Lully - Armide - récitatif "Enfin il est en ma puissance"




Le récitatif le plus célèbre de tout le répertoire (critiqué par J.-J. Rousseau dans sa Lettre sur la musique française de 1753 et analysé par Rameau dans ses Observations sur notre instinct pour la musique de 1754 en réponse à Rousseau).

C’est le grand style déclamatoire du récitatif français qui associe finesse, subtilité mais en même temps porte le dramatique et une certaine splendeur, une certaine grandeur bien dans la veine du siècle de Louis XIV.



C’est un passage qui, dans l’opéra, est décisif pour l’évolution psychologique d’Armide. En effet, jusqu’alors Armide a un ennemi qu’elle veut abattre, tuer (c’est Renaud) et Armide n’a pas trouver d’autre moyens, pour supprimer ce Renaud, que de feindre de l’aimer pour l’attirer près elle et pour mieux le transpercer de son poignard. Mais plus Armide fait semblant d’aimer Renaud et plus elle se prend à ce jeu et donc véritablement amoureuse de cet adversaire.

Ce monologue se situe juste au moment où Armide est partagée entre sa haine pour Renaud et son amour qu’elle sent grandir en elle sans toutefois oser se l’avouer. C’est donc bien un personnage de tragédie cornélienne puisque Armide est partagée entre son amour et son devoir qui est de haïr Renaud (qui est un ennemi du point de vue de la guerre, un partisan de l’autre camp). D’autre part cet amour grandit en elle contre sa volonté : ce qui est aussi une des caractéristiques de drame chez Corneille.






Critique de J.J. Rousseau dans sa Lettre sur la musique française (1753) :
Je vais pour cela tâcher d'analyser en peu de mots ce célèbre monologue d'Armide, enfin, il est en ma puissance, qui passe pour un chef d'oeuvre de déclamation, et que les maîtres donnent eux-mêmes pour le modèle le plus parfait du vrai récitatif français.

Je remarque d'abord que M. Rameau l'a cité avec raison en exemple d'une modulation exacte et très bien liée : mais cet éloge appliqué au morceau dont il s'agit, devient une véritable satyre, et M.Rameau lui-même se serait bien gardé de mériter une semblable louange en pareil cas : car que peut-on concevoir de plus mal conçu que cette régularité scolastique dans une scène où l'emportement, la tendresse et le contraste des passions opposées mettent l'actrice et les spectateurs dans la plus vive agitation? Armide furieuse vient poignarder son ennemi. A son aspect, elle hésite, elle se laisse attendrir, le poignard lui tombe des mains; elle oublie tous ses projets de vengeance, et n'oublie pas un seul instant sa modulation. Les réticences, les interruptions, les transitions intellectuelles que le poète offrait au musicien n'ont pas été une seule fois saisies par celui-ci. L'héroïne finit par adorer celui qu'elle voulait égorger au commencement ; le musicien finit en E si mi comme il avait commencé, sans avoir quitté un instant les cordes les plus analogues au ton principal, sans avoir mis une seule fois dans la déclamation de l'actrice la moindre inflexion extraordinaire qui fît foi de l'agitation de son âme, sans avoir donné la moindre expression à l'harmonie : et je défie qui que ce soit d'assigner par la musique seule, soit dans le ton, soit dans la mélodie, soit dans la déclamation, soit dans l'accompagnement, aucune différence sensible entre le commencement et la fin de cette scène, par où le spectateur puisse juger du changement prodigieux qui s'est fait dans le coeur d'Armide.

Observez cette basse-continue : que de croches ! que de petites notes passagères pour courir après la succession harmonique ! Est-ce ainsi que marche la basse d'un bon récitatif, où l'on ne doit entendre que de grosses notes, de loin en loin, le plus rarement qu'il est possible, et seulement pour empêcher la voix du récitant et l'oreille du spectateur de s'égarer ?

Mais voyons comment sont rendus les beaux vers de ce monologue, qui peut passer en effet pour un chef d'oeuvre de poésie.


Enfin il est en ma puissance.

Voilà un trille 16, et, qui pis est, un repos absolu dès le premier vers, tandis que le sens n'est achevé qu'au second. J'avoue que le poète eût peut-être mieux fait d'omettre ce second vers, et de laisser aux spectateurs le plaisir d'en lire le sens dans l'âme de l'actrice ; mais puisqu'il l'a employé, c'était au musicien de le rendre.

Ce fatal ennemi, ce superbe vainqueur !

Je pardonnerais peut-être au musicien d'avoir mis ce second vers dans un autre ton que le premier, s'il se permettait un peu plus d'en changer dans les occasions nécessaires.

