La monodie religieuse post-grégorienne


L’unification carolingienne du répertoire et de la notation n’a pas eu que des résultats, des aspects positifs. C’est la fin de la période vivante du chant grégorien.

Le chant grégorien devient alors un objet de vénération, donc un objet figé, muséographié (c’est à dire mis sous verre, sous vitrine). Et la preuve en est, c’est que cet objet vénéré, sacré a été promis à une prompte dégénérescence (on a vu comment très rapidement on avait transformé ce répertoire). Les fidèles et surtout les moines dans leur couvent ressentent le besoin le plus en plus vif de créer un art de leur temps pour exprimer leur foi, ils expriment la nécessité de créer un art contemporain (c’est le propre de chaque époque). Cet art contemporain va se réaliser en particulier dans un genre nouveau que seront les tropes.


Les tropes

Les événements

Vers 850, les moines de Jumièges (en Normandie) ont la curiosité de placer des paroles syllabiques sous les vocalises de l’alléluia grégorien et cela, disent-ils, pour mieux les retenir. Ces vocalises longues, complexes ne sont apparemment pas facile à retenir alors ces moines décident de mettre des paroles syllabiques dessous. C’est un prétexte pour mieux les retenir puisque lorsqu’on entend une chanson deux ou trois fois on peut la fredonner, mais on ne sait pas les paroles, donc ce qu’on retient plus facilement c’est belle et bien la musique et non pas le texte. C’est donc bien un prétexte mais c’est un prétexte pour composer, d’une certaine manière.

Il nous est parvenu ainsi un antiphonaire qui est d’ailleurs parvenu aussi à un moine de Saint-Gall (en Suisse). Ce moine Suisse c’est Notker et comme tous les gens de son temps il avait un surnom : Notker le Bègue (sans doute parce qu’il bégayait). Notker le Bègue était un épistolier, un historien, un poète, un musicologue (ou plutôt un théoricien de la musique).

On se demande si Notker éprouvait les mêmes difficultés de mémorisation que les moines de Jumièges. Mais on n’en sait rien du tout : il est vraisemblable qu’il vit là une possibilité d’utiliser sa muse puisqu’il était poète (rien était plus simple pour lui que d’ajouter ses paroles des textes sous les vocalises de l’alléluia). Et très enthousiaste pour ce procédé, Notker va lancer une mode de plus en plus envahissante : partout on va se mettre à ajouter des textes sous les vocalises.

Ainsi était né le trope dans son état le plus rudimentaire.

Troper une mélodie consiste donc en un développement musical ou littéraire ou musico-littéraire d’un chant ou d’une partie de chant contenu dans le graduel ou l’antiphonaire.

C’est là l’étymologie du mot troubadour : un troubadour, en latin, c’est un tropator c’est à dire un faiseur de tropes, un compositeur de tropes.

Rq. : Tropo = je trope ; tropare = troper.



Les différents types de tropes

En effet, on va composer des tropes pendant près de 600 ans. Cette production très abondante se différencie suivant l’aspect littéraire, la facture musicale et les rapports du trope avec le modèle liturgique.
Ainsi, on distingue des tropes mélodiques qui se greffent sur la mélodie traditionnelle : c’est ce qu’on appelle des tropes mélogènes (ils génèrent du mélos, de la mélodie). On les distingue des tropes littéraires dont le texte cette fois-ci est ajouté à celui des pièces traditionnelles : ce sont des tropes logogènes (ils génèrent du logos, du discours).
Qu’ils soient mélogènes ou logogènes, on classera les tropes du plus simples aux plus complexes en suivant bien entendu leur apparition chronologique parce qu’au fond c’est les plus simples qui apparaissent le plus tôt et les plus complexes qui apparaissent le plus tard (c’est logique).


a) Le trope d’adaptation

Le trope d’adaptation est un trope logogène c’est à dire que le poète a adapté un texte syllabique à un mélisme préexistant. Il s’agit donc d’une adjonction littéraire qui laisse la musique intacte. La musique ne change pas, simplement le texte vocalisé cède la place à un texte syllabique. Ce texte est plus facile mais moins élégant. C’est le style qui dans le chant grégorien affectait uniquement les hymnes (cf. les hymnes syllabiques).
C’est comme cela que les kyrie les plus vocalisés ont été tropés et on les cite, on les dénomme encore aujourd’hui par les premiers mots de leur trope (cf. cours sur le chant grégorien).


