New-York for « color »


New-York for « color »
Interprétée par un Orchestre de Paris en grande forme, l'oeuvre de Marc-André Dalbavie a triomphé à Carnegie Hall.
DAHAN ERIC

Il aura donc suffi du chef Christoph Eschenbach pour que l'Orchestre de Paris retrouve son prestige d'antan. Un homme providentiel, à voir l'engagement et l'enthousiasme qu'il a su communiquer à ses musiciens depuis deux ans, qualités qui n'ont pas échappé à la presse américaine, visiblement surprise par le niveau des concerts donnés par la phalange municipale, depuis dix jours aux Etats-Unis.

Le choix des programmes était stratégique. N'était la création mondiale de Color, la dernière oeuvre de Marc-André Dalbavie, on aurait pu se croire revenus à l'ère des Pierre Monteux et Charles Munch, quand RCA publiait l'album French Touch. De Berlioz à Dutilleux, en passant par Ravel et Messiaen, le son français, sa couleur idiomatique, ont triomphé du cliché de «formation approximative» associé aux années Bychkov et Barenboim.

A New York, pendant deux soirs, dont le second en présence du maire de Paris, Bertrand Delanoë, l'orchestre qu'on entend à l'année à Pleyel s'est ici surpassé. Pour un Mystère de l'instant de Dutilleux, encore un peu nerveux et étriqué, ou un premier mouvement du Concerto pour piano n° 2 de Bartok pas encore parfaitement ajusté, combien de véritables chocs: à commencer par une Symphonie fantastique plastiquement somptueuse, un Daphnis et Chloé d'un lyrisme envoûtant traversé par les phrasés fluides et le son riche et rêveur du flûtiste Vincent Lucas.

Tension et lumière. On connaissait la réputation des vents de l'orchestre, on découvre des cordes capables de tension et de lumière et qui, galvanisées par l'acoustique du Carnegie Hall et le contrôle de l'amplitude dynamique d'Eschenbach, ont donné des Offrandes oubliées ou de la Valse des interprétations à la fois précises, puissantes et stratosphériques. Avec Pierre-Laurent Aimard, soliste invité pour le N° 2 de Bartok et le Concerto en sol de Ravel, c'est une collaboration prometteuse qui semble s'être dessinée en quelques jours. Par sa virtuosité technique dans les syncopes rythmiques, sa capacité à différencier les attaques, mais également à timbrer dans les mouvements lents, le pianiste a rappelé que «conception analytique», imagination et poésie n'étaient pas incompatibles.

Mais ce qui aurait pu n'être qu'une opération de communication réussie s'est transformé en événement musical, avec la création mondiale, mercredi soir, de Color, la nouvelle pièce de Marc-André Dalbavie, compositeur en résidence de l'orchestre. Sous influence de Ligeti, pour le développement continu et la transformation d'une cellule mélodique dans le temps, de Reich pour la répétition, et du mouvement spectral pour ce qui est de la texture de l'orchestre, l'oeuvre de Dalbavie cherche à reproduire les effets de spatialisation et de transformation du son en temps réel par les machines électroniques de l'Ircam, mais avec un orchestre symphonique traditionnel.

Mélodie cachée. On se souvient de son Concerto pour violon et orchestre créé en 1996 à Donaueschigen, repris il y a deux ans au Châtelet. Héritier de la musique contemporaine autant que du jazz-rock, Dalbavie multipliait dans cette oeuvre les modes de jeu (pizzicato, staccato...) et les distributions du son à toute vitesse. Après la polyphonie proliférante en descente de Ligeti, les rythmes ou séries non rétrogradables, les timbres diffractés appris chez Messiaen, et la forte densité gérée avec la précision d'un Boulez, Dalbavie présentait en juin Mobiles, une nouvelle pièce «sans commencement» inspirée du travail du plasticien Sol Le Witt, une cantate-oratorio de quarante-cinq minutes écrite pour l'acoustique de la Cité de la musique, enveloppant l'auditeur «non dans une histoire, mais dans des timbres venus d'ailleurs».

A Carnegie Hall, Dalbavie a abandonné la spatialisation de l'orchestre et son inspiration propose la synthèse du meilleur de l'avant-garde européenne (la verticalité de l'écriture et la qualité spectrale du son) et américaine ­ de la réappropriation des effets de résonance par les répétitifs à la pulsation continue du dernier Feldman. Malgré des alliages de timbres et des effets stupéfiants (son de cymbalum produit par un bâton de triangle sur les cordes du piano, son de shô produit par le mélange de vents et de cordes crissantes), Color n'est pas une étude sur la couleur, mais sur la «color», cette mélodie cachée qui structure les motets d'un Machaut, et qui peut apparaître à l'écoute ou à la lecture de la partition, sous forme mélodique ou harmonique selon la contraction ou la dilatation du temps opérées par la vitesse.

Fédérateur. Résultant de clusters de percussions et piano, une résonance de ré mineur ouvre la pièce, contrariée par une pédale de sol, inamovible pendant quinze minutes. Les cordes tiennent des piani cisaillés de courtes cellules de marimbas, d'arpèges suspendus de piano, avant d'être contaminées à leur tour par la cellule rythmique et écrasées par des accords consonants de cuivres.

Par sa capacité à réinventer l'ouverture du Wish you Were Here des Pink Floyd, d'imaginer City Life de Steve Reich au ralenti, et de se souvenir des intervalles d'Eclairs sur l'au-delà de Messiaen, Color a conquis en quinze minutes un Carnegie Hall qui, autour de 22 h 30, réclamait debout et dans les cris trois rappels à un Orchestre de Paris conscient de vivre, après ses Troyens il y a deux étés à Salzbourg, le second grand moment de sa nouvelle histoire.