Le compositeur en Amérique industrielle


Paru pour la première fois sous le titre « The Composer in Industrial American » in Copland, Aaron : Music and Imagination, Cambridge Mass., Harvard University Press, 1952.


              Est-ce un pur hasard, me demandé-je parfois, si personne n'a encore publié un résumé critique adéquat de l'ensemble de la composition américaine sérieuse ? Il existe certes quelques recueils qui contiennent essentiellement des données biographiques et des listes d'œuvres, mais personne n'a tenté de résumer ce que nos compositeurs ont accompli, ni d'expliquer ce que veut dire être un compositeur en Amérique industrielle. Quel genre de vie créative mène un compositeur, quelle est ou que devient sa relation avec la communauté — ces facettes intéressantes, et bien d'autres encore, de la vie d'un compositeur ont à peine été explorées.
              Mon collègue, le compositeur américain Elliott Carter, me disait une fois que selon lui, seul un esprit imaginatif pouvait se considérer soi-même comme un compositeur de musique sérieuse dans une communauté industrielle telle que les États-Unis. En réalité, il me semble que nous autres Américains qui composons, balançons entre des états d'âme où la composition semble être l'occupation la plus ordinaire, la plus naturelle, et d'autres humeurs où elle apparaît complètement étrangère aux intérêts premiers de notre environnement industriel. J'incline par nature du côté qui conçoit la composition dans notre communauté comme une force naturelle - quelque chose qu'il faut considérer comme admis — plutôt que comme l'occupation capricieuse d'une très petite minorité de nos citoyens. Et pourtant, en jugeant la situation de façon dépassionnée, je vois qu'il ne faudrait pas la considérer comme admise. Nous devons examiner la place de l'artiste et du compositeur dans notre type de société, en partie pour envisager l'effet de celle-ci sur l'artiste, mais aussi en tant que commentaire sur notre société elle-même. Le fait est qu'une société industrielle doit se montrer capable de produire des créateurs importants ; son incapacité à le faire représenterait un sérieux réquisitoire contre les principes fondamentaux d'une telle société.
              Si l'on ne considère pas la composition comme un fait acquis dans notre pays, une foule de questions vient immédiatement à l'esprit. Qu'est donc la vie du compositeur en Amérique ? Est-elle si différente de celle des compositeurs européens ou même latino-américains d'aujourd'hui ? Ou de celle des compositeurs des Etats-Unis à d'autres périodes ? Nos objectifs et intentions sont-ils toujours les mêmes qu'auparavant ? Ces questions et bien d'autres semblables encore, la critique littéraire s'en occupe continuellement, mais on en tient rarement compte en ce qui concerne le monde musical. Je peux au mieux les envisager en les reliant à ma propre expérience de créateur en Amérique. En généralisant à partir de cette expérience, on pourra peut-être arriver à certaines conclusions. Cela entraînera un ton autobiographique, mais il me sera impossible de l'éviter, si je m'utilise comme cobaye.
              Je considère que ma propre expérience est typique, car j'ai grandi dans une communauté urbaine (en l'occurrence New York City), et vécu dans un environnement qui n'avait que peu ou pas du tout de liens avec la musique sérieuse. Ma découverte de la musique ressemblait plutôt à l'arrivée dans une ville insoupçonnée - comme si vous découvriez Paris ou Rome sans avoir jamais entendu parler de leur existence. L'excitation de la nouveauté était accrue, car je ne découvrais que quelques rues à la fois, mais je ne fus pas long à soupçonner les dimensions véritables de cette ville. L'appel instinctif du monde sonore dut être assez fort dans mon cas ; il triompha en effet d'un environnement à la mentalité commerciale qui, pour autant que je puisse en juger, n'avait jamais considéré l'art ou l'expression artistique comme une manière de vivre.