Kyrie "orbis factor"
Kyrie XI = kyrie « Orbis factor » (messe pour les dimanches ordinaires)

Autre exemple :
Kyrie "cunctipotens"
Kyrie IV = kyrie « Cunctipotens »

Le kyrie IV en notation carrée



b) Le trope de développement

On l’appelle aussi séquence mais comme il y aura une séquence plus tardive on appelle celle-ci la séquence primitive.
L’invention poétique des adaptateurs est devenue prolixe : c’est à dire qu’ils inventent plus de textes que la mélodie ne peut en porter. La vocalise originale n’a donc plus assez de notes pour supporter toutes les syllabes du nouveau texte moyen quoi il n’y qu’une solution, c’est de développer aussi la mélodie pour obtenir comme toujours un syllabisme parfait.
Il est donc à la fois logogène et mélogène.
La mélodie grégorienne n’est plus qu’un schéma de base dont on s’écarte plus ou moins selon les besoins.
Lorsque cette technique s’applique à la vocalise de l’alléluia, c’est à dire au jubilus, on parle de séquence (c’est un cas particulier du trope de développement). Ce terme de séquence apparaît dans les régions de l’Est et cela à partir de Saint-Gall en Suisse ; en revanche à l’Ouest, à partir de Saint Martial de Limoges, on parle plutôt de prose. On dit encore qu’il s’agit de séquence ou de prose de première époque, de séquence ou de prose primitive.

La séquence (ou la prose) adopte une structure particulière avec des phrases qui sont toujours jumelées (c’est à dire 2 fois la même phrase musicale avec un texte différent : AA BB CC DD…). Assez souvent la première phrase n’est pas jumelée, la dernière non plus (donc, par exemple, ce sera ABBCCDDE). Chaque phrase musicale correspond à un vers (qui est répété deux fois sauf pour le 1er et le dernier vers). A Saint Martial de Limoges les vers sont assonancés en “a” pour rappeler les “a” d’alléluia : c’est à dire que dans ces vers on placera le plus de “a” possible. Ce procédé poétique de l’assonance aura des conséquences sur la formation ultérieure de la rime (la poésie française n’est encore pas rimée) : l’assonance en s’appauvrissant ne touchera plus que la rime. La rime sera généralisée en France vers 1100.



Trope de développement ou séquence primitive de Saint Martial de Limoges
On a superposé (ce n’est pas chanté à deux voix) au dessus du trope l’alléluia grégorien (en notation moderne) et on lui a fait des trous aux endroits où le tropator avait ajouté des notes donc cet alléluia est un peu distendu de manière à représenter le trope. Sur la 2ème portée, il y a le trope de développement de l’alléluia (c’est donc une séquence).
On voit donc comment cela fonctionne du point de vue de l’ajout du texte et du point de vue de l’ajout ou du retrait d’ailleurs des notes. Tous les vers sont répétés donc même mélodie deux fois de suite mais bien sûr texte différent.
On remarque aussi l’assonance en “a” (tous les “a” en lettre capitale, en majuscule) : il y en a un certain nombre.
Dans une forme de ce type (qui est la forme type de la séquence), la musique est toujours répétée alors que le texte est continu. Il y a des morceaux complet d’alléluia qu’on a laissé tomber et puis d’autres au contraire où on a écarté les notes et entre deux notes écartées on en a rajouté d’autres.
La séquence a donc de moins en moins de choses à voir avec l’alléluia primitif qu’elle emprunte. Plus on avance dans le temps plus ces séquences sont libres.

