Quelques éléments pour aborder l'analyse des œuvres (par T. Machuel)
juillet 18, 2016
Dark like me
Découverts dans une anthologie de poésie Noire américaine il y a de cela près d’une vingtaine d’années, les poèmes de Langston Hughes m’avaient immédiatement frappé. Leur ton prenant, la réalité sans fard, l’expression à la fois dense, rigoureuse et profondément émouvante m’apprenaient à l’époque une manière de penser la poésie tout à fait nouvelle. Cela que je cherchais, la beauté sertie dans le réel, était là sous mes yeux. Je n’avais plus qu’à me mettre au travail…
Ce ne fut pas facile pour autant. J’avais encore peu d’expérience des montages de textes : juste celle de Voir et Ensemble, cantates pour lesquelles j’avais réuni des textes de Guillevic puisés dans plusieurs recueils, plusieurs décennies d’écriture. Ces premières tentatives m’avaient conforté dans la direction des « livrets-tableaux », la mise bout à bout de poèmes d’un même auteur mais de recueils différents, tissant par moi-même une histoire en contrepoint des histoires puisque, d’un poème à l’autre, le livret finit par dessiner quelque chose qui n’était pas présent au départ, et qui ressort peu à peu comme une trame, un maillage auquel la musique va désormais concourir.
Destinée au Jeune Chœur de Paris, l’œuvre devait répondre à la demande de Laurence Equilbey, qui voulait un « hommage à ». J’ai dédié cet hommage à Billie Holiday, dont le talent d’interprète est aussi créateur dans Strange fruit. Sans m’étendre sur la genèse de cette chanson célèbrissime, disons que là encore, la force d’expression m’a entraîné : j’ai souhaité tout de suite en faire une variation pour chœur qui serait l’introduction – obligatoire – de Dark like me, et présenterait ainsi toute la suite chorale comme une rêverie dont Strange fruit serait le cauchemar ultime. On retrouve plus loin ces incursions dans les domaines de l’imaginaire et du rêve, notamment à la fin de Brass sptittoons mesure 81 et suivantes (le jeune garçon perd connaissance), et dans Daybreak in Alabama, moment heureux cette fois : revoilà notre Billie, rêvant du jour où elle pourra écrire de la musique (bien qu’au départ, ce soit Langston Hughes qui parle, puisqu’il est l’auteur du texte !).
La nécessité de créer des contrastes vifs entre les tableaux m’a imposé l’ordre des poèmes autant que celui des écritures musicales. Mais aussi, comme toujours, avec des ajustements en cours de composition, car chaque nouveau choix détermine le suivant et ainsi de suite. Donc, choisir de donner à l’introduction un caractère d’immobilité, de suspension, a eu la conséquence de donner à Brass spittoons un caractère expressionniste, enlevé, presque joyeux.
Il n’était évidemment pas possible de demander à tout un chœur une intensité du dire comparable à celle de Billie Holiday, déjà inimitable pour une seule et même personne. J’ai donc dû repenser tout cela, reléguant la mélodie de Lewis Allan à l’arrière plan bouche fermée (mais elle ne cesse jamais d’être là) pour fabriquer une sorte de bloc vocal en grisaille, d’où parfois s’élève une plainte déjà presque étouffée. Les mots sont psalmodiés sans affect par des spectatrices médusées, la chose est trop horrible pour pouvoir être chantée. Pourtant, peu à peu les voix se lèvent, puis la polyphonie se fait plus forte et l’on rejoint très brièvement la mélodie d’origine, pour un climax en double chœur, avec deux blocs harmoniques qui se heurtent violemment. Le tout cesse comme un cri interrompu, et le chœur entame une série de réservoirs descendants que j’ai travaillés pour donner le sentiment d’une parole bégayante : tous les « for the … » employés dans le poème sont remis ensemble comme une litanie, puis, les images disparaissent l’une après l’autre, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que « for the wind », répétée longtemps. On finit sur une nouvelle montée, de bouche fermée à « ô », où les hommes rejoignent l’aigu de leur tessiture afin d’atteindre le maximum de puissance, tandis que ce qui reste du texte, psalmodié par les femmes, se trouve dans le grave et prend en voix de poitrine une intensité douloureuse, impuissante à exprimer le cri.