              Je pense à des scènes de mes années d'université : je me vois en train d'extraire des partitions hors des rayons poussiéreux et élevés de la vieille Bibliothèque publique de Brooklyn dans Montague Street ; il y avait là des richesses dont mes proches n'avaient aucune conscience. C'était les années d'exploration. Je me souviens de nuits à la maison où je me chantais les Lieder de Hugo Wolf — vivant sur un niveau sans parallèle avec le reste de ma vie quotidienne. Ou encore, après avoir entendu un de mes premiers concerts d'orchestre à la Brooklyn Academy of Music, à l'époque d'avant la radio et les enregistrements, expliquant à un camarade d'école comment sonnait un grand orchestre. J'en ai oublié la description exacte, mais non le moment crucial : « Et alors, et alors, » disais-je en décrivant comment les forces instrumentales apparaissaient petit à petit, « et alors — l'orchestre entier retentit ». C'était la gloire musicale dans sa pleine manifestation. Je me souviens surtout de la première fois où j'admis ouvertement à une autre personne que j'avais l'intention de devenir compositeur de musique. S'ériger en rival des maîtres : quel projet téméraire et inouï pour un jeune de Brooklyn ! C'était l'été et j'avais quinze ans — et l'ami qui entendait cette effrayante confession aurait pu rire de moi. Par chance, il n'en fit rien.
              Il est étrange de constater, rétrospectivement, à quel point je n'étais pas dérangé par la banalité quotidienne du monde, autour de moi. Il ne me venait pas à l'esprit de me révolter contre sa grossièreté, car c'était finalement le seul monde que je connaissais et je l'acceptais simplement tel qu'il était. La musique n'était pour moi ni un refuge, ni une consolation ; elle donnait un sens à ma propre existence, alors que le monde extérieur n'en avait que peu ou pas du tout. Je ne pouvais m'empêcher de plaindre un peu ceux pour qui la musique ou l'art en général ne voulait rien dire, mais c'était leur affaire. Quant à moi, je ne pouvais imaginer ma vie sans cela.
              Il me semble aujourd'hui, trente-cinq ans plus tard, que la musique et la vie autour de moi ne se touchaient pas. La musique était comme l'intérieur d'un grand immeuble que les bruits de la rue n'atteignaient pas. C'étaient les bruits naturels d'une rue ; mais il était bon de goûter la tranquillité du grand immeuble, non pas comme un havre ou un refuge, mais comme un lieu différent et plus important.
              J'imagine qu'il y a là déjà une première différence avec le musicien européen, dont les contacts avec la musique sérieuse, même tardifs, doivent sembler entièrement naturels : la « musique classique » est allemande, anglaise, française, italienne, etc. — en d'autres termes, elle s'enracine dans le propre passé du jeune compositeur. Dans mon Amérique, la musique « classique » était une importation de l'étranger. Mais ce caractère étranger de la musique sérieuse ne me dérangeait pas du tout à l'époque : je me souciais avant tout de la technique et de l'expressivité. Il me semblait tirer une profonde satisfaction de l'extériorisation de sentiments intérieurs - parfois étonnamment concrets — mais l'intensité du sentiment était réelle. C'est sans doute la réalité de cette intensité intérieure qui produisait la conviction que je serai un jour capable d'écrire une œuvre plus longue et, peut-être, importante. Il n'y a pas d'autre moyen d'expliquer cette assurance de jeune artiste. Elle n'était pas fondée sur la foi seulement (et bien sûr on ne peut en être certain), mais il devait y avoir quelque graine réelle d'où a germé l'œuvre ultérieure.
              Mes années passées en Europe, de l'âge de vingt à vingt-deux ans, m'ont rendu très conscient des origines de la musique que j'aimais. Je résidai surtout en France, où les caractéristiques de la culture française sont manifestes à tout moment. Le lien entre la musique française et la vie autour de moi devenait de plus en plus évident. Peu à peu, l'idée que mon expression personnelle en musique devait être reliée d'une manière ou d'une autre à mon propre environnement s'empara de moi. Je devins convaincu qu'il fallait que ces deux choses, qui avaient toujours semblé si séparées en Amérique - la musique et la vie autour de moi —, se touchent. Le désir d'extraire, à partir de la vie que j'avais vécue en Amérique, la musique que je voulais écrire devint une de mes préoccupations dans les années vingt. Ce n'était pas si différent de l'expérience d'autres jeunes artistes américains, dans d'autres domaines, qui étaient allés à cette époque à l'étranger pour étudier ; à des degrés différents, nous découvrions tous l'Amérique en Europe.