De nombreux centres de composition vont se créer à côté de Saint-Gall et à côté de Saint Martial de Limoges et c’est finalement dans tout l’occident que l’on va se mettre à composer des tropes de ce type, des tropes de développement.


c) Le trope d’interpolation

Il s’agit d’introduire cette fois des phrases nouvelles, du point du texte et de la musique, entre les phrases d’origines que l’on ne touche pas. On ne touche pas ni au texte ni à la mélodie d’origine mais on allonge la pièce par des commentaires intercalés, des sortes d’explications, de gloses et naturellement ces textes sont dotés d’une musique nouvelle.
Tout est dans l’art des raccords : il faut veiller à ce que les raccords mélodiques se fassent bien.
Ces tropes d’interpolation prennent parfois une telle importance, l’extrait interpolé est tellement grand qu’il arrive à se détaché de sa pièce d’origine et il devient une pièce indépendante. C’est le cas de l’ave verum (les paroles de l’ave verum étaient pourvues d’une mélodie médiévale c’est un trope d’interpolation de sanctus qui était placé comme ça au milieu du sanctus pour l’expliquer, le commenter et il s’en est détaché parce qu’il était long et il est devenu une pièce en soi que l’on a chanté sur la mélodie post-grégorienne, sur la mélodie tropée pendant des siècles puis au 17ème, 18ème, 19ème siècle les compositeurs modernes ont réécrit une musique différente mais sur le même texte).


d) Le trope d’encadrement

C’est un trope d’interpolation qui se placerait au début et à la fin d’une pièce originale. Au lieu de glisser les éléments nouveaux dans la pièce, on les met au début et à la fin.

C’est au fond la technique du prélude, vocal certes, et du postlude.

Plus encore que le trope d’interpolation, le trope d’encadrement a tendance à se détacher, à devenir autonome. C’est le cas du trope d’encadrement de l’introït de Pâques (le Resurrexi). En effet, ce resurrexi a été pourvu d’un trope d’encadrement qui lui sert de prélude sur le texte « Quem Quaeritis ? » (= « Que cherchez-vous ? ») parce que les saintes femmes se dirigent au tombeau et qu’elles aperçoivent le tombeau vide avec le linceul roulé et l’ange qui se trouve là leur dit « Que cherchez-vous ? ». Il y a donc ce trope puis ensuite seulement le Christ dit : « Resurrexi » (= « je suis ressuscité »…), c’est l’introït proprement dit. Ce trope d’interpolation va tellement se développer qu’il va donner naissance au drame liturgique. Le premier grand drame liturgique c’est l’extension du trope d’encadrement de l’introït de Pâques (on va en faire une pièce complète).


e) Le trope de complément

C’est un trope d’encadrement qui a perdu tout contacte avec la pièce qu’il annonce ou conclut.
Cette pièce liturgique indépendante se place entre deux moments importants de la messe, dans un moment creux, dans un déplacement puisque c’est souvent quand le prêtre et son cortège se déplace. On va donc appeler ça un chant de conduite (c’est à dire, en latin, un conductus donc un conduit). Ces conduits prennent énormément d’importance à Saint Martial de Limoges. D’ailleurs à Saint Martial de Limoges on les appelle versus parce que ce sont des pièces en vers.
A la fin du 11ème siècle, certains versus font appel à la langue vulgaire et ne sont donc plus écrits en latin. Ces vers (ou versus) en langue vulgaire, vernaculaire annoncent au fond les premiers troubadours. Les premières chansons de troubadours sont appelées versus (vers).


f) Le trope de substitution

Comme son nom l’indique, le trope se substitue complètement à la pièce qu’il était censé troper. Il remplace la pièce grégorienne d’origine. Mais le texte se contente quand même de faire allusion à la pièce originelle.
Par exemple, le dialogue final de la messe « Benedicamus Domino » (= « bénissons le Seigneur ») à quoi l’assemblée répond « Deo Gratias ». Ce « Benedicamus Domino »a été tropé ou plutôt remplacé par un trope de substitution. Une espèce de long cantique strophique tient lieu de « Benedicamus Domino ». Un de ces trope du« Benedicamus Domino » sera par exemple « O Filii et Filiae » qui est le trope de substitution pour Pâques de ce « Benedicamus Domino ».



