Du nombre dans la musique de Jean-Sébastien Bach



Philipp Charru, Christoph Theobald, L’esprit créateur dans la pensée musicale de Jean-Sébastien Bach, Pierre Mardaga, éditeur 2002 (pp à 269 à 286, extraits choisis)

La gématrie

L’étude de ce canon [nb : le triple canon à six voix représenté sur le portrait de Bach peint par Haussmann] a en effet permis au professeur Smend de démontrer que Bach pratiquait la transcription des lettres de l’alphabet en chiffres, suivant un procédé hérité de la Kabale et connu sous le nom de "gématrie", selon lequel A=1, B=2, C=3, etc., les lettres I et J, d’une part et U et V, d’autre part, étant représentées par un même nombre. À l’aide de cet alphabet numérique, il est facile de substituer des nombres aux lettres d’un mot ou d’un texte quelconque. Ainsi, par exemple, la valeur numérique deBach, B+A+C+H est-elle égale à 14 (2+1+3+8), celle de J+S+B+A+C+H à 41, chiffre qui est le rétrograde de 14, tandis que le nom complet JOHANN SEBASTIAN BACH égale 144+14 c’est-à-dire 158 (1+5+8=14 comme 1+4+4+1+4=14), les initiales que l’on trouve fréquemment comme signature, Joh.Seb.Bach valent 56+14, c’est-à-dire 70 (9+14+8+18+5+2+14), sans oublier la multiplication des lettres du nom de BxAxCxH qui égale 48 (2x1x3x8), chiffre représentant aussi la valeur numérique de "INRI" (9+13+17+9+8), l’abréviation latine de l’inscription mise par Pilate sur le bois de la croix : Jesus Nazarenus Rex Judaerum...! On voit ainsi comment, par ce moyen, le compositeur peut introduire certains "mots-clefs" ou certaines phrases dans sa musique et exprimer par là un sens, de manière occulte. [...]



Ex. : CREDO (3+17+5+4+14) = 43 (43 répétitions du mot dans le Credo de la Messe en si mineur)


La Numérologie à l’âge baroque

[...] Il reste que la culture baroque fut marquée, sans aucun doute, par une forte tradition mathématique qui, au-delà du Quadrivium du Moyen-Âge, plongeait ses racines chez les pythagoriciens et les néo-platoniciens. Un compositeur se devait de connaître cette tradition des nombres, aussi bien que la "rhétorique" ancienne et la théorie des "affects", l’une et l’autre visant à susciter l’adhésion de l’auditeur et à éveiller en lui certains états d’âme, selon l’idéal alors recherché d’un "discours musical". Bach participait de cette culture. [...]


Le versant pythagoricien

L’étude des liens que les nombres et rapport de nombres peuvent entretenir entre eux conduisit les pythagoriciens à découvrir différentes proportions ou "médiétés" remarquables. Il s’agissait pour eux de trouver un principe mathématique commun entre des termes différents. Parmi les dix médiétés qu’ils découvrirent, trois eurent un brillant avenir : la moyenne arithmétique, la moyenne géométrique et la moyenne harmonique.

Dans la moyenne arithmétique, chaque terme conséquent surpasse de la même quantité son antécédent. Exemples : 4, 6, 8 (4+2=6 ; 6+2=8...) ou encore 4, 8, 12 (4+4=8 ; 8+4=12...).

Dans la moyenne géométrique à trois termes, le premier est au second ce que le second est au troisième. Exemples : 4, 8, 16 (4x2=8 ; 8x2=16). Ou encore 4, 12, 36 (4x3=12, 12x3=36).

Dans la moyenne harmonique, le troisième terme est au premier, comme la différence du troisième et du second est à la différence du second et du premier. Boèce donne l’exemple suivant : 3, 4, 6 (6/3=(6-4)/(4-3)).

Le lien de ces médiétés avec la musique apparaît au dernier chapitre du De institutione arithmetica de Boèce. On y trouve en particulier une série croissante de quatre nombres aux propriétés remarquables : 6, 8,9 12. Ces quatre nombres représentent la matrice du système pythagoricien. On se souvient que Pythagore les avait découvert en pesant les fameux marteaux de la forge, dont l’agréable harmonie avait éveillé sa curiosité. Cette série offre en effet la proportion arithmétique entre 6, 9 et 12 (6+3=9 et 9+3=12) ; la proportion géométrique entre 12 et 8 et entre 9 et 6 (12/8 = 9/6) ; et, enfin, la proportion harmonique entre 6, 8 et 12 (12/6 = (12-8)/(8-6)).

Or on constate que ces quatre nombres donnent précisément les intervalles de l’octave 12/6 (soit 2/1), de la quinte 12/8 et 9/6 (soit 3/2), de la quarte 12/9 et 8/6 (soit 4/3), et du ton 9/8. On comprend alors que ces nombres 6, 8, 9, 12 aient été considérés comme les "nombres sonores" par excellence, puisqu’ils symbolisent les différente relations qu’on peut établir entre des entités mathématiques et des intervalles musicaux. Déjà qualifiée par Jamblique de "proportion musicale", elle fut considérée par Nicomaque de Gérase (80-130 ?) comme la "médiété la plus parfaite (...) la plus utile pour tout progrès dans la musique et dans la connaissance de la nature (...) [Elle] est harmonie au sens propre et véritable".