              En musique, notre problème était particulier : il commença vraiment à se poser lorsque nous nous mîmes à chercher ce que Van Wyck Brooks appelle un passé utilisable. L'exemple de nos aînés américains n'était alors guère disponible. Leur musique n'était pas souvent jouée, sauf peut-être localement. Leurs partitions étaient rarement publiées ; et même lorsqu'elles l'étaient, l'étudiant curieux pouvait difficilement se les procurer. Nous savions bien sûr qu'ils avaient eux aussi étudié en Europe, absorbé une culture musicale, surtout dans les centres d'enseignement germaniques. Comme nous, ils étaient revenus au pays pleins d'admiration pour les trésors de l'art musical européen et s'étaient fixé la mission d'exposer ces splendeurs à leurs compatriotes.
              Mais lorsque je pense à ces hommes plus âgés, et surtout aux plus importants d'entre eux - John Knowles Paine, George Chadwick, Arthur Foote, Horatio Parker — qui formaient l'école bostonienne des compositeurs, au début du siècle, je suis conscient d'une différence fondamentale entre leur attitude et la nôtre. Leur attitude était fondée sur une admiration pour l'œuvre d'art européenne et sur une identification, ce qui rendait presque sacrilège toute recherche d'une autre formule artistique. La gageure de l'œuvre d'art américaine n'était pas : pouvons-nous faire mieux ou pouvons-nous faire quelque chose de réellement personnel, mais, simplement, pouvons-nous faire aussi bien. Et bien sûr, on ne fait jamais « aussi bien ». Défier Brahms ou Wagner sur leur propre terrain, c'est arriver à coup sûr second. Ils aimaient les chefs-d'œuvre de la culture européenne, non comme des personnalités créatrices, mais comme des maîtres d'école que beaucoup d'entre eux devinrent. Ils acceptaient une autorité artistique qui venait de l'étranger et semblaient résolus à se conformer à cette autorité.
              Je ne voudrais pas sous-estimer ce qu'ils ont accompli pour les débuts de la composition musicale américaine sérieuse. Bien au contraire. A l'intérieur du cadre de la tradition musicale germanique dans laquelle la plupart d'entre eux avaient été formés, ils composèrent avec application, dressèrent des normes d'exécution et encouragèrent chez leurs étudiants une rigueur d'intentions qui survécut bien plus longtemps que leurs propres activités. Mais jugés uniquement sur leurs mérites de compositeurs, si estimables que soient leurs symphonies, opéras et œuvres de musique de chambre, c'étaient essentiellement des praticiens du langage conventionnel de leur époque et ils n'avaient donc que peu à offrir à la jeune génération que nous étions. Malgré la banalité d'une telle expression, il n'en demeure pas moins, je crois, que plane sur eux une odeur de « comme il faut ». Il n'y avait pas de Dostoïevski, ni de Rimbaud parmi eux ; personne ne mourut dans le caniveau comme Edgar Allan Poe. Au risque de paraître peu aimable, je crois que ces compositeurs d'alors en Nouvelle Angleterre étaient trop bien éduqués dans tous leurs instincts, trop polis, et leur culture reflétait une certaine bienséance de musée et une solidité bourgeoise.
              Curieusement, Edward MacDowell, un de leurs contemporains, réussit à échapper à quelques-uns des pièges du groupe de la Nouvelle Angleterre. Le fait peut-être qu'il ait été formé dès son jeune âge à l'ombre du Conservatoire de Paris et qu'il ait passé ensuite de nombreuses années à l'étranger lui offrait, en présence des grandes œuvres européennes, une familiarité que les autres n'acquirent jamais. C'est une pure supposition de ma part : mais il est évident que, d'une façon générale, sa musique montre plus d'indépendance d'esprit et certainement plus de personnalité que celle de ses collègues en 1900. Parmi les Américains, c'était la musique de MacDowell que nous connaissions le mieux, même en 1925. Je ne puis honnêtement dire qu'à cette époque nous agissions avec bienveillance à l'égard de son œuvre ; sa position centrale de « premier compositeur de sa génération » faisait de lui une cible toute désignée pour notre impatience contre la faiblesse et l'orthodoxie de l'ancienne génération. Aujourd'hui, quoique sa musique soit moins souvent jouée qu'autrefois, on peut apprécier plus justement les qualités de MacDowell: une poésie sensible et individuelle, un don harmonique bien à lui. Il réussit le mieux là où il est le moins prétentieux. Le nom de MacDowell aura certainement longtemps sa place dans les annales de la musique américaine, même si son influence directe en tant que compositeur ne peut guère être décelée dans la musique américaine d'aujourd'hui.