Le démarrage de Brass spittoons est brutal. Une voix de contremaître nous réveille par un ordre lapidaire, et la musique commence. Un sifflotement nous rappelle peut-être la chanson précédente, tandis que l’énoncé des noms de grandes villes, rythmé, suggère que l’on est dans un train, regardant défiler des paysages derrière une vitre. Les « ne ne ne » très légers donnent une sensation de défilement qui reviendra dans Homesick blues, quoique de manière différente. Le découpage polyphonique permet ici de diviser le texte en plusieurs niveaux de réalité : le premier, géographique (Detroit, Chicago, …), le deuxième dans la description d’une vie sordide (The steam in hotel kitchens…) et le troisième comme la réalité de l’instant : celle du contremaître qui repasse sans cesse (Hey boy). Tout cela donc, divisé en ostinatos qui se superposent, forme un contrepoint de petites histoires, un inextricable empilage de soucis qui finit par étourdir notre jeune homme, alors qu’aux humiliations s’ajoutent les perpétuels problèmes d’argent. La fin, comme décrite plus haut, part dans les étoiles (ou les 36 chandelles…) et l’impavible contremaître passe une dernière fois, avec un ton désabusé.
Puzzled permet aux chanteurs de se reposer avec un peu de voix parlée, dans un effet de foule qui ne doit pas être revendicatif : il s’agit de conversations de rue, rien de plus, avec des nouvelles qui semblent provenir d’une presse toute récente : la hausse des prix, les taxes, dont les plus pauvres font les frais. Le chant qui en surgit soudain (Afraid) est à la mesure de la frustration ressentie.
Le magnifique poème Homesick blues m’a semblé tellement en réponse d’Afraid, que je me souviens avoir composé l’ensemble de la polyphonie très rapidement, sans me poser de questions … dans le métro parisien. J’ai été porté par le texte comme rarement, et l’idée du contrepoint en imitation du train – du temps ? – qui passe m’est venue physiquement, par les secousses ressenties entre les stations, et les images qui défilent à des vitesses différentes selon que le regard se pose sur le proche ou le lointain.
Bien sûr le solo de soprano qui suit nous libère soudain de toute cette complexité, ainsi que de toute tension vitale : il s’agit encore d’un rêve, mais heureux (d’un poème incroyablement généreux), dans lequel j’ai souhaité que la soprano, Billie donc, soit celle qui éveille les êtres autour d’elle, qui crée l’harmonie, qui compose la vie comme on écrit une partition. C’est pourquoi ce sont les notes qu’elle chante qui se propagent à tout le groupe (mesures 144 à 149) et réveillent les consciences dans un accord pluritonal.
Après cela, il fallait une conclusion où tout le monde s’approprie son rêve, afin qu’elle-même puisse se retirer, sa mission accomplie en quelque sorte. Le texte de Langston Hughes que j’ai choisi pour cette conclusion est très touchant, il dit à peine, chacun peut se l’approprier, le penser pour soi. J’ai placé ce poème sur une mélodie chantée par les hommes et les femmes, comme un premier choral simple qui s’appuie sur un second, à quatre voix cette fois, énoncé avec quelques mots du fameux discours de Martin Luther King, tandis que les solistes donnent un léger frémissement à l’orchestration vocale. Billie Holiday reprend la parole à la toute fin pour les derniers mots du texte et finit seule : elle retourne dans l’ombre, le rideau est tombé, mais son témoignage subsistera.
Leçons de Ténèbres
Ce que l’on entend généralement par Leçons de Ténèbres est une œuvre religieuse qui s’appuie sur des extraits de psaumes, des paroles de révolte de Dieu contre son peuple (les impropères) et des hymnes, dans le temps le plus fort de la Passion, entre la célébration de la mort du Christ et celle de sa résurrection. Le rite comporte dans cette période des gestes très particuliers, extinction progressive de toute lumière sauf une, que l’on garde cachée comme une certitude intérieure, silence, attente de l’aube qui, dans la disposition habituelle des architectures écclésiales, portail à l'occident et chevet à l’orient, pénétrait dans le chœur au matin de Pâques, face aux fidèles, éclatante et comme une émanation divine. Il s’agit donc, au propre comme au figuré, d’un dialogue entre ombre et lumière, âpre, sans concessions.
