La complainte du progrès — Boris Vian



Contexte historique :
Composée en 1956, « La complainte du Progrès » est une critique très drôle de la société de consommation et ses dérives. Nous sommes alors dans la période des « Trente Glorieuses » (1946-1975), marquée par une croissance économique soutenue et ininterrompue, ainsi que par une amélioration générale des conditions de vie. Il faut se rappeler que 5 ans plus tôt les Français n'avaient accès à la nourriture qu'avec les tickets de rationnement. Ceux-ci ont été supprimés en 1951.

Message que l’auteur a voulu transmettre :
« La Complainte du progrès » est une critique drôle et anti-conformiste de la société de consommation. Boris Vian décrit les affres de l’amour moderne.
Alors qu'avant les amoureux pouvaient vivre d'amour et d'eau fraîche, que des fleurs offertes faisaient plaisir, il faut maintenant l'abondance des biens de consommation. Cette oeuvre traduit avec humour la crainte de Boris Vian de voir les sentiments amoureux remplacés par le plaisir de la consommation et la possession d'un maximum de choses.

Moyens utilisés par l’auteur :
Il oppose « autrefois » et « maintenant », « ça change, ça change » pour bien insister sur le changement, les nouvelles modes. Boris Vian joue sur les mots (Gudule, prénom rarissime, anachronique et ridicule), en invente (ciregodasses, ratatine-ordure...) et l'aspect énumératif des équipements à la pointe du progrès renforce l'idée de l'inutilité de tous les objets. Il utilise un orchestre de variété (vents, violons, plusieurs percussions) sur un rythme latino américain, en donnant à sa complainte un caractère enjoué. Normalement, une complainte est plutôt triste et nostalgique !

Relation de cette oeuvre avec d’autres arts :
La musique de Boris Vian dans cette complainte nous rappelle les films comiques des années 1950. Les illustrations de Lynda Corazza viennent souligner avec humour cette critique de la société des années soixante. Elle emploie des collages et des ombres chinoises pour nous montrer l'invasion des objets dans la vie d'un couple alors que l'amour peut être si simple.


La maison de Mon Oncle, film de Jacques Tati


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Ecrivains, cinéastes, chanteurs s'intéressent bien sûr au phénomène, qui ne manque pas de les inquiéter. 

Jacques Tati, quant à lui, réalise Mon Oncle, où Monsieur Arpel, « nouveau riche » fier de sa maison futuriste bardée de gadgets technologiques à l'utilité improbable, veut éviter que son beau-frère, M. Hulot, personnage rêveur et bohème, n'influence son fils. Il réalise également Playtime, une charge grinçante contre la ville moderne, déshumanisée et vulgaire.

Playtime, film de Jacques Tati

Ainsi, en écho à la chanson de Vian, Georges Pérec décrit dans son roman Les choses, l'insatisfaction d'un jeune couple qui cherche à dépasser ses problèmes en se réfugiant dans une consommation effrénée. Il écrit ainsi : « De station en station, antiquaires, libraires, marchands de disques, cartes de restaurants, agences de voyage, chemisiers, tailleurs, fromagers, chausseurs, confiseurs, charcutiers de luxe, papetiers, leurs itinéraires composaient leur véritable univers : là reposaient leurs ambitions, leurs espoirs. Là était la vraie vie ».





Autrefois pour faire sa cour
On parlait d'amour
Pour mieux prouver son ardeur
On offrait son coeur
Maintenant c'est plus pareil
Ça change ça change
Pour séduire le cher ange
On lui glisse à l'oreille

Ah Gudule, viens m'embrasser, et je te donnerai...

Un frigidaire, un joli scooter, un atomixer
Et du Dunlopillo
Une cuisinière, avec un four en verre
Des tas de couverts et des pelles à gâteau!
Une tourniquette pour faire la vinaigrette
Un bel aérateur pour bouffer les odeurs
Des draps qui chauffent
Un pistolet à gaufres
Un avion pour deux...
Et nous serons heureux!

Autrefois s'il arrivait
Que l'on se querelle
L'air lugubre on s'en allait
En laissant la vaisselle
Maintenant que voulez-vous
La vie est si chère
On dit: "rentre chez ta mère"
Et on se garde tout

Ah Gudule, excuse-toi, ou je reprends tout ça...

Mon frigidaire, mon armoire à cuillers
Mon évier en fer, et mon poêle à mazout
Mon cire-godasses, mon repasse-limaces
Mon tabouret-à-glace et mon chasse-filous!
La tourniquette, à faire la vinaigrette
Le ratatine ordures et le coupe friture
Et si la belle se montre encore rebelle
On la ficelle dehors, pour confier son sort...

Au frigidaire, à l'efface-poussière
A la cuisinière, au lit qu'est toujours fait
Au chauffe-savates, au canon à patates
A l'éventre-tomate, à l'écorche-poulet!

Mais très très vite
On reçoit la visite
D'une tendre petite
Qui vous offre son coeur

Alors on cède
Car il faut qu'on s'entraide
Et l'on vit comme ça jusqu'à la prochaine fois
Et l'on vit comme ça jusqu'à la prochaine fois
Et l'on vit comme ça jusqu'à la prochaine fois



« La complainte du progrès » de Boris Vian illustrée par Lynda Corazza