              La recherche d'un passé utilisable, d'ancêtres musicaux, nous amena tout naturellement à examiner de près la musique de ceux qui nous précédèrent immédiatement, la génération d'après la mort de MacDowell en 1908. Ce n'est qu'à cette époque que certains de nos compositeurs furent capables de se débarrasser de l'influence germanique toute-puissante sur la musique américaine. Avec Debussy et Ravel, la France avait acquis une position importante sur la scène musicale internationale et l'impressionnisme français devint l'influence nouvelle. Des compositeurs comme Charles Martin Loeffler et Charles T. Griffes étaient les figures radicales de leur époque. Mais nous voyons maintenant que si les premiers compositeurs de Boston étaient enclins à se réfugier dans les valeurs sûres de l'académisme, ces hommes nouveaux couraient le danger de s'enfermer dans une sorte de tour d'ivoire artistique. En tant que compositeurs, ils semblaient assez contents de refuser tout contact avec le monde dans lequel ils vivaient. Vous ne trouverez pas — comme dans la poésie de Sandburg ou dans les romans de Dreiser ou de Frank Norris, si conscients de la cruelle réalité de l'Amérique industrielle — de peinture de l'époque dans la musique de Loeffler et de Griffes. Celle-ci tendait dangereusement à devenir un simple ajout à la dureté de la vie quotidienne, un pur exercice dans la vie culturelle. Ils aimaient le pittoresque, le poétique, l'exotique, les médiévalismes, les hindouismes, les chants grégoriens, les chinoiseries * [en français dans le texte (N.D.T.)]. Même les critiques d'alors soulignaient déjà la note « décadente » de leur musique.
              Malgré sa tendance fin-de-siècle * [en français dans le texte (N.D.T.)], Charles Griffes est un nom qui mérite d'être rappelé. Il représente un nouveau type de compositeur, qui contraste avec les gens de Boston. Griffes était un simple gars d'une petite ville, Elmira, dans l'État de New York. II ne connut jamais les personnes importantes du monde musical d'alors et ne réussit jamais à trouver un meilleur emploi que maître de musique dans une école privée pour garçons, près de Tarrytown, dans l'Etat de New York. Et pourtant il y a des pages de sa musique où nous pouvons reconnaître la présence d'une réelle inspiration du moment. Son œuvre est celle d'un être humain sensible, progressiste pour son temps, nettement lié aux impressionnistes et à Scriabine. Personne ne peut dire comment Griffes aurait évolué si sa carrière n'avait été interrompue par la mort, à l'âge de trente-six ans, en 1920. A nous qui venions après lui, il donna le sens de l'ouverture en composition, l'envie d'être entièrement éveillés aux tendances musicales les plus neuves et aux stimulus que peut engendrer un tel contact.
              Dans cette recherche des premiers compositeurs natifs d'intérêt sur la scène américaine, on rencontre le personnage sympathique d'Henry F. Gilbert. Son propos particulier était l'utilisation de matériaux nègres comme base de la composition sérieuse. Cette idée avait suscité un grand intérêt lors de l'arrivée en 1892 en Amérique du compositeur de Bohème, Antonin Dvorâk. En écrivant sa Symphonie du Nouveau Monde dans le Nouveau Monde et en employant un matériel qui évoquait fortement les Negro Spirituals, il avait éveillé chez plusieurs jeunes compositeurs américains le désir d'écrire une musique à la couleur locale, caractéristique d'une partie au moins de la scène américaine. Henry Gilbert était un musicien de Boston, mais avait peu en commun avec ses collègues de la Nouvelle Angleterre. Sa conviction profonde était qu'il valait mieux écrire de la musique selon son propre style, quelque modeste et restreint qu'il fût, plutôt que de composer de grandes œuvres selon un modèle étranger. Gilbert pensait avoir résolu le problème d'une expression indigène en citant des thèmes nègres ou créoles dans ses ouvertures et dans ses ballets. Ses œuvres sont suggestives d'un niveau primitif et pionnier, mais le fait est qu'il manquait d'une technique et d'une musicalité suffisantes pour èxprimer ses idéaux d'une façon significative.