C’est dans le contexte particulier de ma résidence à Clairvaux que j’ai eu la possibilité de composer un trio à cordes pour le trio Pasquier (Régis et Bruno Pasquier, Roland Pidoux). La double identité de ce lieu chargé d’histoire, monastère d’abord puis prison, m’a inspiré le projet : des Leçons de Ténèbres sans texte ni référence religieuse, exprimant la révolte des détenus autant que leurs appels intérieurs ; rendre compte par la musique d’images qui me restent de la traversée des grilles et des murs, dont certains appartiennent encore à l’ancienne abbaye, comme un appareillage de pierre et de béton mêlés.
La thématique est donc inspirée de trois éléments : le trio d’abord, avec un thème dodécaphonique en deux accords de trois doubles-cordes ; la prison ensuite, avec une série de 12 notes jouées chacune deux fois par un effet de rebond, à la manière du son produit par les serrures électroniques dont le tintement a remplacé celui des clefs métalliques ; l’abbaye enfin, avec un schéma temporel extrêmement strict (comme la Règle monastique développée selon la liturgie des Heures, aussi contraignante que l’organisation carcérale) conçu pour une durée de douze minutes réparties en huit minutes de son et quatre de silence (total ou partiel).
La mesure est à cinq temps, le plus souvent deux noires puis trois, afin de donner une alternance brève/longue qui, dans un tempo de 60 à la noire, suggère une respiration inquiète. Dernier élément : une longue cantilène, thrène angoissé que l’on entend une seule et unique fois aux deux tiers de l’œuvre, après une première tentative vite avortée.
La forme est en miroir temporel : dernière section en inversion de la première, le grave du début se concluant sur l’extrême aigu des accords de la fin. Les alternances de sons et de silence sont également reproduites de cette manière, alors que le procédé d’inversion se complexifie dans les mesures centrales. Cette forme en miroir temporel m’a été inspirée par l’extrême importance de la figure du moine pour les détenus : figure idéalisée d’un homme qui a choisi l’enfermement, qui vit sa vie dans un espace clos, cellule, parloirs, cloître, et parvient à la transcender à force d’ascèse. Cette identification est encore plus forte lorsque l’on sait que les moines étaient enterrés sur place, sans sépulture particulière, et que c’est peut-être le même sol sur lequel marchent les détenus dans la cour de la prison.
Il y a donc dans le trio comme deux figures inversées, l’une dans l’ombre carcérale (début, mesures 1 à 14) et l’autre dans la lumière (fin, mesures 131 à 144), qui n’en forment qu’une, à l’image du destin qui unit le Christ et le bon larron au moment de leur supplice commun. Toute la partie centrale de l’œuvre vise à unifier l’ensemble des motifs : brève prémonition du thrène mesures 32 à 46, obsession des verrous mesures 55 à 93 procédant par étapes, de la résignation à la révolte, puis à l’éclatement des sentiments et au cri si longtemps réprimé, mesures 94 à 103. Après un temps d’abattement, une faible lueur apparaît, le thème des verrous s’est brisé, les figures musicales se font ascendantes et se fixent dans l’extrême aigu avec le retour de l’accord initial. Transformé par le changement de tessiture, celui-ci prend une sonorité étrange, diffuse, presque irréelle, avec le jeu sur la touche et le frottement des archets.
Amal waqti
Je connaissais depuis longtemps la poésie de Mahmoud Darwich (Murale notamment) lorsque je suis tombé sur l’anthologie publiée par Actes Sud, qui regroupe un certain nombre de recueils dont Etat de siège. Ce recueil m’a tout de suite interpellé, à la manière d’une injonction : il fallait que je m’y attelle ! Le choix des poèmes, en revanche, fut plus difficile, tant ils sont forts chacun à sa manière. Mais là encore j’étais aidé par l’expérience de travaux de collectage antérieurs, sur les textes en allemand de Paul Celan par exemple (cycle Einmal, da hörte ich Ihn… pour soprano et clarinette, premier d’une série de Duetti pour voix et instrument comprenant également Le ore del giorno pour mezzo et violon, sur des textes en italien de Daniela Attanasio).