Le charme du sommeil le livre à ma vengeance.

Les mots charme et de sommeil ont été pour le musicien un piège inévitable; il a oublié la fureur d'Armide, pour faire ici un petit somme, dont il se réveillera au mot percer. Si vous croyez que c'est par hasard qu'il a employé des sons doux sur le premier hémistiche, vous n'avez qu'à écouter la basse : Lully n'était pas homme à employer de ces dièses pour rien.

Je vais percer son invincible coeur.

Que cette cadence finale est ridicule dans un mouvement aussi impétueux! Que ce trille est froid et de mauvaise grâce! Qu'il est mal placé sur une syllabe brève, dans un récitatif qui devrait voler, et au milieu d'un transport violent!

Par lui tous mes captifs sont sortis d'esclavage : 
Qu'il épreuve toute ma rage.

On voit qu'il y a ici une adroite réticence du poète. Armide, après avoir dit qu'elle va percer l'invincible coeur de Renaut, sent dans le sien les premiers mouvement de la pitié, ou plutôt de l'amour ; elle cherche des raisons pour se raffermir, et cette transition intellectuelle amène fort bien ces deux vers, qui sans cela se lieraient mal avec les précédents, et deviendraient une répétition tout à fait superflue de ce qui n'est ignoré ni de l'actrice ni des spectateurs.

Voyons, maintenant, comment le musicien a exprimé cette marche secrète du coeur d'Armide. Il a bien vu qu'il fallait mettre un intervalle entre ces deux vers et les précédents, et il a fait un silence qu'il n'a rempli de rien, dans un moment où Armide avait tant de choses à sentir, et par conséquent l'orchestre à exprimer. Après cette pause il recommence exactement dans le même ton, sur le même accord, sur la même note par où il vient de finir, passe successivement par tous les sons de l'accord durant une mesure entière, et quitte enfin avec peine le ton autour duquel il vient de tourner si mal à propos.

Quel trouble me saisit ? Qui me fait hésiter ?

Autre silence, et puis c'est tout. Ce vers est dans le même ton, presque dans le même accord que le précédent. Pas une altération qui puisse indiquer le changement prodigieux qui se fait dans l'âme et dans les discours d'Armide. La tonique, il est vrai, devient dominante par une mouvement de basse. Eh Dieux! il est bien question de tonique et de dominante dans un instant où toute liaison harmonique doit être interrompue, où tout doit peindre le désordre et l'agitation. D'ailleurs, une légère altération qui n'est que dans la basse, peut donner plus d'énergie aux inflexions de la voix, mais jamais y suppléer. Dans ce vers, le coeur, les yeux, le visage, le geste d'Armide, tout est changé, hormis sa voix : elle parle plus bas, mais elle garde le même ton.

Qu'est-ce qu'en sa faveur la pitié me veut dire ? 
Frappons.

Comme ce vers peut être pris en deux sens différents, je ne veux pas chicaner Lully pour n'avoir pas préféré celui que j'aurais choisi. Cependant il est incomparablement plus vif, plus animé, et fait mieux valoir ce qui suit. Armide, comme Lully la fait parler, continue à s'attendrir en s'en demandant la cause à elle-même.

Qu'est-ce qu'en sa faveur la pitié me veut dire ? 
Puis tout d'un coup elle revient à sa fureur par ce seul mot : 
Frappons.

Armide, indignée comme je la conçois, après avoir hésité, rejette avec précipitation sa vaine pitié, et prononce vivement et tout d'une haleine en levant le poignard.

Qu'est-ce qu'en sa faveur la pitié me veut dire ? 
Frappons.

Peut-être Lully même a-t-il entendu ainsi ce vers, quoiqu'il l'ait rendu autrement : car sa note décide si peu la déclamation, qu'on lui peut donner sans risque le sens que l'on aime mieux.

...Ciel ! qui peut m'arrête ?
Achevons... je frémis ! vengeons-nous... je soupire.

Voilà certainement le moment le plus violent de toute la scène. C'est ici que se fait le plus grand combat dans le coeur d'Armide. Qui croirait que le musicien a laissé toute cette agitation dans le même ton, sans la moindre transition intellectuelle, sans le moindre écart harmonique, d'une manière si insipide, avec une mélodie si peu caractérisée et une si inconcevable mal-adresse, qu'au lieu du dernier vers que dit le poète,

Achevons ; je frémis. Vengeons-nous ; Je soupire. Le musicien dit exactement celui-ci. 
Achevons ; achevons. Vengeons-nous ; vengeons-nous.

Les trilles font surtout un bel effet sur de telles paroles, et c'est une chose bien trouvée que la cadence parfaite sur le mot soupire!