g) La nouvelle séquence

La nouvelle séquence (qu’il ne faut pas confondre à la séquence primitive) apparaît à la fin du 11ème siècle. C’est un poème formé de vers, vers au nombre de syllabes bien définit, et où les rimes remplacent désormais l’assonance. La mélodie est totalement nouvelle et sans rapport avec l’alléluia qu’elle est censée troper. Si l’ancienne séquence était donc un trope de développement de l’alléluia, la nouvelle séquence est un trope de substitution de l’alléluia. Cette nouvelle séquence, selon les époques, se différencie on distingue une première époque puis une deuxième époque.

• Première époque : c’est celle de Wipo de Bourgogne (né en Suisse à Soleure vers 995 et mort en Bavière vers 1050) qui pourrai bien être l’auteur de la séquence de Pâques « Victimae Paschali Laudes » qui est en quelque sorte le trope de substitution de l’alléluia. Et comme à Pâques on ne peut pas, ensuite dans la liturgie de Pâques, ne pas chanter et bien on enchaîne alléluia et séquence.

Séquence « Victimae Paschali Laudes » :

Il s’agit bien du style séquence c’est à dire d’un style parfaitement syllabique.
Traduction : « A la victime Pascale que les chrétiens offrent leur louange. L’agneau a racheté ses brebis : le Christ innocent réconcilia vite à réconcilier les pécheurs avec son père. La mort et la vie se sont affrontés en un duel effrayant. Le maître de la vie était mort : il règne vivant... ».
Mode : ré authente et plagal (on va autant vers l’octave supérieure que vers la 4te inférieure), nous sommes donc dans le mode de ré élargi (nous sommes environ en 1030-40 : on ne sait plus ce qu’est un mode authente et un mode plagal). On peut uniquement dire que l’on est en mode de ré.
Forme : ABBCDCDE (c’était une forme qui était beaucoup plus régulière que cela mais qui est devenue moins régulière au 16ème siècle parce qu’on a supprimé des vers ; on a trouvé que cette séquence était un peu longue, on l’a donc abrégé et on en a gardé la forme abrégée qui liturgiquement est plus efficace).


Séquence de Noël du 6ème mode : Ave Maria :

Le plan est parfait, la répétition des phrases est parfaite (on a vraiment la forme, avec répétition, de la séquence).


• La deuxième époque : elle est représentée par Adam de Saint Victor (†1177 ou 1192) qui est l’auteur de nombreux textes littéraires et on sait qu’il a travaillé à Paris. On retrouve des caractéristiques essentielles de la première époque mais il semble qu’à ce moment là (c’est à dire à la deuxième époque) le rythme ait été le plus souvent ternaire.
Le nombre total de séquences (1ère et 2ème époque) atteint 4500, ce qui prouve l’immense succès de ce genre. On a même tellement aimé les séquences qu’on en a composé dans les liturgies pour lesquelles il n’y avait pas d’alléluia (ce qui est stupide par rapport à l’origine de la séquence). Par exemple, pour la messe des morts qui comporte donc une séquence : le « Dies Irae ».

Séquence « Dies Irae » :
Ce « Dies Irae » comporte 20 strophes. La structure mélodique consiste pour l’essentiel en 3 phrases ABC auxquelles s’ajoutent 3 phrases supplémentaires DEF pour les dernières strophes.
Forme : AABBCC puis de nouveau AABBCC avec nouveau texte et enfin pour finir AABBCDEF, autrement dit AABBCC AABBCC AABBC DEF.
La composition de cette séquence est attribuée au franciscain italien Thomas de CELANO vers 1250 (elle est donc très tardive).
Le « Dies Irae » s’est introduit dans la messe des morts en Italie au 14ème siècle, en France au 15ème siècle et le Missel romain (donc officiel) ne l’a accueilli qu’en 1585 (autrement dit après le Concile de Trente). C’est le Concile de Trente qui en a généralisé l’emploi.
C’est une des mélodies, malgré sont usage liturgique, les plus populaires du répertoire latin qui a été largement utilisée au 19ème siècle dans la musique symphonique chaque fois qu’il y avait lieu d’évoquer quelque chose de macabre.
Mode de cette séquence : 1er mode élargi.


