Asie de l'Est (Christian Poché)



Cette région du globe se présente comme un véritable continent : les territoires quelle absorbe sont si vastes qu’il devient difficile, voire impossible, de connaître les musiques qui s’y pratiquent, plus particulièrement en Chine. Vraisemblablement aucune oreille ne les a engrangées. Citer a ce stade la Chine, c’est déjà souligner son importance historique et évoquer une continuité musicale que l’archéologie, comme la documentation écrite, non seulement confirme mais permet de suivre dans tous ses détails, de la Haute Antiquité jusqu’à nos jours.
Cet immense territoire comprend donc la Chine, la Corée (Nord et Sud), le Japon et Taiwan. Sur l’esprit de sa musique, mis entre parenthèses la proximité géographique unissant ces pays et les échanges historiques attestes a partir de la Chine, véritable force centrifuge, les experts hésitent à se prononcer. Le terme de mélodique est le plus usité pour le spécifier. Les musiques de l’Asie de l’Est relèveraient donc du mélodique et de leurs variations. Mais ce seul énoncé ne satisfait pas pleinement. Il y a une différence fondamentale entre la musique traditionnelle du Japon et celle de la Chine. Autant dans cette dernière le sens de la mélodie est lié à la recherche de timbres purs, allant jusqu’à la mise en valeur des harmoniques, autant au Japon qu’en Corée, mélodie s’arrime à un contour où se décèlent bruit et éléments parasites annexes (vibration consciente engendrant des microtons, souffle, etc.). Le son devient un conglomérat de phénomènes divers et ne correspond plus, dans ce cas, aux simples fréquences. Il suffit d’opposer le jeu de la flûte traversière chinoise dizi, basée sur le principe du mirliton, à la flûte droite japonaise shakuhachi, toutes deux faites en bambou, pour en mesurer l’écart. C’est sans doute la raison pour laquelle tant le Japon que la Corée ont réussi à s’imposer dans l’univers de la musique contemporaine occidentale : on a privilégié les effets sonores au détriment du contour mélodique. En revanche, si la Chine n’a pas réussi cette percée, c’est qu’elle a davantage misé sur la propriété timbrée du son et de ses intervalles. Et pourtant, à lire les textes d autrefois, tout est déjà contenu dans la pensée. Par conséquent, ce sens de la globalité sonore a bien dû exister aussi. Il y aurait donc eu, à ce niveau, une évolution nette dans la conception du sonore en Chine qui a pu, dans un passé lointain, aligner sa production et l’étendre à des phénomènes irrationnels ou au bruit, ne es considérant pas comme une fioriture ajoutée, mais comme partie intégrale du son. On le constate de nos jours dans quelques survivances comme, par exemple, certaines techniques de la cithare sur table qin : elles consistent en glissements de la main, par frottements sur les cordes ou la table d’harmonie. Tout ceci est nettement évoqué dans les tablatures de cet instrument. On le découvre aussi dans l’esthétique vocale du répertoire dénommé Nan kouan, réfugié à Taiwan, où la voix se rapproche pour beaucoup d’un nasillement sec. Il en va de même de la technique du récitatif de opéra chinois avec ses chutes brusques. Il est vrai que, dans l’Antiquité, les textes chinois faisant référence a la matière sonore, l’ont toujours exprimée sous l’aspect de huit vents. Ils détermineront les fameux huit timbres. Les vents développent l’acuité du son et la façonnent. Ainsi posée, cette conception admet un élargissement du sonore et tend à le manifester sous une extension, celle que lui assigne en outre le bruit.
Développement mélodique donc considérablement épuré en Chine, ne laissant subsister qu’un pur jeu d’intervalles et situation différente au Japon et dans la Corée où ce contour mélodique s’exprime abruptement avec moins de clarté. Il suscite une hétérophonie où la combinatoire de figures superposées l’emporte. Pour sa part, la Chine s’orienterait davantage dans les musiques savantes pour orchestre, vers une timide polyphonie, voire vers un embryon harmonique. De plus, il faut bien le reconnaître, la Chine a eu tendance à privilégier les voix aiguës (bien que dans le bouddhisme chinois les voix graves existent). Elle possède, enfin, une prédilection pour les percussions de métal (exemple de carillon de dix petits gongs yunluo). Ceci est moins évident en Corée ainsi qu’au Japon où les voix évoluent davantage dans le registre médian et lorsqu’elles montent dans l’aigu, elles le font avec un subterfuge qui rappelle le yodel. Quant aux percussions, ici, les membranophones prennent nettement le pas sur le métal.