Ecrit à l’origine pour Marcel Pérès et Jean Tubéry, ce Duetto pour baryton et cornet à Bouquin a été enregistré avec la mezzo-soprano Roula Safar, la partie vocale étant donc transposée le plus souvent à l’octave supérieure. Les rapports harmoniques en ont certes été changés par moments, mais nous avons conservé les tensions et le travail du timbre autant que possible, celui de la chanteuse étant parfois très proche du cornet.
C'est Roula Safar qui m'a aidé dans le très long et difficile travail d'analyse du texte, syllabe après syllabe.
Comme l’écrit Farouk Mardam-Bey dans le texte d’introduction à l’anthologie, ce recueil « cherche à capter en une centaine de fragments des choses vues ou entendues à Ramallah en 2002, lors de l’offensive de l’armée israëlienne contre le territoire palestinien autonome ». Cela explique l’aspect photographique de ces courts poèmes, tout comme l’impact qu’ils provoquent sur le lecteur. On pense aux Cahiers de Voronej de Mandelstam, aux Poèmes de la bombe atomique de Toge Sankichi… Peu de mots, et une vérité, tranchante comme une lame effilée, affrontant l’indicible. J’ai donc choisi ces textes en formant, là encore, un parcours plus intérieur que narratif.
La première pièce du cycle est très lente, elle se complaît dans l’attente. Le cornet plaintif, la voix rentrée, tout nous paraît frappé d’impuissance, et les derniers mots, « nous cultivons l’espoir » prennent un ton désespéré. Le motif du cornet ponctue inexorablement le récitatif vocal par ses plaintes interrogatives. Il est repris à la voix vers la fin, les rôles se sont échangés mais l’atmosphère générale demeure.
La deuxième pièce du cycle est ouverte par des sons tendus, très dissonants : le cornettiste chante dans son instrument à l’unisson de la note qu’il joue, mais en ondulant très légèrement, ce qui a pour effet de produire des battements dans le son initial, un peu comme une répétition très rapide et perlée. Le son nous agresse, et bientôt vient s’y superposer la voix du baryton, celle d’un otage interpellant son gardien. On sent la colère qui monte, la tension intérieure devient perceptible en intensité. Le chanteur tourne autour des notes du cornettiste, dans un unisson qu’il ne trouve jamais, ce qui amplifie l’effet de battement et de fureur.
Dans la troisième pièce, les lignes se dissocient nettement : le chant est figé sur cinq notes disjointes en un motif à 11/8 alternant avec sa redite tronquée à 7/8, le tout martelé jusqu’à la folie, tandis que le cornet dévide une mélopée en notes conjointes, rythmée comme une danse alternant binaire et ternaire, presque sensuelle à force d’ornements. Cette partie instrumentale représente la terre, le lieu pour lequel on combat, où l’on se tient sans faiblir.
Après cette étape vive et brève, vient ce que je nomme « choral du refus ». Un texte admirable de lucidité, sur la double tentation de soumission à l’ennemi tout autant qu’à la haine. Il fallait ici la plus extrême simplicité musicale, l’effacement devant une parole vécue pleinement avant d’avoir été poème. Le cornet doit s’unir à la voix, la voix sonner avec la même plénitude que l’instrument. Le passage sur l’innocence était prévue initialement pour la voix de tête masculine, diaphane, preque éthérée. Mais les rapports harmoniques rendent déjà cela, quintes, quartes, tierces et beaucoup de retards et d’appoggiatures en secondes, septièmes ou même neuvièmes, qu’il faut faire sonner comme des consonances, avec une égale douceur. En sol mode de ré dans les trois premiers systèmes, la pièce module ensuite après les mots « qui es-tu pour que je t’aime », et l’on finit en mi mode de la.
Depuis les mélismes chromatiques des parties 1 et 2, jusqu’à l’atmosphère dépouillée du choral, il y a une progression musicale qui accompagne le passage de la parole destructrice - parce que tue - à la parole constructive – celle d’un juste aveu.