Au moment du Concile de Trente (c’est le Concile de la contre-réforme, qui a cherché à revenir à l’origines de la liturgie, à supprimer tout ce qui lui semblait des acquis du Moyen Age qui avaient été à la source peut-être des réformes protestantes), c’est à dire environ en 1563, a supprimé toutes les séquences sauf 5 (sur les 4500) qui étaient trop populaires pour qu’on les supprima : « Victimae Paschali Laudes » (séquence de Pâques, sans doute la plus ancienne), « Veni, Sancte Spiritus »(séquence de la Pentecôte), « Lauda Sion » (séquence de la paix de Dieu), « Stabat Mater » (séquence des 7 douleurs de la bien heureuse Vierge Marie [c’est une fête du 15 septembre]), « Dies Irae » (séquence des morts : pour les funérailles).

Le concile de Vatican II (dans les années 1960) a jugé que le « Dies Irae » était sans doute un petit peu trop triste et puis que c’était une séquence trop tardive alors on l’a supprimé également. Donc officiellement, aujourd’hui, il n’en reste que quatre.

Le paradoxe de tout cela c’est que pour les compositeurs romantiques donc du 19ème siècle ces 5 séquences représentaient le type même du plain-chant (mais au contraire on sait maintenant qu’il s’agit de formes bien tardives, bien dérivées et qui n’ont que de très vagues souvenir avec le plain-chant des origines ou le chant grégorien).


La naissance du théâtre moderne

Les formes du théâtre antique (de la Grèce en particulier) ont complètement disparu avec la fin de la civilisation romaine.
Le théâtre du Moyen Age ignore donc tout des modèles antiques (il n’ignore pas la théorie mais ignore complètement la véritable pratique, la réalité exacte de ce théâtre). Il doit donc se créer de nouveaux modèles.
Il semble que le théâtre moderne soit né de la liturgie. La liturgie, étymologiquement, ça signifie la mise en action de la prière (« leiton », en grec, c’est prier et « urgia » c’est faire, fabriquer [comme dans le mot sidérurgie]). Donc la liturgie c’est le moment où met en œuvre et on pourrai même dire où l’on met en scène (s’il s’agissait d’une scène) l’action consistant à prier. La messe se célèbre selon certains rites qui mis en œuvre constituent une liturgie (de plus l’apparence d’un chœur d’église c’est un peu une scène théâtre : il y a des escaliers…). Il y a donc une similitude, une proximité entre le théâtre profane et puis la mise en œuvre de l’action consistant à célébrer c’est à dire la liturgie.
Ce théâtre moderne médiéval naît donc à l’église. En effet, les récits qui sont chantés dans les lectures (par exemple, récit de la résurrection, de la nativité, …) vont donner naissance à des mises en dialogue. Ces textes puisqu’ils font intervenir plusieurs personnages, au lieu de les faire chanter par un seul, on peut les faire chanter par plusieurs personnages et pour faire comprendre les choses davantage au public qui ne comprend plus grand chose au latin (du moins au latin classique) on va mettre en scène : c’est donc beaucoup plus compréhensible.
Le premier état du théâtre médiéval est donc le drame dit « liturgique » (c’est l’homme du 20ème siècle qui créer cette expression). Le drame liturgique est une conséquence directe des tropes. Ce drame liturgique est d’abord inclus dans la liturgie mais il va s’en dissocier assez vite et on parlera alors de drame para-liturgique.
On entend habituellement par drame liturgique, un drame complètement chanté en latin (drame para-liturgique c’est la même chose sauf que c’est à l’extérieur de la liturgie). En se développant le drame liturgique ou para-liturgique s’adjoint des passages parlés en français : on parlera alors de drame semi-liturgique.
Les drames liturgiques et semi-liturgiques ont deux origines distinctes qui donneront naissance à deux cycles bien différenciés : le cycle de Noël et le cycle de Pâques.
Autre possibilité encore : celle du Miracle. Le miracle adopte une structure semblable à celle du drame liturgique ou semi-liturgique mais il n’a plus aucun liens avec la liturgie, il a simplement un sujet religieux (par exemple, la vie des Saints mais il n’y aucun texte de la messe où l’on raconte la vie des Saints : cela n’a donc plus rien a voir avec la liturgie au sens stricte).
Autre genre encore : le Mystère. Le mystère est une forme plus récente. Le mystère sort de l’église ou de la cathédrale pour le parvis. Le sujet le plus fréquent des mystères est la Passion du Christ.


