rollins, qui conserve la couleur de sa création en 1954 et Round Midnight (Round about midnight) que Miles traite absolument comme une chanson.
En dehors de tournées au cours desquelles on pourrait croire que Miles ne s'embarrasse pas de sa sourdine en voyage, la première entorse à cet usage codifié survient en décembre 1957, lors d'un séjour européen, durant l'enregistrement de la musique du film Ascenseur pour l'échafaud de Louis Malle. La trompette y est utilisée indifféremment avec ou sans sourdine sur un ensemble de pièce originales. Durant l'été 1958, sur les airs de Porgy and Bess de George Gershwin arrangés par Gil Evans, Miles alterne la trompette assourdie et le bugle ouvert déjà utilisé l'année précédente sur Miles Ahead également arrangé par Gil Evans.
Tout se passe comme si la nécessité de s'adapter aux ambiances qui lui sont proposées par Malle ou par Evans l'obligeait à transgresser le système qu'il s'est imposé jusque-là. À la tête de son quintette ou de son sextette, il l'entretient encore quelque temps, mais l'année suivante, lorsqu'il enregistre Kind of blue il s'en affranchit ouvertement. Ce n'est plus la nature catégorielle de la composition, qui dicte l'adoption de la sourdine harmon, mais sa nature profonde et l'intention que Miles veut donner à son interprétation.
Conscient du pouvoir de suggestion de l'harmon, conscient du mystère dont elle enveloppe sa sonorité, Miles, aux alentours de 1960, la réserve aux climats crépusculaires de Blue in Green, Flamenco Sketches et All blues, jouant ouvert sur les autres pièces plus extraverties.
Par la suite, la sourdine servira des pièces plus mouvementées, Miles élargissant son utilisation à la rage contenue de certaines de ses improvisations sur temps rapides. Le son saturé de la sourdine accentue les scories dont il sculpte toujours plus profondément sa sonorité et la saturation affectant les phrases bourdonnantes qui se multiplient à partir de 1960.
André Hodeir déclare : "Miles a inventé quelque chose de nouveau au point de vue des gammes de timbre qu'il utilise maintenant et qui n'existaient pas dans son jeu il y a quelques années" ("Miles/Monk", Jazz Hot, décembre 1956). Ces gammes, réalisées à partir des contrastes entre notes plus ou moins cuivrées, plus ou moins feutrées, de grognements (growls), de faux doigtés, de notes étranglées et de notes fantômes (ces ghost notes dont on ne saurait déterminer la hauteur et qui étaient la spécialité de Lester Young), vont prendre une importance qu'André Hodeir n'imagine peut-être pas lorsqu'il écrit ces mots...
Découvrir les types de sourdines : http://la.trompette.free.fr/sourdines.htm
http://getzen.pagesperso-orange.fr/sourdines.htm