Le final exprime la liberté intérieure enfin reconquise, la possibilité de ressentir hors de la haine et des contraintes de l’occupation politique : les sens nous rapportent toujours des échos du monde, le goût du café, le chant des oiseaux, les arbres, les nuages et surtout la lumière du soleil qui se lève. Le mode utilisé est simple, il rappelle les chants traditionnels bretons, et contraste ainsi avec la langue, qui porte la chanteuse vers une interprétation orientalisante. La partie de cornet, mélodie très simple écrite d’un seul jet et la voix qui s’en fait l’écho se répondent sans cesse, en un jeu serré d’imitations et d’ornementations, un dialogue dégagé des contingences du temps, souverainement insouciant.
Paroles contre l’oubli
Après une première année d’ateliers avec les détenus de Clairvaux sur le thème de la nuit, qui avait donné lieu à la création de septembre 2008, nous commencions à mieux cerner le processus, avec la complicité du festival de Clairvaux et de sa directrice Anne-Marie Sallé.
Alors que les Nocturnes récemment inaugurés consistaient en une plongée dans les mondes carcéral et monastique, le besoin se faisait ressentir d’un autre regard à offrir au public, plus accessible : le thème de l’oubli et du passage inexorable du temps, qui nous concerne tous, m’a fournit la matière pour un travail musical presque à l’opposé du premier. Autant, dans les Nocturnes, je me suis efforcé de restituer en musique ce temps carcéral dont parlent tous les enfermés, sans scansion véritable, sans limite perceptible, tel un ciment indifféremment étendu sur la succession des jours, autant pour les Paroles contre l’oubli j’ai privilégié la brièveté, l’instantané, comme un portrait photographique de chacun des auteurs. Dix Paroles, dix miniatures. Sans autre lien entre elles que celui du contraste nécessaire, là encore, d’une figure à l’autre.
J’ai placé les textes dans un ordre permettant une entrée en matière sans heurts. En ouverture, celui de Pierrot ne cite pas la prison, tout le monde peut s’y reconnaître. L’écriture chorale en miroir entre les voix de femmes et les voix d’hommes épouse les intentions du texte jusqu’à « donnez-moi autre chose que le vide » où les lignes vocales plongent depuis le suraigu jusque dans le gouffre du grave en quelques secondes. Puis les voix reprennent leur dialogue mélancolique, miné par l’oubli.
Juste après, le texte de Jacky S. développe explicitement cet oubli, double : celui des autres vis-à-vis de soi, et le sien propre, identitaire cette fois. Une longue monodie porte ce long poème, dans une descente perpétuelle qui traverse tour à tour la tessiture des femmes, puis celle des hommes.
Le court texte d’Eric est comme une brève remontée vers la lumière, à l’inverse du chemin précédent. La musique est fuyante, insaisissable comme son auteur.
Le texte en basque de Kirru est traité avec un rythme de marche, exprimé bouche fermée, comme avec difficulté, dans une polyphonie à six voix qui ne module jamais, paysage désespérément immuable.
Avec Franck, j’ai enfin pu donner au milieu de ces portraits une touche d’humour, à défaut de légèreté. La grinçante dérision de son propos me permet d’installer chez les hommes un ostinato d’accompagnement à deux voix quelque peu goguenard, sorte de pompe déglinguée, simple en apparence mais redoutable de difficulté, tant pour la justesse que pour la coordination rythmique. Les voix supérieures ont un mode différent, avec une théâtralité marquée. L’écriture se renverse plus loin pour aboutir à la « défaillance humaine » à partir de laquelle notre mécanique s’interrompt, laissant place aux angoissantes affirmations sur le néant. La fin se noie dans un accord polytonal.
Cette disparition en un cluster tenu juqu’à l’effacement des voix marque un basculement du cycle vers une tout autre réalité, grâce au texte de S.-M. J’avais au départ un poème de plusieurs pages, extrêmement dense, parfois confus, et il semblait a priori impossible de le mêler aux autres tant il était singulier. Mais c’était intéressant justement en raison de ces différences. Avec l’accord de l’auteur, j’ai procédé à des coupures et sélectionné les passages qui apportaient vraiment quelque chose de neuf par rapport aux autres contributions.