Le cycle de Pâques

L’origine de ce cycle de Pâques est l’introït du jour de Pâques (le Resurrexi). Ce « Resurrexi » de Pâques a été tropé sur les paroles « Quem Quaeritis ? » (= qui cherchez-vous ?) : les saintes femmes (les trois Marie) se rendent au tombeau et elles trouvent le tombeau ouvert, le linceul dans lequel on avait enveloppé provisoirement le Christ est roulé à l’intérieur du tombeau et elles voient un personnage (un ange) qui est assis sur la pierre et qui leur pose donc une question (c’est l’objet du trope) « Qui cherchez-vous ? ». Le texte de l’introït lui-même c’est les paroles du Christ (resurrexi = je suis ressuscité) : quand on ne connaît pas le contexte, on ne comprend rien, il faut donc expliquer cet introït aux gens qui sont là (c’est donc l’occasion d’un trope : mettre en scène l’ange en question).

Donc on part de ce trope que l’on va faire dialoguer au lieu de le faire chanter par un chantre (puisqu’il y a l’ange, les femmes, …, autant avoir plusieurs personnages). Ce trope dialogué est apparu sans doute à Saint Martial de Limoges au début du 10ème siècle.

Entre 965 et 975, un évêque anglais atteste qu’à Saint-Benoît-sur-Loire (Fleury à l’époque) et aussi à Gand (en Belgique) ce dialogue entre les trois Marie et l’ange est mis en scène et comme il est mis en scène on va lui donner une importance de plus en plus grande en lui adjoignant de nouveaux épisodes pour constituer un véritable drame liturgique. Il tellement important qu’on ne va plus laisser à la messe, à la place de l’introït, mais qu’on va le rejeter à l’office de matines où il sera chanté avant le « Te Deum ».

Le succès étant, on va inventer d’autres « Quem Quaeritis ? » pour les autres fêtes de l’année, puisque ça marche pour Pâques on va faire la même chose pour les autres fêtes : par exemple, pour Noël (ce seront les bergers qui vont demander à d’autres « Qui cherchez-vous ? » et on leur répond « nous cherchons l’enfant dans la crèche »…

Le « Quem Quaeritis ? » ne quittera jamais le chœur de l’église, il sera toujours chanté dans le chœur de l’église et chanté en latin. Il cesse d’évoluer à la fin du Moyen Age et il disparaît peu à peu de l’usage.

Au 15ème siècle il donne naissance au mystère.


Le cycle de Noël

Ce cycle de Noël n’a absolument rien à voir avec le « Quem Quaeritis ? » de Noël dont on vient de parler. Le « Quem Quaeritis ? » de Noël, bien qu’il soit de Noël, c’est l’amplification du cycle de Pâques.

Le cycle de Noël remonte à un texte grec apocryphe du 3ème siècle.

