Bach - Messe en si mineur (dictionnaire des oeuvres vocales de Honegger)


Article extrait du Dictionnaire des oeuvres vocales de Honegger

MESSE EN SI MINEUR, de Johann Sébastian Bach (BWV 232 ; NBA II/l), pour sop., alto, ténor et basse soli, chœur à 5 voix, 3 trp., timb., cor de chasse, 2 fl., 3 htb., 2 htb. d’amour, 2 bassons, cordes et b.c. (Durée : 2 h environ.)
Les études récentes ont démontré que la Messe en si est bien une messe et non une compilation de 4 partitions séparées comme le soutenait Fr. Smend (1956). En revanche, l’histoire de sa composition continue de faire problème. Le Sanctus a été composé pour la liturgie de Noël à Leipzig en 1724 (cette partie du commun en latin était d’un usage habituel dans le culte protestant aux grandes fêtes). Près de deux ans plus tard, le 27 juil. 1733, Bach dédie à l’électeur de Saxe, roi de Pologne, une messe en sollicitant le titre de compositeur royal : c’était le Kyrie et le Gloria de la Messe en si. Tout le reste de la messe — Credo, Sanctus, Benedictus, Agnus Dei, « Dona nobis » — a été écrit par Bach à la fin de sa vie.
L’écriture est postérieure aux 18 chorals BWV 651/68 et même à L’Art de la fugue. C’est donc la dernière composition de Bach. Il est significatif que le musicien ait pris la peine de recopier le Sanctus de 1724 : il voulait démontrer qu’il s’agissait bien d’une œuvre, d’un testament musical. On peut aller plus loin : l’écriture tremblée, postérieure à celle de L’Art de la fugue, atteste que Bach a abandonné celle-ci — donc les problèmes intellectuels des possibilités du contrepoint —, pour composer la fugue à 5 voix qui ouvre le Credo (ce qu’il intitule Symbolum Nicenum) sur le thème emprunté au plain-chant, ce dernier représentant à ses yeux la plus ancienne musique destinée à la liturgie, voire la plus ancienne tout court.
On pourra lire dans l’article consacré à ses 4 Messes brèves la signification et l’importance du procédé de la parodie dans l’œuvre de Bach. On la retrouve dans la Messe en si : 10 numéros sur 25 sont des réemplois. Il en résulte que les compositions originales de la dernière année sont les n°12 et 13 (Credo), 15 (« Et incarnatus est »), 18 (« Et in Spiritum Sanctum »), 19 (« Confiteor unum baptisma ») et 23 (« Benedictus qui venit ») ; il est vrai que la manière dont l’Agnus Dei a été travaillé équivaut à une composition. Voici le tableau des parodies :

Gloria : « Gloria », de la cantate BWV 191, « Gloria in excelsis Deo », chœur n° 1 ; « Gratias agimus tibi », de lacantate BWV 29, « Wir danken dir Gott », chœur n° 2 ; « Qui tollis », de la cantate BWV 46, « Schauet doch und sehet », chœur n° 1 ; « Cum Sancto Spiritu », de la cantate BWV 191, « Gloria in excelsis Deo », chœur n°3.

Credo : « Patrem omnipotentem », de la cantate BWV 171, « Gott, wie dein Name », chœur n°1 ; « Et in unum Dominum», de la cantate BWV 213, « Lasst uns sorgen, lasst uns wachen » (Herkules auf dent Scheideweg), duo n°11 repris mais pas dans la forme d’une simple parodie ; « Crucifixus », de la cantate BWV 12, « Weinen, Klagen, Sorgen, Zagen », chœur n°1 ; « Et expecto », de la cantate BWV 120, « Gott, man lobet dich », chœur n°2.

Osanna : de la cantate BWV 215, « Preise dein Gluck gesegnetes Sachsen », chœur n°1.

Agnus Dei : de la « serenata » « Auf ! süss entzückende Gewalt » devenue par parodie l’air n°4 de la cantate BWV 11, « Lobet Gott in seinen Reichen » (oratorio de l’Ascension) ; « Dona nobis pacem » de la cantate BWV 29, « Wir danken dir Gott », chœur n°2 (voir ci-dessus Gloria).
Il faut y ajouter l’« Et resurrexit » du Credo qui offre toutes les caractéristiques du procédé, mais dont on n’a pas retrouvé le modèle : il s’agit probablement d’une des cantates perdues.