              Après tout, que signifie utiliser un hymne ou un air de cow-boy dans une composition sérieuse ? Il n'y a rien d'intrinsèquement pur dans une mélodie d'origine populaire qui ne puisse être effectivement gâté par un environnement pauvre. Il ne faudrait jamais utiliser mécaniquement de tels matériaux. Seul un compositeur capable de s'identifier lui-même avec ces matériaux et d'en réexprimer dans ses propres termes l'émotion sous-jacente peut les exploiter avec succès. Un hymne représente un certain type de sentiment : clarté, simplicité, sincérité, droiture. C'est le reflet de telles qualités dans un environnement stylistiquement approprié, imaginatif et non-conventionnel, qui donne réalité et importance à l'emploi d'airs populaires, qui ne sont plus alors de simples citations. Ainsi, transcrire un air de cow-boy de façon à lui préserver ses qualités essentielles est la tâche d'un compositeur imaginatif, capable de saisir professionnellement le problème.
              En tout cas, dans les années vingt, nous étions peu influencés par les efforts de Henry Gilbert, car notre but était en réalité plus ambitieux. Notre intention n'était pas la citation d'un hymne ou d'un spiritual : nous voulions trouver une musique qui parlerait de choses universelles dans un langage et un rythme authentiquement américains. Nous voulions écrire une musique qui laisserait la musique populaire loin derrière — une musique dont la grandeur d'expression serait tout à fait représentative du pays que Whitman avait envisagé.
              Par une bizzarerie de l'histoire de la musique, l'homme qui écrivait une telle musique — une musique qui s'approchait tout près de nos besoins — était entièrement inconnu de nous. Je me demande parfois si l'histoire de la musique américaine aurait été différente si l'œuvre de Charles Ives avait été jouée à l'époque où il la composait - en gros entre les années 1900 et 1920. Peut-être que non, peut-être qu'il était trop en avance sur sa propre génération. Comme on sait, les jeunes compositeurs ne le découvrirent que dans les années trente. Plus le temps passe, plus la figure de Ives prend un caractère légendaire ; sa carrière de compositeur est en effet unique, non seulement en Amérique, mais aussi dans l'histoire de la musique en général.
              J'aimerais ici souligner non pas tant le côté mystique et transcendantal de sa nature — qui le rend très proche de personnes comme Thoreau et Emerson — mais plutôt l'élément de son langage musical qui rend compte du fait que l'aspect indigène ait pu faire partie intégrante de ce langage. Ce fait représente, me semble-t-il, un moment très important dans le dévelopement musical de notre pays.
              Ives s'intéressait toujours à la vie américaine typique de sa région. Il avait grandi à Danbury, dans le Connecticut, mais termina ses études à l'université de Yale, où il acquit son diplôme en 1898. Plus tard, il se rendit à New York où il travailla plusieurs années comme homme d'affaires prospère. On a l'impression que tout au long de sa vie il fut plongé dans ses origines américaines. Il était fasciné par les traits caractéristiques de la vie d'une petite ville de la Nouvelle Angleterre, le chœur de la petite église, la fête du Quatre Juillet, la fanfare des pompiers, les danses villageoises, une élection, l'Anniversaire de George Washington. On peut retrouver dans ses sonates et ses symphonies des références à tout ce genre de choses. Ives traite ces sujets d'une façon imaginative et non pas littérale. Ne pensez surtout pas qu'il était un simple provincial, avec un tour de main heureux pour l'incorporation dans ses nombreuses partitions de matériaux indigènes. Non, Ives était un intellectuel, et le plus impressionnant n'est pas son évocation d'un paysage local, mais la portée universelle et la largeur de son esprit musical.
              Toutefois, ce fut très difficile pour Ives d'obtenir une cohérence formelle avec un matériau musical si varié. II ne réussit pas entièrement dans cette tâche difficile. Au pire, sa musique est amorphe, ébouriffée, laissée au hasard — comme la musique d'un homme incapable d'organiser ses nombreuses et différentes pensées. L'idée de simultanéité d'impressions intrigua Ives toute sa vie. Il ne se remit jamais de l'excitation d'avoir entendu, enfant, trois fanfares de village jouer en même temps à différents coins de rue. Ives réussit partiellement à reproduire cette simultanéité d'effet et un critique qualifia plus tard cette solution de « perspective musicale ». Une de ses œuvres est un bon exemple de ce système. Elle est intitulée « Central Park in the Dark », datée de 1907 et, comme nombre d'œuvres de Ives, est fondée sur la transcription poétique d'une scène réaliste. Le compositeur imagina une méthode simple mais ingénieuse pour décrire cette scène, soulignant ainsi ce qui n'était en réalité qu'une intention musicale. Derrière un rideau de velours, il plaça un orchestre à cordes en sourdine pour représenter les sons de la nuit, et devant le rideau, il mit un ensemble à vents qui faisait les bruits de la ville. Le tout évoque Central Park la nuit. L'effet est presque celui d'un cubisme musical où la musique semble exister indépendemment sur différents niveaux. Cette soi-disant perspective musicale utilise le réalisme musical afin de créer un effet impressionniste.