Le texte de S.-M. peut faire penser au slam, à juste titre. Mais la partition musicale est très éloignée de ce style, lyrique et déclamatoire : il s’agit d’une fugue en voix parlée, non déclamée, avec un dire sobre et retenu, dans laquelle une battue à quatre temps permet de se repérer sans imposer quelque pulsation que ce soit (en cela son écriture se différencie également du parlando rythmico dont l’estonien Veljo Törmis est un des meilleurs spécialistes). Il n’y a donc pas de rythme ou même de pulsation au sens solfégique du terme. En revanche, les mots et les phrases sont inscrits sur les portées de sorte que l’on sache comment coordonner les 4 voix entre elles. Cela est très important, car tout le travail d’écriture repose sur cette coordination : en effet, les voix ne commencent pas toutes au même moment, puisque les entrées se succèdent comme dans n’importe quelle fugue, ce qui fait que chacune a une longueur différente : la voix qui entre la première a plus à dire que celle qui entre en deuxième et ainsi de suite. Cela représentait pour moi un très long travail de réécriture du texte, ajusté différemment à chaque voix, de telle sorte que celles-ci par moments s’éloignent totalement les unes des autres, et à d’autres moments au contraire, se rapprochent petit à petit jusqu’à dire les mêmes mots ensemble (« vers la demeure de l’oubli et de la perdition », ou encore « autour d’une balance dressée »). Un peu comme des trains se déplaçant à des vitesses différentes, avec parfois des variations de ces vitesses qui les amènent à rouler soudain de manière parfaitement synchrone. Ces points de rencontre, rares, sont précédés et suivis d’effets de convergence ou de divergence, ce qui différencie l’œuvre d’une fugue traditionnelle et la place plutôt dans le registre d’une création « plastique », où le poème serait comme dans un jeu de miroirs.
Une courte mélopée est entendue au centre : il s’agit d’une citation abrégée du thème que j’avais composé dans le style grégorien pour les Nocturnes de Clairvaux, dans sa version en second mode à transposition limitée, ce qui lui donne un caractère légèrement oriental. Certains thèmes ou motifs traversent ainsi l’ensemble des œuvres composées dans le cadre de Clairvaux et les relie entre elles comme un corpus de même famille : la « série de l’enfermement », présente dans les Nocturnes et Les Parloirs, le motif des serrures électroniques dans Lebensfuge et Leçons de Ténèbres, les ostinatos dans Chants de captivité, Lebensfuge et dans une moindre mesure, Les Parloirs…
Après le monologue étouffant de S.-M., le texte d’Adrien V.B. sonne comme un appel d’air. Mais il est tout aussi désespéré. La formule obstinée des voix d’hommes, « respirer » puis « oublier » sur deux notes, fait un lien musical entre ces mots et nous prépare à la conclusion, « on ne peut pas oublier de respirer », où le ton se durcit.
Après, nous arrivons aux textes les plus violents. Dumè A. d’abord, le « condamné à vie ». Son caractère mutique dans la vie courante, et celui, excessivement lyrique, de son poème, m’ont conduit vers une forme très contrastée, morcelée à la manière d’un motet. Plusieurs écritures s’y succèdent afin de restituer les images le plus fortement possible : prise de parole commune à tout le chœur avec une violence saccadée, resserrement des voix autour des mots « qui peut me répéter… », et surtout l’effet d’étouffement de la polyphonie, à partir d’une triple ocatave qui mot après mot se remplit, les notes s’empilant depuis le grave jusqu’à l’aigu comme des pelletées de sons atteignant la saturation sur « …où tout se resserre ». Le solo de basse qui succède est accompagné par le chœur bouche fermée, mais les tensions n’ont pas disparu.
Avec Régis S., nous abordons la violence à travers un langage plus littéraire, longuement pensé. Il y a du recul, de la distance chez cet auteur. Une forme de philosophie, qui nous interpelle d’autant plus vivement que le cheminement intérieur des mots sera long. J’ai choisi deux textes parmi beaucoup d’autres, et les ai mis en regard, l’un aux voix de femmes, chanté souplement, volontiers vocalisé, l’autre aux voix d’hommes, plus raide, homophone. Il s’agit de préparer l’arrivée sur ce mot incroyable, ce rejet à la fin du poème et donc de la partition, « insignifiantifié », au moment où l’autre poème arrive sur les mots « est-ce que tu t’en soucies ? ». Pas de violence musicale donc, juste ce double choral mettant en valeur les correspondances entre les deux textes.