Autre différence notoire distinguant la Chine des Han du Japon : la première est tournée vers la nature qu’elle transpose sur le plan poétique. Il suffit, à cet égard, de lire le titre des compositions musicales des recueils chinois pour s en convaincre. Les scènes des opéras chinois relèvent du réalisme, même si la part du rêve est importante, comme dans certains opéras kunqu. Au Japon, et également en Corée, la nature est perçue comme un élément à assimiler par abstraction. Elle achemine le musicien vers un jeu de pures formes. En Chine, le rythme s’appuyant en règle générale sur des mètres pairs l’emporte. On ne connaît pas, sauf très exceptionnellement, de formules impaires comme par exemple la Danse de la Lune à cinq temps de la minorité Ashi du Yunnan. La dynamique transforme cet art en une musique entraînante qui va toujours vers l’avant. Au Japon, le rythme est perçu comme un phénomène hiératique quitte à se dissoudre dans le répertoire du gagaku où les gestes mêmes des exécutants sont codifiés afin d’en accroître l’ampleur. On le ressent également en Corée dans l’ancienne musique de cour où la notion du temps, grâce à la liberté rythmique sous-jacente de l’interprétation, débouche sur une vision temporelle qui flotte et qui n’est plus réductible à des schèmes mesurables. L’une des pièces les plus typiques du répertoire de l’ancienne cour coréenne est la composition bien connue Sujech’on symbolisant le lever du soleil : elle se déroule dans une splendeur hiératique qui atteint au mysticisme.
Il existe assurément des points de convergence dans ce monde musical de l’Asie de l’Est, en dehors des systèmes musicaux et d’une organologie très voisine. C’est au niveau de la répartition du répertoire. Il a, ici ou là, suivi une évolution identique. La séparation du vocal et de l’instrumental est un phénomène si ancien qu’il a engendré des habitudes séculaires : celles de penser de manière autonome l’instrument et la voix. On se trouve, en effet, en face d’un répertoire qui les distingue et qui a accumulé pour chacun un corpus d’une grande richesse, test celui de l’opéra chinois, mondialement connu à travers son représentant le plus, illustre : l’Opéra de Pékin (Beijing). Il a permis de constater que cette formule, très popularisée, a élargi la discipline musicale pour lui adjoindre pantomime, acrobatie et chorégraphie. Cet opéra, plein de couleurs et de rythme, devient un centre nerveux où s’équilibrent les forces les plus disparates. L’opéra chinois, dans sa désignation présente et bien que déjà entrevue dans l’antiquité par des formules qui l’annoncent, apparaît sous la dynastie des Yuan (13ème – 14ème siècles). Il en est de même au Japon où, sous l’impulsion de Zeami (14ème siècle), un théâtre chanté naît : c’est le qui entraîne sa contrepartie comique les kyogen. Il sera complété, au 17ème siècle, par un genre différent, le kabuki, lui-même précédé par le théâtre de marionnettes bunraku.
Du côté de l’instrumental il en va parallèlement, sauf qu’ici le répertoire s’avère antérieur au théâtre chanté. Par ailleurs, si la Chine a définitivement perdu sa musique de cour, contrairement à la Corée et au Japon, elle a jeté son dévolu sur de petits ensembles instrumentaux. Ils ont tait connaître sa musique savante. Un fait s’avère des plus importants en Chine et marquera ce pays jusqu’à aujourd’hui : l’importance conférée a la musique de soliste et en particulier à un instrument qui résume tout le génie des Han : la cithare sur table qin. Autrefois, c’était un instrument de lettrés et, de nos jours, il reste celui des connaisseurs. Cet instrument, connu de Confucius en personne, avait la particularité d’être interprété pour soi, dans l’intimité, face à un paysage, afin de surmonter la solitude. Ce répertoire serait donc l’un des rares à ne pas s’adresser à un public et formerait ainsi un cas unique dans de la musique allant jusqu’à remettre en question sa portée. La littérature chinoise fourmille de textes concernant non seulement cet instrument, mais également l’état d’esprit qu’il faut posséder pour en jouer et, surtout, le lieu où il est possible de le faire. Les sinologues Robert van Gulik et, plus récemment, Georges Goormaghtigh ont traduit certains de ces poèmes et les ont publiés.
Les musiques savantes restent les mieux appréciées des musiques de l’Asie de l’Est. En ce qui concerne la musique populaire, ou rituelle, hormis au Japon ou elles sont connues et étudiées, des efforts ont été entrepris ces dernières années pour en élargir l’approche. Il existe aussi de très nombreuses musiques de minorités encore méconnues, surtout dans la partie méridionale de la Chine. A Taiwan leurs découvertes ont renouvelé la conception qu’on pouvait avoir des musiques de cette partie du monde.

© Texte de Christian POCHE, Ethnomusicologue.