La pleine dimension de Ives compositeur ne sera connue que lorsque nous aurons l'occasion de juger l'ensemble de son œuvre. Jusqu'à présent, seule une partie en a été déchiffrée et publiée. Mais quelle que soit l'impression qu'il laissera finalement, son exemple ne nous aidait pas du tout dans les années vingt, car notre connaissance de son œuvre était très superficielle — très peu en ayant été jouée.
Peu à peu, vers la fin des années vingt, notre quête d'ancêtres musicaux fut abandonnée ou oubliée, en partie je suppose parce que nous devînmes convaincus qu'il n'y en avait pas — que nous n'en avions pas. Nous étions livrés à nous-mêmes, et quelque chose de la jubilation d'être livré à soi-même accompagnait toute notre activité. Cette attitude indépendante était intensifiée par la résistance ouverte à l'encontre de la nouvelle musique, typique de la période d'après la Première Guerre mondiale. Une partie de cette opposition provenait de nos aînés — compositeurs conservateurs qui voyaient sans aucun doute en nous des parvenus bruyants, des porteurs d'idées dangereuses. L'amusement de la bataille contre les philistins musicaux, les stratégies, les conversions, les arguments incendiaires contre les critiques obtus expliquent en partie l'excitation particulière qui régnait alors. Les concerts de musique nouvelle étaient un jeu de roulette : qui pouvait dire si Acario Catapos du Chili, ou Josef Hauer de Vienne, ou Kaikhosru Sorabji d'Angleterre seraient les hommes du futur ? C'était un temps d'aventures — un temps où les ressources fraîches arrivaient à la musique et étaient testées par une armée de compositeurs à l'esprit en ébullition et pleins d'énergie.
              Il me semble parfois que les derniers à reconnaître un changement marqué de la scène musicale après les stimulantes années vingt furent les compositeurs. Ce changement fut apporté, bien entendu, par l'introduction des mass media dans le domaine de la musique. En premier vint le phonographe, puis la radio, puis le film sonore, puis l'enregistrement et la télévision. Les compositeurs furent lents à se rendre compte qu'ils étaient en face de changements révolutionnaires : ils n'étaient plus simplement en train d'écrire leur musique à l'intérieur d'un cadre industriel ; l'industrialisation elle-même était entrée dans le cadre de ce qui auparavant avait été notre vie musicale relativement restreinte. Une des questions cruciales de notre époque se posait : comment établir le contact avec ce public potentiel extraordinairement élargi sans sacrifier aucunement nos exigences musicales les plus hautes ?
Jacques Barzun a récemment appelé cette question le problème du nombre : « L'énorme accroissement du nombre des gens, du nombre des activités et des possibilités, des désirs et des satisfactions constitue le véritable fait nouveau ». Les compositeurs sont libres d'ignorer ce « véritable fait nouveau » s'ils le veulent : personne ne les force à prendre en considération ce nouveau public. Mais il serait absurde d'esquiver ce qui est essentiellement une situation nouvelle en musique : absurde parce que l'histoire de la musique nous apprend que si le public change, la musique change. Notre condition présente est très semblable à celle du domaine littéraire. Les lecteurs sont en général rapides à distinguer entre un best-seller par nature et un livre destiné à l'audience restreinte d'intellectuels. Entre ces deux extrêmes, il existe un ensemble considérable de littératures qui s'adressent au lecteur intelligent et aux intérêts les plus larges. Une telle situation ne pourrait-elle pas se développer en musique ? N'êtes-vous pas capables de nommer même maintenant quelques compositions best-sellers récentes ? Certes, la pièce complexe — la pièce « née difficilement » — est une manifestation musicale tout à fait familière. Mais c'est l'auditeur intelligent aux larges intérêts qui a aujourd'hui des goûts difficiles à définir. Les compositeurs devraient peut-être abandonner leurs vieilles habitudes de pensée et devenir plus conscients du public nouveau pour lequel ils écrivent.