Pour conclure ce cycle de portraits - qui a pris finalement de vastes proportions (près de 25 mn) - je ne voyais rien de plus approprié que le texte d’Agustin F.A.. D’abord, pour évoquer cette liberté dernière du détenu, de conserver sa dignité par la pensée, dans l’attachement à des valeurs. Après les années d’emprisonnement, la perte de liens sociaux, la misère carcérale, cet attachement à l’idéal revêt une tout autre ampleur. Il y a du cri dans ce texte, quelque chose de l’ordre de la profession de foi, qui appelle l’hymne, au sens religieux du terme. Tout en sachant ce que le peuple basque a pu souffrir à travers ces luttes fratricides, on ne peut s’empêcher de reconnaître au texte d’Agustin F.A. une portée universelle, tant les mots qu’il emploie sont du langage commun : « ceux qui sont tombés dans le chemin » peuvent s’y reconnaître, de tous combats et de toutes causes. C’est pourquoi je pense que ce texte a une vocation bien plus large que celle des contextes basque ou claravallien.
La mélodie destinée aux mezzos et aux barytons à l’octave s’est vite imposée, ainsi que la mesure à cinq temps répartis en deux temps de détente et trois de tension. Plusieurs écritures se combinent symétriquement en partant du centre de la tessiture du chœur : la première, harmonique et respiratoire, pour les ténors et les altos sur de longues tenues qui peu à peu s’approprient les mots les plus forts du texte ; la deuxième avec le thème aux mezzos et barytons, nerveux, tendus, d’un lyrisme hiératique ; la dernière en traitant les voix extrêmes, sopranos et basses, comme des instruments qui se relaient sur un continuo de croches scandées, sopranos en moïto évoquant un cri de douleur lancinant parce que maintes fois répété, basses sur l’incipit du texte « ez dut ahaztu » (« je n’ai pas oublié ») répété en boucle sur une seule note, syllabes claquant sèchement comme le bois dur sur une caisse claire. Cet effet en relais fini par se superposer dans les derniers mètres, tout le monde étant parvenu à l’extrême de sa tessiture, les voix déformées par la tension et le cri.
Kemuri
Kemuri est la seconde œuvre vraiment complexe que j’aie composée pour chœur d’enfants, quelques années après les Cantos verticales sur des textes en espagnol de l’argentin Roberto Juarroz. Elle comprend d’abord une suite de haïkus, choisis afin que le chœur d’enfants prenne le rôle du chœur antique, qui commente, explique, « plante le décor » en quelque sorte. En effet, les haïkus ont ceci de remarquable qu’ils peignent une scène, un tableau en peu de mots, qu’ils sont une sorte de photographie littéraire. Stimuler l’imagination sans l’image, avec les mots et les sons, voilà qui est particulièrement adapté au projet choral. Enfin, j’ai aussi sélectionné ces textes en fonction de leur adéquation à la double temporalité des saisons et des heures : je souhaitais évoquer d’une part, l’arc de la journée depuis l’aube jusqu’au lendemain, et d’autre part la succession des saisons depuis le printemps jusqu’au dégel. Cela m’a sans doute forcé à laisser de côté quelques uns parmi les plus remarquables haïkus d’Issa, mais au final, la narration issue de ce collectage est cohérente et constitue l’écrin dans lequel peut se déposer l’histoire des derniers instants de Takuboku.
Les tankas, quant à eux, sont chantés par le ténor solo à l’exception d’un seul texte, que l’auteur semble avoir écrit en se parlant à lui-même, face à son miroir. C’est alors une jeune fille du chœur qui chante ce court poème.
La structure littéraire est donc la suivante : 24 poèmes en tout, symbolisant les heures du dernier jour ; 14 haïkus, groupés en 12 + 2, les saisons suivies de leur recommencement ; 10 tankas, exprimant le cheminement intérieur du poète ainsi que son dernier voyage. C'est Fusako Kondo Margoni qui m'a aidé dans le patient travail de décryptage des textes en japonais.