Ce détour par les sources serait pour nous de peu d’intérêt s’il n’éclairait le travail de Jean-Sébastien Bach. Il est en effet remarquable de constater que cette suite de nombres se trouve, entre autres, dans l’architecture des deux œuvres aussi emblématiques sur le plan de la science musicale que la Troisième Clavierübung et la Messe en si. Leur architecture, en effet, répondent l’une et l’autre aux mêmes proportions 6, 9, 12, nombres qui s’inscrivent dans la suite harmonique de Pythagore. La somme de ces trois chiffres donne un total de 27, soit 33. Les nombres sont donc ici utilisés pour leur capacité à engendrer un monde musical dont les proportions entretiennent un rapport analogique avec celles du cosmos. C’est ainsi que Bach honore l’héritage pythagoricien. [...]


Messe en si mineur

Missa
Kyrie
Gloria
Credo
Sanctus
Osanna / Benedictus / Osanna
Agnus / Dona nobis pacem

3
9
9
1
5 (3+2)
12
9
6

Missa tota 27 = 3^3


Le versant biblique

[...] Bach a en effet puisé dans la tradition biblique des nombres hautement symboliques. En restant à l’intérieur de cette tradition, on peut en rappeler certains qui sont plus fréquemment cités dans son œuvre et que l’on trouvera en note.
Ces chiffres symboliques, Bach les rencontrait quotidiennement dans les textes des Cantates, Passions, Motets ou chorals qu’il mettait en musique, tous ces textes étant imprégnés de culture biblique. À fréquenter l’œuvre du Cantor, on constate que certains de ces chiffres sont davantage utilisés : les chiffres 3, 4, 7 et 12 en particulier, ainsi que leur dérivé 6 (3x2), 8 (4x2), 9 (3x3), 21 (3x7), 27 (3^3), 144 (12x12) sont les plus fréquents. Leur traduction dans le langage musical a donc un fondement très précis, nullement ésotérique, et se comprend dans le cadre plus général du "figuralisme" baroque. Mais si la tradition pythagoricienne et quadriviale se recueille surtout sur le versant architectural de l’œuvre de Bach où se reflète la structure même de l’univers créé, la tradition biblique ouvre à la dimension historique. Elle offre des chiffres dont la symbolique peut évoquer tel ou tel mot du texte ou telle ou telle idée. [...]


Un, chiffre de la source unique de laquelle tout vient et vers laquelle tout converge. Unicité et unité de Dieu.

Deux, chiffre de la communion.

Trois, chiffre trinitaire qui, comme tel, joue avec le chiffre un. C’est le chiffre du ciel.

Quatre, chiffre de la totalité cosmique (quatre points cardinaux, quatre éléments, quatre fleuves au jardin de l’Eden [Gen 2, 10-14]. Dans cette ligne, on rencontre les quatre bras de la croix. Les quatre évangélistes sont symbolisés par les quatre animaux d’Ezechiel (Ez, 1,5), tandis que l’Apocalypse parle des "Quatre vivants" qui chantent jour et nuit le "Trisagion" (Ap 4,6).

Cinq, les auteurs du Moyen-Âge y voyaient les cinq sens de l’homme. C’est aussi le chiffre des plaies du Christ. Cinq est aussi le nombre des livres qui forment le Pentateuque.

Six est le premier nombre parfait", puisque le produit des trois premiers entiers naturels, ainsi que leur somme, égale "six" : 1x2x3 = 1+2+3 = 6. Nombre de l’achèvement, il est le "fondement de toute harmonie", et c’est parce qu’il est parfait, dit Saint Augustin, que Dieu a créé le ciel et la terre en six jours.

Sept, chiffre du sabat, jour saint par excellence. Chiffre de la perfection divisible en 3+4, il représente la totalité de l’espace et du temps. Dans l’Apocalypse, le chiffre sept désigne "Les sept Esprits de Dieu, en mission par toute la terre" (Ap 5,6). Les Évangélistes nous ont rapporté les sept paroles du Christ en croix. On parle aussi des Sept Psaumes de la Pénitence.

Huit est le chiffre du "Jour du Seigneur", jour de la Résurrection. Par là, on le comprend comme le chiffre de la renaissance du chrétien par le baptême (baptistère de forme octogonale). C’est aussi le chiffre des béatitudes évangéliques.

Neuf, chiffre de l’exaltation de la Trinité, c’est à dire 32.

Dix, chiffre du Décalogue (Ex 20).

Douze, chiffre des douze tribus d’Israël, s’applique symboliquement au Peuple de Dieu. L’Église repose sur les douze apôtres qui régiront les douze tribus de l’Israël nouveau (Mt 19, 28). La Jérusalem Céleste a douze portes, où sont gravés les noms des douze tribus d’Israël. Douze est aussi le chiffre du temps : douze signes du Zodiaque, douze mois de l’année, douze heures. Les douze étoiles qui couronnent la Femme (Ap 12, 1), symbole de l'humanité nouvelle, pourraient être une allusion aux douze constellations zodiacales.

Treize, chiffre de la faute et du malheur, lié à Judas qui fut le treizième assis à la table de la Cène et qui sortit au cours du repas pour aller livrer son maître.

Vingt-et-un, chiffre des Épîtres du Nouveau Testament : quatorze épîtres pauliniennes et sept épîtres "catholiques".

Vingt-quatre, chiffre des vieillards de l’Apocalypse de saint Jean (Ap 4,4) qui entourent le trône où siège l’Agneau et qui chantent le "cantique nouveau" (Ap 5,9).

Vingt-sept, le chiffre par excellence de la Trinité : 3^3.

Trente-trois, chiffre de l’âge de la mort du Christ. [...]