Est-ce ainsi que je dois me venger aujourd'hui ?
 Ma colère s'éteint quand j'approche de lui.

Ces deux vers seraient bien déclamés s'il y avait plus d'intervalle entre eux, et que le second ne finit pas par une cadence parfaite. Ces cadences parfaites sont toujours la mort de l'expression, surtout dans le récitatif français où elles tombent si lourdement.

Plus je le vois, plus ma vengeance est vaine.

Toute personne qui sentira la véritable déclamation de ce vers, jugera que le second hémistiche est à contre-sens ; la voix doit s'élever sur ma vengeance, et retomber doucement sur vaine.

Mon bras tremblant se refuse à ma haine.

Mauvaise cadence parfaite! d'autant plus qu'elle est accompagnée d'un trille.

Ah! quelle cruauté de lui ravir le jour!

Faites déclamer ce vers à Mlle Dumesnil, et vous trouverez que le mot cruauté sera le plus élevé, et que la voix ira toujours en baissant jusqu'à la fin du vers : mais, le moyen de ne pas faire poindre le jour! je reconnais là le musicien.

Je passe pour abréger le reste de cette scène, qui n'a plus rien d'intéressant ni de remarquable que les contre-sens ordinaires et des trilles continuels, et je finis par le vers qui la termine.

Que, s'il se peut, je le haïse.

Cette parenthèse, s'il se peut, me semble une épreuve suffisante du talent du musicien ; quand on la trouve sur le même ton, sur les mêmes notes que je le haïse, il est bien difficile de ne pas sentir combien Lully était peu capable de mettre de la musique sur les paroles de grand homme qu'il tenait à ses gages.

A l'égard du petit air de guinguette qui est à la fin de ce monologue, je veux bien consentir à n'en rien dire, et s'il y a quelques amateurs de la musique française qui connaissent la scène italienne qu'on a mise en parallèle avec celle-ci, et surtout l'air impétueux, pathétique et tragique qui la termine, ils me sauront gré sans doute de ce silence.

Pour résumer en peu de mots mon sentiment sur le célèbre monologue, je dis que si on l'envisage comme du chant, on n'y trouve ni mesure, ni caractère, ni mélodie : si l'on veut que ce soit du récitatif, on n'y trouve ni naturel ni expression ; quelque nom qu'on veuille lui donner, on le trouve rempli de sons filés, de trilles et autres ornements du chant bien plus ridicules encore dans une pareille situation qu'ils ne le sont communément dans la musique française. La modulation en est régulière, mais puérile par cela même, scolastique, sans énergie, sans affection sensible. L'accompagnement s'y borne à la basse-continue, dans une situation où toutes les puissances de la musique doivent être déployées; et cette basse est plutôt celle qu'on ferait mettre à un écolier sous sa leçon de musique, que l'accompagnement d'une vive scène d'opéra, dont l'harmonie doit être choisie et appliquée avec un discernement exquis pour rendre la déclamation plus sensible et l'expression plus vive. En un mot si l'on s'avisait d'exécuter la musique de cette scène sans y joindre les paroles, sans crier ni gesticuler, il ne serait pas possible d'y rien démêler d'analogue à la situation qu'elle veut peindre et aux sentiments qu'elle veut exprimer, et tout cela ne paraîtrait qu'une ennuyeuse suite de sons modulée au hasard et seulement pour la faire durer.

Cependant ce monologue a toujours fait, et je ne doute pas qu'il ne fît encore un grand effet au théâtre, parce que les vers en sont admirables et la situation vive et intéressante. Mais sans les bras et le jeu de l'actrice, je suis persuadé que personne n'en pourrait souffrir le récitatif, et qu'une pareille musique a grand besoin du secours des yeux pour être supportables aux oreilles.

Je crois avoir fait voir qu'il n'y a ni mesure ni mélodie dans la musique française, parce que la langue n'en est pas susceptible ; que le chant français n'est qu'un aboiement continuel, insupportable à toute oreille non prévenue ; que l'harmonie en est brute, sans expression et sentant uniquement son remplissage d'écolier ; que les airs français ne sont point des airs ; que le récitatif français n'est point du récitatif. D'où je conclus que les Français n'ont point de musique et n'en peuvent avoir 17 ; ou que si jamais ils en ont une, ce sera tant pis pour eux. Je suis, etc.


http://fr.wikipedia.org/wiki/Armide_(Lully)
http://fr.wikipedia.org/wiki/Querelle_des_Bouffons
http://fr.wikipedia.org/wiki/Lettre_sur_la_musique_française

http://www.entretemps.asso.fr/Nicolas/IM/V.Bouffons.htm