              Dans le passé, lorsque j'ai proféré de tels conseils gratuits à ce sujet; j'ai souvent été mal interprété. Les compositeurs de musique abstruse pensaient qu'ils étaient attaqués et affirmaient que la complexité leur était naturelle - qu'ils étaient « nés comme ça », prétention que je n'ai jamais voulu contester. Je faisais simplement remarquer que certains modes d'expression peuvent ne pas remplir toute la gamme des implications post-tonales, et que certaines intentions expressives peuvent être réalisées de façon adéquate par une simple texture fondamentalement tonale. Telle que je la conçois, la musique née complexe n'est pas intrinsèquement meilleure ni pire que la musique née simple.
              D'autres ont pensé que mes propos justifiaient le fait qu'ils avaient atténué leurs idées dans le dessein de rendre leurs œuvres acceptables pour une consommation de masse. D'autres encore ont utilisé mes propres compositions pour prouver que j'établis une nette distinction entre celles écrites en un style « sévère » et celles écrites en un style « simple ». On tire parfois la conclusion que j'ai sciemment abandonné ma première manière dissonante pour populariser mon style — et l'on applaudit avec enthousiasme à ce fait ; alors que d'autres avec des convictions différentes sont persuadés que seul mon style soi-disant « sévère » est vraiment sérieux.
Dans mon propre esprit, il n'y a jamais eu une dichotomie aussi abrupte entre les différentes œuvres que j'ai écrites. Différentes intentions produisent différents types d'œuvres, c'est tout. La mécanisation récente des médias de la musique a fait ressortir des besoins fonctionnels, souvent en termes de grand public. Cette exigence provoquerait bien sûr des œuvres écrites dans un style plus simple, plus direct que celui qui était habituel pour les œuvres de musique absolue en concert. Mais elle n'a aucunement amoindri mon intérêt pour la composition d'œuvres en un langage qui ne serait accessible qu'à des auditeurs cultivés. Rétrospectivement, il me semble que ce que j'essayais dans mes œuvres plus simples était l'écriture d'une musique ne pouvant plaire à un large public qu'en partie. Elles me donnaient aussi l'occasion de tester un langage plus domestique, assez semblable dans l'intention à ce qui m'avait attiré de façon plus trépidante dans mes œuvres des années vingt influencées par le jazz. En d'autres termes, il ne s'agissait pas uniquement de fonctionnalisme musical, mais aussi de langage musical.
              Ce désir que j'avais de trouver un langage musical qui ne causerait pas de difficulté à mes auditeurs n'était peut-être rien d'autre qu'une recrudescence de mon ancien désir de créer des liens entre la musique et la vie autour de moi. Nos compositeurs sérieux n'ont pas particulièrement réussi à établir de tels liens. Oubliant leur entourage, ils vivent en communication constante avec les grandes œuvres, et il semble de rigueur * [en français dans le texte (N.D.T.)] qu'ils s'essayent à rivaliser avec celles-ci en écrivant à leur tour des œuvres d'un niveau équivalent. Ne vous méprenez pas sur ce que je dis. J'approuve entièrement le grand geste de ceux qui y réussissent. Ce qui me semble une perte de temps, c'est l'effort « majeur » de la part de nombreux compositeurs qui s'auto-illusionnent et pourraient mieux servir la communauté en écrivant une bonne pièce pour le big band de l'université. Les jeunes compositeurs sont particulièrement enclins à se duper eux-mêmes - à faire le grand geste en écrivant des œuvres ambitieuses, souvent dans un style rébarbatif, qui n'ont pas le moindre avenir : des imitations non réalistes et inutiles de modèles étrangers le plus souvent. Je n'espère guère, bien sûr, que ce bon conseil soit écouté par quelqu'un. Mais j'aime à penser que dans mes propres œuvres j'ai par exemple encouragé l'idée qu'un compositeur écrit dans des desseins différents et à partir de points de vue différents. II est satisfaisant de savoir que dans la composition de ballets comme Billy the Kid ou dans une musique de film comme Our Town et peut-être dans Lincoln Portrait j'ai pu exprimer, pour moi et pour d'autres, une sorte de naturel musical dont nous manquons cruellement dans les « grandes » œuvres.