Au plan musical, je me suis tout d’abord concentré sur les interventions du chœur afin de structurer la pièce. Une série de douze sons traverse l’année, à raison d’une note par saison, avec à la fin une reprise de la série dans l’ordre inversé. Chaque intervention du chœur correspond à un découpage du poème syllabe après syllabe, chantées selon un processus descendant de l’aigu au grave des voix d’enfants avec des divisi qui reproduisent autant que possible les unités sémantiques des idéogrammes et des caractères, ce qui a pour résultat d’exprimer de manière sonore le sens de lecture et la graphie du texte d’origine, colonne simple se lisant de haut en bas. Chaque haïku est traité en quatre étapes : un unisson d’abord, qui se déploie ensuite en éventail jusqu’à former un cluster complexe, puis une tenue de ce cluster animée par des jeux vocaux toujours différents, enfin une remontée plus ou moins rapide, avec de discrets glissandi des voix, vers un nouvel unisson. L’accordéon quant à lui suit toujours le chemin inverse, unisson durant les cluster des voix, cluster durant leur unisson, etc., ce qui forge une plastique sonore très dense.
Ce parcours des voix depuis l’unisson jusqu’à l’accord complexe est aussi le seul moyen d’atteindre des harmonies atonales avec des chanteurs non professionnels : attaquer ces grappes de sons est absolument impossible, surtout pour les voix intermédiaires. Dans ce contexte de voix maîtrisiennes, d’enfants de très bon niveau musical, pouvoir aborder de tels langages est important. Ainsi l’ouverture de l’accord, qui s’enrichit note après note, ensuite est tenu, permet aux chanteurs de contrôler leur voix au sein de la polyphonie, puis dans la durée de la tenue d’entendre le cluster et de se familiariser avec lui. Les jeux vocaux sur ces moments de durée harmonique travaillent sur cette matière sonore sans heurts. Pour approfondir encore en ce sens, j’ai varié la texture des clusters par le changement d’ambitus, c’est à dire en jouant sur l’écart entre la note la plus aiguë et la note la plus grave : l’accord peut se déployer sur une seconde autant qu’une neuvième, voire plus exceptionnellement comme pour l’accord final, qui prend ainsi une figure majestueuse par son ampleur. La variation des ambitus est progessive globalement, de la quinte à la neuvième dans les 7 haïkus du début, puis en resserrement constant de la septième à la seconde pour le passage de l’automne à l’hiver, pour finir sur l’ouverture maximale de dixième dans le dernier poème (matin d’un nouveau printemps).
La série de 12 sons donne la première note de chacun des haïkus, assignant à chaque nouveau départ une tessiture différente. Les pièces néanmoins n’alternent pas selon un protocole immuable. J’ai choisi de laisser passer au début sept haïkus à la suite afin d’évoquer d’entrée de jeu le passage du temps – de fait on avance très vite du printemps à l’automne et du matin à la fin de l’après-midi – mais l’intervention soudaine du ténor va perturber ce rythme. On arrive alors au huitième haïku, avec la chute des pétales de fleur, image de la fuite du temps et de notre mort future évoquée sans pathos, comme une chose inscrite dans la nature. Je reprendrai plus loin ce poème, dans le passage en miroir entre le poète et sa jeune femme, puis à la fin au moment où le navire blanc s’avance dans la baie, texte que j’ai perçu comme pouvant exprimer l’instant de la mort. Les alternances de chœur et de solistes sont moins prévisibles par la suite.
Quatre motifs musicaux s’entrecroisent dans Kemuri : motif du voyage (parties 8, 16, 17, 20) de la nostalgie (parties 9, 13 et 14, 18), de l’épouse (thème en miroir des parties 13 et 14) et de la mort (17, 22). Ces motifs peuvent apparaître seuls ou combinés, in extenso ou à peine évoqués.
En dernier lieu, les gongs chromatiques sont ici comme une couleur forte, tant leur usage est rare, réservé à l’orchestre en raison de leur encombrement. Il s’agit de gongs européens Paiste (et non Thaïlandais) dont le temps de résonance est particulièrement long. Leur accord a donné lieu à une séance mémorable avec les enfants, car le seul moyen de varier la hauteur sans abimer le métal est de coller un chewing gum au centre du gong… la couleur magnifique de ces instruments se marie extrêmement bien avec l’accordéon, qui semble souvent émaner de leurs résonnances.
Sous la direction de Jacques Berthelon, la maîtrise de la Loire a réalisé lors de la création de cette œuvre pour l’inauguration de la chapelle de Firminy une performance remarquable, servie par une acoustique rare.
Thierry Machuel