Dans ce texte, on fait parler la Sibylle qui est une prophétesse de la mythologie et on lui fait annoncer, à cette prophétesse grecque, la venue du Christ. C’est donc une invention complète mais à des fins de récupérations. Ce texte, inventé donc, a été traduit (du grec en latin) par Saint Augustin au 4ème siècle et Saint Augustin a inclus ce texte à un sermon contre les juifs. C’est d’ailleurs une fausse attribution à Saint Augustin (ce n’est pas Saint Augustin l’auteur de ce sermon sur les juifs). Ce sermon pénètre à son tour dans l’office de la nuit de la Vigile de Noël où on va le chanter comme leçon. La leçon était psalmodiée sur le ton de lecture habituel mais ce ton de lecture habituel cesse quand on en arrive à la prophétie de la Sibylle pour laquelle on invente une mélodie particulière. Autrement dit cette prophétie de la Sibylle est une sorte de trope d’interpolation dans la lecture, dans le texte psalmodié. Sans doute à Saint Martial de Limoges on va transformer encore cette mélodie en pièce plus lyrique (c’est à dire plus musicale pour la voix) par exemple en répétant le premier vers en guise de refrain. Progressivement cette prophétie nécessita l’intervention de plusieurs personnages. Pour augmenter encore la pièce, on va lui ajouter d’autres prophéties de la venue du Christ. C’est donc l’occasion de faire apparaître les différents grands prophètes à côté de la Sibylle : ces prophètes on sait qu’ils viennent de diverses époques de l’ancien testament donc on va les caractériser par leurs costumes, par leurs attitudes. C’est ce que l’on va appeler le drame des prophètes du Christ.

Dans un manuscrit célèbre du 11ème siècle (originaire de Saint Martial de Limoges), le drame des prophètes est précédé d’une pièce chantée qui en est en quelques sortes le prologue : cette pièce est intitulée « Sponsus » (= « l’époux »). C’est un petit drame liturgique sur la parabole des vierges sages et des vierges folles.

Cette parabole est une pratique du monde juif de l’ancien testament où à un époux est présenté plusieurs jeunes filles et l’époux choisira parmi ces jeunes filles celle qu’il voudra prendre pour épouse. Parmi ces jeunes filles il y en a qui sont prévoyantes et puis il y en a qui ne le sont pas. Cet époux se fait attendre : les plus prévoyantes ont prévu une quantité d’huile suffisante pour allumer leur lampe et pour rester éveillées et pour attendre l’époux qui doit venir choisir ; les plus imprévoyantes (les vierges folles) ne se sont pas du tout soucié de leur lampe et elles se sont endormis. Et lorsque l’époux paraît, il ne s’intéresse pas du tout à ces vierges folles. Le sens de la parabole est le suivant : l’humanité c’est ces jeunes filles qui attendent l’époux c’est à dire le Christ pour au moment de la mort, au moment du jugement dernier, au moment de la fin du monde, au moment de la parousie parmi les hommes il y en aura de prévoyants (c’est à dire des hommes qui ont su construire leur vie dans l’attente du Christ, c’est à dire se trouver une ligne de conduite dans la perspective du royaume de Dieu, ce seront autrement dit ceux qui auront mis de l’huile dans leur lampe), et puis il y en aura qui auront grillé leur vie comme ça sans se soucier du prochain ni père ni du reste et qui au moment de la parousie (la rencontre avec Dieu) seront endormis, n’auront pas veillé.

C’est une image qui revient plusieurs fois dans l’ancien et dans le nouveau testament. Le Christ lui même est soumis à ce sort là au moment de sa condamnation, au moment du jardin des oliviers. Les apôtres qui l’ont accompagné toute sa vie s’endorment, le Christ est seul et il leur reproche de ne pas l’accompagner pour prier et au moment terminal, fatidique c’est ce que risque de faire l’homme, comme les plus grands apôtres eux-mêmes c’est à dire de ne pas être capable de veiller (veiller est un terme clef des testaments : il faut toujours être en éveille parce que Dieu parle et qu’on ne l’entend pas).