              Dans une honnête appréciation de la position du compositeur américain dans notre société actuelle, on trouverait un grand nombre de raisons d'être fier, mais aussi un grand nombre de raisons de se plaindre. La pire des caractéristiques de la vie d'un compositeur est qu'il ne se sente pas faire partie intégrante de la communauté musicale. Le besoin profond de ses activités de compositeur n'existe pas ; il n'y a pas d'intérêt passionné pour chacune des œuvres lorsqu'elles sont écrites. (Je ne parle pas maintenant de ma propre expérience, mais de ma vision de la situation générale.) Lorsqu'un compositeur est joué, il est en général entouré d'un air de tiède approbation ; lorsqu'il n'est pas joué, personne ne demande à l'entendre. Les exécutions sont des événements rares ; le résultat est que peu de compositeurs peuvent espérer gagner leur vie en écrivant leur musique. Par conséquent, l'enseignement de la musique est leur ressource principale, et la composition musicale est réservée pour leur temps libre. Ce sont là les plaintes habituelles, éternelles peut-être, je le sais ; mais elles ne montrent guère de signes d'apaisement et dans l'ensemble font des compositeurs un groupe à la destinée malheureuse, avec les signes extérieurs de ce malheur qui vont de la rancœur ouverte à la frustration intime.
              Du bon côté des choses, il est encourageant qu'il y ait numériquement plus de compositeurs actifs que jamais. II existe un encouragement privé de la part de certaines fondations et de certains privés, on offre plus fréquemment des prix et des commandes. De temps en temps une station de radio, une compagnie de disque, montrent un regain d'intérêt. Les éditeurs semblent se réveiller, avec la volonté flatteuse de tabler sur l'avenir de compositeurs inconnus. Les critiques musicaux sont de façon générale plus larges d'esprit, davantage prêts à applaudir qu'il y a un quart de siècle. Et surtout, il semble y avoir un jaillissement continuel de nouveaux talents de toutes les parties des États-Unis. Ce qui augure favorablement de notre composition future.
              En dernière analyse, le compositeur doit rechercher sa satisfaction la plus vive dans le travail qu'il fait - dans l'acte créateur lui-même. A bien des égards, la création dans une communauté industrielle n'est guère différente de ce qu'elle a toujours été dans toute communauté. Après tout, qu'écris-je lorsque j'écris des notes ? J'écris un reflet d'états émotionnels : sentiments, perceptions, images, intuitions. Un état émotionnel, comme je l'entends, se compose de tout ce que nous sommes : notre passé, notre environnement, nos convictions. L'art précise et rend actuels ces états émotionnels fluides. Parce qu'il précise et parce qu'il rend actuel, l'art donne un sens à la condition humaine * [en français dans le texte (N.D.T.)]. S'il donne un sens, il a à coup sûr un but. Je dirais même qu'il a un but moral.
              L'un des premiers problèmes du compositeur dans une société industrielle comme celle des États Unis est de s'intégrer, de trouver une justification de la vie de l'art à l'intérieur de la vie qui l'entoure. Je dois croire en la bonté finale du monde et de la vie telle que je la vis pour pouvoir créer une œuvre d'art. Les émotions négatives ne peuvent produire l'art ; les émotions positives dénotent d'une émotion à propos de quelque chose. Je ne peux imaginer une œuvre d'art sans convictions implicites : et cela est aussi vrai pour la musique, le plus abstrait parmi les arts.
              C'est ce besoin d'une philosophie positive qui inspire quelques craintes dans le monde que nous connaissons. On ne peut faire de l'art à partir de la crainte et de la méfiance ; on ne peut en faire qu'à partir de convictions affirmatives. On n'obtient qu'en partie ce sens d'affirmation de son être intérieur ; pour le reste, il doit être continuellement réactivé par une atmosphère créatrice et positive dans la vie qui nous entoure. L'artiste doit se sentir confirmé et soutenu par sa communauté. En d'autres termes, l'art et la vie de l'art doivent dire quelque chose, au sens le plus profond, à l'homme de tous les jours. Si cela a lieu, les États-Unis auront atteint une maturité à laquelle chaque artiste sincère aura contribué.


Traduit de l'américain par Vincent Barras
in CONTRECHAMPS N°6 - Avril 1986