Pourquoi Bach a-t-il choisi la forme de l’ordinaire de la messe, traité en cantate napolitaine, pour son testament musical ? K. Geiringer a voulu y voir une manifestation d’une « sorte d’adoucissement, comme s’il se détournait de l’orthodoxie luthérienne militante pour aller vers une manière de penser plus œcuménique ». Cela paraît peu probable. Bach était lutherien convaincu, mais la société ecclésiastique visible, toute société ecclésiastique visible, a dû avoir moins d’importance à ses yeux que la communauté évangélique des premiers temps, antérieure aux divisions. C’est ainsi qu’on peut comprendre la sereine tendresse du duo des hautbois d’amour dans l’air n°18 : il y est question de l’action unifiante de l’Esprit d’amour et de la « sainte Église apostolique universelle » (traduction du grec « catholicam » dans le texte composé). Il est plus que vraisemblable que Bach a choisi la forme la plus antique à ses yeux pour y réaliser un chef-d’œuvre (au sens artisanal) qui soit en même temps une sorte de somme de résumé de l’histoire des techniques, tout en manifestant sa foi.

Une analyse détaillée de cette partition monumentale fait apparaître clairement cet inventaire des formes. Après le portique grandiose et homophone du chœur à 5 voix, le Kyrie enchaîne une fugue à 5 voix, un duo de sopranos avec les violons à l’unisson et la basse et une fugue à 4 voix sur le rythme ancien « alla brève ». Au premier chœur du Gloria avec 3 trompettes et timbales succède le « Laudamus te » pour soprano, violon, solo et cordes, un air, qui s’élance jusqu’au « jubilus » grégorien où la voix plane, solitaire, par-dessus la basse de l’orgue.
Le chœur à 4 voix du « Gratias » offre un canon double avec des raffinements rythmiques qui font songer à certaines œuvres du XXè siècle. Le duo pour sopranos avec flûte soliste et cordes du « Domine Deus » était une musique très neuve à l’époque : une grâce et une élégance très Louis XV.
Après la bouleversante imploration de la polyphonie à 5 voix du « Qui tollis », c’est l’air pour alto et hautbois d’amour soliste, « Qui sedes », confirmant l’identité fondamentale de la grande musique lyrique avec la vraie musique d’église : la Passion continuée dans l’Eucharistie est le drame des drames. Dans le « Quoniam tu solus », c’est un cor de chasse (version agrandie du cor naturel) qui donne la réplique à la voix de basse (= voix de Dieu) symbolisant peut-être la vaine poursuite de l’Inaccessible. Le chœur final « Cum Sancto » est symboliquement tripartite, deux sections homophones encadrent un fugato. On relève l’extraordinaire intervention de la trompette (mes. 25 et suiv.),


comme un pressentiment de style jazz, tout comme le pathétique relevant de l’esthétique des Italiens du XIXè siècle.

La fugue à 5 voix du premier choeur du Credo est construite sur le thème du Credo I du plain-chant (mode myxolydien) ; on y relève 43 répétions du mot “credo”, ce qui correspond à l’équivalence chiffrée des lettres de ce mot. Dans l’« Et in unum Dominum », « l’union mystique du Père et de son Fils est symbolisée par une imitation à l’unisson qui se transforme bientôt en canon à la quarte. » (K. Geiringer). Le caractère à la fois tendre et douloureux du chœur à 5 voix de l’Et incarnatus est rappelle que la Rédemption et la Croix sont dans la logique de l’amour divin dès l’Incarnation.
Les motifs chromatiques descendants exprimant la douleur marquent le « Crucifixus » et la paisible modulation en sol majeur des dernières mesures décrit la paix du tombeau.
Un chœur homophone et un orchestre haut en couleur (ré maj.) célèbrent en motifs ascendants l’« Et resurrexit » ainsi que l’ascension (« Et ascendit »). Le second avènement (« Et iterum »), annoncé par la voix de basse (Dieu), est acclamé par le chœur (« cujus regni non erit finis »). Après le quatuor entre la basse soliste, les hautbois d’amour et le continuo (« Et in spiritum sanctum »), c’est le canon à 5 voix du « Confiteor unum Tartisma « dans lequel Bach introduit symboliquement un « cantus firmus » de plain-chant sans que la marche du canon en soit affectée. Une brusque modulation de fa min. en ré maj. fait entrer le chœur « Et expecto resurrectionem » : la gloire « du siècle à venir », les morts rendus à la vie sans fin.
Dans le Sanctus, la jubilation de Noël rejoint le chant des anges dans la gloire éternelle (fugato sur « Pleni sunt »). Pour l’immense « Osanna », c’est un double chœur à 8 voix et le « Benedictus » un trio pour flûte, ténor et continuo. On est stupéfait de constater que l’air en sol min. pour l’alto s’adapte mieux au latin de l’Agnus Dei qu’au texte allemand original. Pour le « Dona nobis », Bach reprend la musique réutilisée (!) dans le « Gratias agimus » : priant, le musicien sait qu’il est exaucé, que la paix sera accordée si elle n’est pas la encore ; il achève sa partition, comme la liturgie eucharistique, en action de grâces.

Véritable somme, non seulement du style baroque à son apogée, mais encore de la polyphonie de Machault à Palestrina, de l’acuité spirituelle d’un Victoria comme des modes et teneurs antiques, avec des perspectives sur un avenir lointain, la Messe en si est un univers des formes et une somme spirituelle de la musique.

C. de Nys