L’intérêt de ce sponsus, de ce prologue c’est qu’il mélange des strophes latines et des strophes françaises (langue d’oïl [langue du Nord] qui a été adaptée en dialecte périgourdin limousin puisque nous sommes à Saint Martial de Limoges, ce n’est pas de la langue d’oc comme on pourrait le croire parce qu’on parle la langue d’oc à Limoges).

C’est donc la naissance d’un théâtre chanté non latin c’est à dire un théâtre semi-liturgique.

A la fin du 12ème siècle, le même drame des prophètes est précédé d’un autre prologue (on a abandonné le sponsus, on a mis un autre prologue) : le « Jeu d’Adam et Eve ». Fait nouveau : de longs commentaires parlés sont intercalés entre les parties chantées (c’est une sorte de trope non musicale du drame liturgique, c’est le trope qui est lui même tropé mais cette fois-ci le trope n’est plus musical). Le texte, qui est cette fois-ci en dialecte anglo-normand, est considéré comme un chef d’œuvre de la littérature médiévale (on en vient à une forme de théâtre moderne qui n’est plus musical mais on est parti du répertoire liturgique, du trope pour en venir à un théâtre déclamé qui n’a plus rien à voir avec la musique).



Les miracles

Le miracle naît vers la fin du 12ème siècle à côté du drame liturgique ou semi-liturgique. La structure est la même mais le lien avec la liturgie a disparu.
Ainsi, à la fin du 12ème siècle, les étudiants de Beauvais font représenter le « drame de Daniel » (Danièle est un prophète) puis apparaissent les miracles de Saint Nicolas toujours chantés en latin.
L’étape suivante consiste en la composition de miracles latins parlés puis de miracles en français (en dialecte…) parlé. Par exemple, le « Jeu de Saint Nicolas » (=« Miracle de Saint Nicolas ») de Jean BODEL d’ARRAS ou encore le « Miracle de Théophile » de RUTEBEUF. Le chant cette fois a disparu (nous sommes dans le domaine de la littérature pure). Malgré cela on peut penser qu’il existait peut-être une musique d’accompagnement, une sorte de musique de scène (pas permanente mais pour certains passages).
A la fin de la représentation du miracle on chante le Te Deum (cela en souvenir du vieux cycle de Pâques).
Au 14ème siècle, fleurissent les miracles de Notre-Dame (il y en a beaucoup) : ce sont des adaptations pour la scène de récits écrits par Gautier de COINCY au début du 13ème siècle. Il n’y a plus là aucune trace de musique.
En revanche dans le « Jeu de Saint Agnès », qui est un miracle du 14ème siècle, nous avons la trace de refrains musicaux.


Le style du théâtre liturgique

a) Le texte

Les textes sont écrits en prose ou en vers avec beaucoup de diversité stylistique. On n’a jamais une unité à l’échelle de toute la pièce. C’est la coutume médiévale de la centonisation : ces pièces sont constituées par l’ajout de morceaux divers que l’on va chercher dans les écritures (les textes), dans les antiennes, dans les répons, dans les tropes, dans les séquences et éventuellement dans la littérature antique classique et on fait un centon avec tout ça…


b) Le style musical

Il est lui aussi très divers pour la même raison parce que la musique est la plupart du temps empruntée également.
Ainsi, on va trouver du style syllabique qui provient des séquences ou des mélodies très ornées. Quand on n’emprunte pas et qu’on écrit une musique originale on a de la même manière beaucoup de diversité.
Toute cette musique est en général de la musique monodique. Il faut attendre le 13ème siècle, le 14ème siècle (donc dans les miracles) pour que l’on commence à trouver quelques bribes de polyphonie.
Toute cette musique monodique est notée en neumes comme le plain-chant, comme la musique que l’on trouve dans les livres liturgiques (notation neumatique).
Dans un drame tardif de la fin du 14ème siècle, qui est une présentation de la Vierge, est attestée la participation d’instruments (cette participation d’instruments est attestée de façon absolue) et elle n’est pas décrite comme quelque chose d’exceptionnel donc on peut penser qu’elle est valable aussi dans les œuvres contemporaines de ce drame.